L’intelligence en état de siège

On peut avoir différentes raisons de se lancer dans des études universitaires. Certains le font pour assouvir leurs passions dans un domaine et espérer trouver le métier de leurs rêves, celui qui leur mettait des étoiles dans les yeux étant petit enfant. D’autres le font par simple curiosité intellectuelle. Certains entreprennent courageusement des études pénibles dans l’espoir de trouver un emploi le plus rémunérateur possible. D’autres enfin, et ce sont peut-être les moins nombreux, souhaitent se lancer dans le chemin semé d’embuches mais ô combien passionnant de la recherche scientifique. La tâche du scientifique consiste à explorer, défricher et enfin découvrir. Tout cela dans le noble but de faire progresser le savoir et permettre au mieux à l’humanité de comprendre le monde et s’adapter à sa condition.

Cependant, le monde scientifique est entaché de plusieurs tares de nos jours et certains observateurs affirmeront même que la recherche traverse une crise profonde. L’objectif de cet article sera de permettre de pointer du doigt les errements du monde de la recherche pour mieux les combattre.

Au cours d’un débat, il est un argument d’autorité régulièrement asséné pour tenter de faire mouche auprès de son adversaire. C’est l’argument scientifique. Quasiment aucune discussion un tant soit peu accrochée et véhémente n’y échappe. Si on vous dit que la Science l’affirme, il n’y a pas lieu de discuter plus longtemps puisque « le consensus scientifique » a clos le débat. Et même qu’il serait malheureux de vouloir tenter une audace intellectuelle, auquel cas vous pourriez être affublé des pires qualificatifs et être mis au ban de la société tel un pestiféré, un de ceux qui refusent les Lumières.

Attention au sens des mots

Comme avec beaucoup de choses dans la vie, il est maladroit voire criminel pour l’intelligence de vouloir systématiquement désigner les choses au singulier. Il n’existe pas de Science avec un « S » majuscule. Il y a des sciences et des scientifiques, chacun travaillant dans son domaine de prédilection souvent spécialisé à l’extrême. (Nous reviendrons sur la question de l’hyperspécialisation dans la suite de l’article). Tous ces scientifiques ont évidemment besoin de collaborer entre eux pour faire avancer le savoir. Un géographe spécialisé en océanologie et plus exactement dans les courants marins océaniques aura besoin de connaissances pointues en physique et en chimie notamment, pour comprendre son sujet, et comme personne ne peut emmagasiner tout le savoir du monde, il devra faire appel à des physiciens et chimistes de formation qui partageront leurs savoir entre collègues scientifiques pour faire progresser l’humanité, dans l’idéal de manière désintéressée, vers le meilleur des mondes.

Le terme « consensus scientifique » qui est si souvent asséné lors d’un débat est, pour ainsi dire, un oxymore. Les consensus qui rassembleraient toute la communauté des scientifiques sont très rares voire inexistants, toutes sciences confondues. Toujours est-il que lorsqu’une idée devient dominante, c’est bien le devoir du scientifique de la remettre en question et de la remplacer par une nouvelle définition. Cela doit également être le but de celui-là même qui a contribué à établir le consensus actuel. Toute théorie doit être réfutable, c’est bien là un des fondements de toute méthode scientifique rigoureuse et s’il doit y avoir consensus dans le monde de la science, c’est bien sur la nécessité de la rigueur dans l’application d’une méthodologie quelle qu’elle soit.

A cet égard, une science sera évidemment basée sur des postulats, des axiomes, voire des actes de foi. Par exemple, les physiciens doivent bien se mettre d’accord sur la manière de calculer la force de gravitation. Même si l’on n’est peut-être pas convaincu de l’acuité réelle de cette équation, un consensus est nécessaire momentanément, puisque de cette équation découle tout un tas d’autres résultats. La grande différence est que dans ce cas le consensus est basé sur ce qui est avant tout un postulat de travail et non pas sur une conclusion que l’on affublerait d’un caractère définitif.

La science comme discipline visant à récolter le savoir ne date pas d’hier. L’observation de la nature constitue le fondement de toute démarche scientifique et cela depuis qu’existent des formes de vie dotées d’un cerveau suffisamment performant pour trier l’information, la synthétiser et l’utiliser. Jusqu’au XIXème siècle, la pratique de la science ne concernait qu’une poignée d’individus, environ 115 000 au XIXème siècle. Ces pionniers travaillaient de manière quasiment amateur, avec très peu de moyens. Mais c’est durant ces siècles que les plus grands génies émergèrent et que les progrès les plus significatifs furent faits.

