Ce dimanche 15 mai, la Suisse vote sur la “Lex Netflix”. Pour Darius Farman, co-directeur du foraus, la campagne s’est notamment cristallisée autour du bien-fondé d’un quota de 30 % de films européens sur les plateformes de streaming, mais sans jamais aborder une vérité qui dérange : ce débat a lieu six ans trop tard.
La fixation d’un quota de 30 % de films européens, une des mesures phares de la “Lex Netflix”, est en réalité une reprise “dynamique” du droit de l’UE qui ne dit pas son nom (vu la mauvaise presse de ce concept dans notre politique européenne, on peut imaginer pourquoi).
Si le Conseil fédéral s’est bien gardé d’évoquer ce détail délicat, dans la campagne comme dans la brochure officielle, d’autres ont judicieusement mis en lumière l’origine de ce quota : la directive européenne en matière de services de médias audiovisuels. L’alignement de la législation suisse avec cette directive s’explique aisément : il s’agit d’une condition sine qua non pour une éventuelle participation future de la Suisse au programme “Europe créative” de l’UE, d’intérêt pour l’industrie audiovisuelle suisse.
Le silence de la Suisse
Rétrospective : en 2015, l’UE a organisé une consultation publique en vue de la révision de la directive. Puis, la Commission européenne a lancé sa proposition législative en 2016. En 2018, l’Union a adopté la directive révisée avec application fixée pour 2020.
En 2017, l’Islande, le Liechtenstein et la Norvège – comme la Suisse, des Etats non membres de l’UE mais coopérant étroitement avec celle-ci – ont arrêté et communiqué leur position sur la révision de cette directive. En 2020, ils ont entrepris les démarches pour son application.
Et la Suisse ? Depuis son éviction du programme “Europe créative” en 2014 en raison du conflit lié à l’initiative contre l’immigration de masse, le Conseil fédéral est resté favorable à une réintégration et même un approfondissement de la participation suisse dans ce programme, au prix d’une reprise de la directive de l’UE. Pourtant, le gouvernement n’a pas thématisé la révision de cette directive en 2016-18, quand bien même il apparaissait très probable qu’il faille un jour reprendre ces règles – y compris le fameux quota.
Une campagne qui a raté sa cible
Aujourd’hui, le quota de 30 % est une donnée immuable du débat. On peut bien polémiquer contre son bien-fondé, ergoter sur le seuil, quelle importance puisque cette discussion a lieu six ans trop tard ? Sur ce point, le débat se réduit à un choix binaire : consentir à reprendre telle quelle la législation de l’UE pour participer au programme “Europe créative”, ou y renoncer. Or, ce débat-là a été inaudible.
Une erreur à ne plus répéter
Quelle que soit l’issue du scrutin le 15 mai, une leçon s’impose : il convient de débattre au moment opportun. Eût-on voulu questionner le bien-fondé d’un quota que cette discussion eût dû être menée en 2016, lors des négociations européennes sur la directive, par lesquelles la Suisse aurait dû se sentir concernée. En 2022, si le motif pour la reprise de ce quota est la perspective d’une association future à un programme européen, cet argument doit être présenté comme tel ; nos autorités doivent avoir le courage de la vérité.
Il est frappant de constater à quel point l’autre scrutin européen du 15 mai, le référendum sur Frontex, souffre du même problème de désynchronisation. Face à un choix à prendre ou à laisser, les citoyen·ne·s suisses ont raté l’occasion de débattre du fond entre 2015 et 2018, lors de la genèse de ce nouveau règlement européen que la Suisse savait avec certitude devoir reprendre, en vertu de son accord d’association à l’espace Schengen/Dublin.
A la source de ces défaillances, au moins un facteur est identifiable : un manque d’informations sur les propositions législatives de l’UE susceptibles d’être reprises par la Suisse. Ce déficit informationnel nuit à la qualité de notre démocratie, puisqu’il reporte le débat et la mobilisation politiques d’une phase à une autre ; de celle où la législation peut encore être influencée (même si cela est moins évident pour un Etat non membre de l’UE) à une autre, ultérieure, où ne subsiste plus qu’une décision binaire, reprendre ou rejeter, avec les conséquences que cela implique.
Un observatoire de la voie bilatérale comme possible solution
Pour pallier ce déficit à l’avenir, un “Observatoire de la voie bilatérale” pourrait être établi par l’Administration fédérale. Basé sur le modèle de l’Observatoire de la libre circulation des personnes, qui a fait ses preuves, cet organe serait chargé d’étudier et communiquer les derniers développements de la politique de l’UE et leur pertinence pour la voie bilatérale – sur la base des informations que recueillent déjà de nombreuses officines fédérales, à l’instar de la Mission suisse auprès de l’UE. Un tel dispositif pourrait contribuer à réduire les désynchronisations entre les débats transeuropéens et internes à la Suisse, et par là, améliorer la qualité de notre démocratie.
Léger problème : un tel dispositif risque de révéler au grand jour l’ampleur de la reprise du droit de l’UE par la Suisse. Or, dans le contexte actuel de politisation extrême de nos relations avec l’Union, qui est prêt à dévoiler cette hypocrisie de la politique suisse ? Et à qui cela profiterait-il ?
Darius Farman est co-directeur du foraus. Titulaire de deux Masters en sciences politiques et économiques de l’ETH Zurich et du Collège d’Europe, il a travaillé auparavant pour le Centre suisse des études sur la sécurité et le think tank économique Avenir Suisse. Membre du foraus depuis 2015, il est particulièrement intéressé par les enjeux associés à la construction européenne.