Le reflet trouble de l’Italie dans le miroir de l’histoire

Avec Tous, sauf moi, Francesca Melandri signe un roman sublime, qui laisse entendre que naître d’un côté ou l’autre de la Méditerranée ne tient qu’à un fil… Elle parcourt un siècle d’histoire italienne, de la colonisation méconnue de l’Ethiopie à la crise des réfugiés, en passant par une coopération prétendument au « développement »

La colonisation italienne de l’Ethiopie a beau n’avoir duré que cinq ans, elle a été d’une rare cruauté et barbarie, d’autant plus qu’elle reposait sur l’idéologie fasciste. Les Italiens connaissent mal ce pan peu glorieux de leur histoire récente, embellie par la propagande mussolinienne des années 1930 qui rêvait de faire renaître l’empire romain pour amener la civilisation en Afrique ; et par les gouvernements républicains qui lui ont succédé, soucieux d’étendre un voile pudique sur un passé trouble dont les ramifications se font sentir encore aujourd’hui.

C’est notamment le cas d’Ilaria Profeti, le personnage principal de Tous, sauf moi, l’époustouflant roman de Francesca Melandri paru en français il y a trois ans.

Rome, 2010 : Ilaria, enseignante engagée qui habite dans le quartier multiculturel de l’Esquilin, trouve sur le pas de la porte Shimeta, un jeune Ethiopien qui affirme être le petit-fils de son père, autrement dit son neveu. Ilaria tombe des nues : son père, un notable respecté qui décédera deux ans plus tard, à l’âge canonique de 97 ans, a beau avoir eu une deuxième femme et un quatrième enfant – italiens – dont l’existence a été révélée sur le tard, personne ne savait qu’il cachait une troisième femme et un cinquième enfant en Ethiopie !  Son père étant dans un état de sénilité avancée, impossible de lui poser directement la question, si bien qu’Ilaria décide de fouiller elle-même dans le passé familial, parcourant ainsi près d’un siècle d’histoire.

Armes chimiques

En 1936, les troupes italiennes s’emparent d’Addis Abeba, après une guerre éclair contre celles de l’empereur Hailé Selassié où tous les moyens furent utilisés, y compris le gaz moutarde, une arme chimique déjà interdite par les Conventions de Genève. Elles entrent en Ethiopie depuis l’Erythrée, où la colonisation était beaucoup plus ancienne – elle dura de 1890 à 1941. La répression italienne envers les Ethiopiens fut terrible et le régime fasciste instaura un système d’apartheid basé sur les lois raciales promulguées par le Duce. Les soldats venus se battre pour la patrie – séduits par de subtils fantasmes exotiques qui se nourrissaient de leur frustration sexuelle – et les colons qui ne trouvaient au bout de leurs rêves que solitude et misère, n’eurent plus le droit d’épouser les femmes locales et encore moins de reconnaître les nombreux enfants métisses. C’est dans ce contexte qu’Abeba, la sublime femme du jeune Attilio Profeti – « chemise noire » (militant fasciste) à la belle gueule et au bol inouï – tomba enceinte. Le père ne connut ni ne reconnut jamais l’enfant, malgré les nombreuses lettres envoyées par la mère.

Italie complice des déplacements forcés de population

Sauf la fois où il vint en Ethiopie pour le sortir de prison, incognito. Après la débâcle des Italiens, chassés par les Anglais en 1941, Hailé Selassié remonta sur le trône, mais il en fut déchu à son tour en 1974 par le colonel Mengistu. A la tête du Derg, un régime marxiste-léniniste soutenu par l’URSS et l’Allemagne de l’Est, celui-ci lança un vaste programme de nationalisation et redistribution des terres et, très vite, il commença à réprimer brutalement ses opposants et à affamer les régions où l’opposition était la plus forte. Il décida alors, sous couvert d’action humanitaire et développement, de déplacer de force les populations vers de nouveaux villages, ce qui aurait causé quelques 100’000 morts selon certaines estimations.

La Coopération italienne, avec son bataillon d’ingénieurs, de techniciens et d’entrepreneurs, dirigea la construction de ces nouveaux villages en empochant au passage de juteux pots-de-vin car tout le matériel et les équipements étaient achetés en Italie. A l’occasion d’une mission de « coopération » Attilio Profeti put convaincre l’un des ministres éthiopiens les plus influents et craints de libérer son fils qui croupissait dans une prison du Derg.

Mengistu, la “terreur rouge”

Ce n’est qu’en 1996 qu’une obscure commission du Sénat italien se pencha sur ces années troubles de la coopération, sur ces fraudes, « prédations, gaspillages et bénéfices pour les entreprises italiennes, protégées et garanties par l’Etat au dépends du contribuable » et mises en œuvre par la Loi sur la coopération internationale voulue par Bettino Craxi.

Cette « coopération » apporta une caution et un financement aveugle au régime de Mengistu, accusé de génocide et crimes contre l’humanité pour la « terreur rouge » instaurée en 1977 – 1978, qui a fait 500’000 morts selon Amnesty International. A cela s’ajoute la guerre contre l’Erythrée, commencée en 1961 et qui s’acheva en 1991 par la séparation des deux pays – la même année où Mengistu, après la chute du bloc soviétique, perdit ses soutiens extérieurs et s’enfuit au Zimbabwe, où il vit toujours dans un exil doré. L’Erythrée, quant à elle, se sépara de l’Ethiopie en 1993, suite à un referendum.

Excuses à la Libye pour la période coloniale

Mais même après la fin de la dictature, l’Ethiopie ne fut jamais complètement en paix. En 2005 le régime du premier ministre Meles Zenawi réprima des manifestations dont faisait partie Shimeta, le jeune Ethiopien qu’Ilaria avait finalement laissé entrer dans sa maison et dans sa vie et qui affirmait avoir fui le pays après cet événement. Il lui raconte le voyage dantesque à travers le Sahara, les geôles infernales en Libye, la traversée de la Méditerranée sur un rafiot de fortune pour rejoindre l’Italie, où il espère pouvoir rester en vertu de ce fameux sang italien – le titre original du roman est Sangue giusto, le juste sang.

Son arrivée à Rome, en août 2010, coïncide avec un autre chapitre de l’histoire coloniale italienne : ce jour-là, Mouammar Kadhafi y était reçu par Silvio Berlusconi, qui s’était excusé pour la colonisation de la Libye (1911 – 1943) et voulait célébrer l’accord conclu entre les deux pays pour renvoyer les migrants vers Tripoli.

« Tous, sauf moi », se répétait Attilio Profeti dans les moments les plus périlleux de sa vie. Et cela a marché, sa bonne étoile légendaire lui a toujours porté chance : il n’a jamais été tué, a fait ce qu’on appelle une belle carrière, a été respecté de tous sans que personne ne se doute jamais de son passé de militant fasciste. Mais ses enfants mesureront à quel point le destin ne tient qu’à un fil : avoir le même père, mais une mère éthiopienne plutôt qu’italienne et la vie peut basculer dans l’horreur.


Une version de cette chronique a été publiée dans l’Echo magazine