Les sciences se sont vraiment démocratisées durant le XXème siècle. On compte aujourd’hui entre 6 et 7 millions de scientifiques professionnels dans le monde et le montant des dépenses annuelles en matière de recherche et développement (R&D) dépasse les 1 000 milliards de dollars. La recherche fondamentale quant à elle ne représente que 10 % de ce total. Nous voyons que la recherche scientifique et les scientifiques croissent quantitativement de manière considérable, et pourtant les études et découvertes véritablement impactantes se font de plus en plus rares. Quand on voit que durant les siècles passés si peu d’individus avec si peu de moyens ont tant accompli, cela laisse songeur. On peut tenter plusieurs explications à ce sujet : toute les grandes découvertes « faciles » ont déjà été faites puisque partant de rien ou pas grand-chose ; un déclin de l’intelligence et des génies ; un déclin du courage et une propension à se conformer à la doxa limitant l’innovation…

Trois problèmes majeurs

Le milieu de la science est traversé par trois phénomènes majeurs aux répercussions néfastes que nous allons développer : l’institutionnalisation, l’hypercompétition et l’hyperspécialisation.

L’institutionnalisation

Aujourd’hui, la recherche est devenue une véritable institution. Beaucoup d’argent y est investi chaque année et une quantité phénoménale d’études paraissent chaque jour dans des revues spécialisées. C’est devenu une industrie nécessitant des moyens considérables. C’est une évolution récente qui n’a commencé que timidement à partir du XIXème siècle. Avant cela, on ne faisait pas de « la recherche » à proprement parler. En tout cas, ce terme n’avait pas le sens d’une activité professionnelle en tant que telle et se suffisant à elle-même qu’il a pris aujourd’hui.

Nous avons assisté à une taylorisation du monde de la science. Son fonctionnement ressemble beaucoup à celui d’une entreprise commerciale dont les principaux pourvoyeurs sont les instances gouvernementales. Ce mode de fonctionnement est largement inspiré de ce qui s’est passé aux Etats-Unis en 1950 avec la création de la « National Science Foundation » (NSF) qui devînt, essentiellement pour des raisons militaires, le bailleur de fond principal des laboratoires aux Etats-Unis tout en orientant la recherche.

Un laboratoire est composé de différents profils de personnes. On y trouve principalement les laborantins, les doctorants et post-doc ainsi que les chercheurs permanents. Le travail de ces derniers consiste en fait davantage à chercher de l’argent et des fonds. Ils s’occupent également de la publication des papiers de recherche. Ce travail de gestionnaire est souvent mieux rémunéré que celui de chercheurs, ce qui peut généralement encourager les plus jeunes, sortant de leurs études, à bifurquer vers ces postes d’encadrement qui n’est plus vraiment de la recherche scientifique comme on l’a dit, mais bien davantage de la recherche de financement.

Justement, il est important de comprendre comment fonctionne le financement d’un laboratoire. Avant le tournant libéral vers 1979 dans le monde anglo-saxon, les financements accordés aux laboratoires l’étaient sous forme d’allocation par crédit. Cela consistait à allouer contractuellement un crédit aux laboratoires pour une certaine durée. Ces laboratoires pouvaient avec cet argent mener leurs recherches. Une évaluation avait ensuite lieu à la fin du temps de contrat, a posteriori, pour constater du sérieux et de la qualité du travail entrepris. Aucun système n’est parfait, cela dit ce mode de fonctionnement avait le mérite de laisser au plus grand nombre de chercheurs la possibilité d’entreprendre les travaux qu’ils souhaitaient et gagner de la visibilité.

Ce système a été remplacé dès le tournant libéral aux Etats-Unis et dès 2007 dans l’UE avec la création du « Conseil Européen de la Recherche ». Nous sommes passés d’un système d’allocation par crédit à un système d’allocation par projet. Les effets pervers auxquels cela mène peuvent être aisément imaginés. Entre autres, cela inverse le sens des priorités. Les chercheurs ne sont plus évalués sur ce qu’ils ont réellement découvert et produit, a posteriori, mais sur ce qu’ils promettent a priori de produire. Ceux qui font les bonnes promesses reçoivent l’argent et ceux qui ne rentrent pas dans les attentes des financeurs ne reçoivent rien.

Il sera donc réservé à certains d’occuper le haut du panier du monde de la recherche et de produire la doxa scientifique quand d’autres seront laissés impuissants. Le pilotage de la recherche se retrouve davantage entre les mains des agences de financement, bien souvent gouvernementales, et non plus dans les mains des chercheurs. La prise de risque et l’audace intellectuelle n’ont plus leur mot à dire dans un tel environnement.

L’hypercompétition

On se retrouve alors dans un environnement d’hypercompétition car de l’obtention de ces ressources découle la survie d’un chercheur et de son équipe. Il faut publier sans arrêt. « Publish or perish », comme disent les anglo-saxons. La lutte pour le débloquement de fond devient une priorité alors que ceci ne devrait certainement pas être un souci pour un laboratoire dans un environnement sain. La recherche de financement devient chronophage et nul doute que cela déteint sur la qualité des recherches : prise de risque minimum, plagiat et fraude, papiers insignifiants et résultats faux. La massification dans le monde de la science n’est pas synonyme de qualité, loin de là. Il ne faut pas confondre l’hypercompétition avec un environnement de compétition qui, lui, est sain puisqu’il stimule les idées neuves. Nous sommes actuellement enfermés dans un schéma totalement inverse où il est beaucoup plus rassurant de ne pas sortir des sentiers battus et de recycler ce qui a déjà été fait en se limitant d’en changer un peu la forme plutôt que de tenter de défricher des terres encore vierges de la science.

L’hyperspécialisation

En termes économiques, on pourrait parler de taylorisation du monde de la science. On parle d’hyperspécialisation lorsqu’une discipline grandit et se complexifie tellement qu’émergent des sous-disciplines autonomes toujours plus spécialisées et ainsi de suite, ceci potentiellement à l’infini. On se retrouve en bout de chaîne avec la figure macabre de l’expert qui connait tout sur le bout des doigts sur quasiment aucun sujet. Celui-ci s’enfermant dans une parcelle minuscule du savoir scientifique, n’en sortant que timidement. Comme avec l’hypercompétition et la compétition, la spécialisation, contrairement à l’hyperspécialisation, est quelque chose de sain et nécessaire en vue de circonscrire le champ de travail pour que celui-ci ne devienne pas tellement énorme que l’on s’y perdrait. Mais cette circonscription doit être la plus minime possible pour permettre aux scientifiques de communiquer entre eux et de se comprendre car, sans coopération, le savoir est voué à stagner. Les hyperspécialistes seront, quant à eux, autorisés à dire tout et n’importe quoi, n’ayant personne d’autre pour les contredire sur leur champ de spécialisation ultra restreint.

Le règne de la pseudo-science

Tout ce qui a été évoqué dans cet article aboutit à un certain nivellement vers le bas de la recherche scientifique. Les anglo-saxons parlent de « Junk science ». C’est l’épidémiologiste John Ioannidis qui dans un de ses articles « Why Most Published Research Findings Are False » nous mettait en garde en 2005 sur la qualité des papiers publiés. En cause, une difficulté à pouvoir reproduire les expériences mais également à une massification des données, pour la plupart insignifiantes, dans lesquelles il est de plus en plus difficile de faire du tri et de s’y retrouver.

Deux scientifiques canadiens, Funtowicz et Ravetz développèrent le concept de science post-normale. Pour le comprendre, il faut catégoriser le monde de la science en trois familles : les sciences dures (physique, mécanique…), les sciences appliquées (l’architecture…), l’expertise (par exemple un avion s’écrase, nous ferons alors appel à des spécialistes sur la question qui en définiront les causes). Ces catégories sont classées de manière croissante selon deux axes : « Complexité et incertitude » et « Enjeux et risque ». Les sciences dures en l’occurrence sont considérées comme les sciences les moins incertaines et complexes et en même temps où les risques et enjeux sont les moins élevés. Mais quand la complexité et l’incertitude et les enjeux et risque sont tels, nous entrons dans une quatrième catégorie, celui de la science post-normale.

En se basant sur le modèle de ces deux chercheurs canadiens, nous pouvons conclure qu’avec la science post-normale, typiquement le climat, nous sommes sur un terrain tellement difficile à appréhender, faisant entrer en jeu des myriades de paramètres, qu’il pourrait donner l’impression que l’esprit humain n’est tout simplement pas à la hauteur pour cerner cette complexité. Mais en même temps, les enjeux politiques et sociaux sont perçus comme importants, l’alarmisme et le catastrophisme sont donc à leur paroxysme. L’esprit scientifique et la rigueur laissent place à l’émotion et à de la spéculation ressemblant davantage à de l’art divinatoire. Emergent alors des spécialistes autoproclamés (plus assurément des affabulateurs), promus par des agences (inter)gouvernementales pourvoyeuses et orientant fortement la recherche dans une direction, pour nous assurer le salut et guider la masse vers des lendemains qui chantent.

Sadjan Islam

HEConomist

HEConomist est le journal en ligne des étudiant.e.s d'HEC Lausanne, tenu par une quinzaine de rédacteurs et de rédactrices de l'Université de Lausanne. Son équipe vous emmène dans les coulisses de l'UNIL afin de vous partager son regard et ses expériences au cœur de cet environnement et de son campus qu'elle connait si bien. https://hecononomist.ch