Le sida, apparu au début des années 80, allait bouleverser les expériences intimes et leurs représentations. La maladie n’a plus aujourd’hui, en apparence, la même actualité. Après deux décennies de luttes, l’apparition des tri-thérapies quelques années avant l’an 2000 fut comme un soulagement salutaire : la maladie était toujours là, mais on n’en mourrait plus. Les actions de prévention devenaient pédagogiques, perdant leur caractère d’urgence sanitaire impérieuse des années précédentes. Le militantisme trouvait d’autres voies.
Si la maladie resta pourtant un sujet récurrent, notamment au cinéma, depuis quelques mois le rétrovirus semble pourtant faire retour – et pas seulement parce que la prévention semble perdre son écho sur les jeunes générations. Il revient d’une façon inattendue, comme un biais possible et pertinent pour revenir sur l’histoire des années 80 et 90. Du film “120 battements par minute” à la nouvelle création de Christophe Honoré Les Idoles pour la rentrée de Vidy, l’histoire de la maladie relie deux questions : l’évolution des représentations de l’homosexualité et l’histoire de ces deux décennies qui furent comme oubliées par une sorte de brusque bascule dans un monde nouveau avec l’an 2000, l’avénement du tout-numérique et l’entrée dans une ère géo-stratégique différente avec les attentats du 11 septembre 2001. Le sida, par la reconfiguration des liens entre intimité, recherches médicales et actions publiques ou militantes qu’il a entrainé, résonne pourtant avec les débats socio-politiques actuels liés au genre et à la sexualité.
Le film de Robin Campillo, les ouvrages du chercheur lausannois Michaël Voegtli 1 ou Elisabeth Leibovici2, pour ne prendre que trois exemples récents, rapportent chacun à leur manière la reconfiguration des frontières entre l’intimité, le collectif et l’engagement qu’a nécessité la lutte contre la pandémie. Or nous sommes nombreux à l’avoir connu, chacun à notre façon et à notre échelle, dans ces mêmes années et pour les mêmes raisons. Après les années post-68 (dont l’héritage, il est vrai, fait lui aussi retour, comme en témoignait Le Temps cet été), le sida a marqué les adolescences et les désirs d’une, deux ou trois générations, et a hanté les découvertes, les ferveurs et les sensualités.
Il a marqué aussi la cause homosexuelle, tant la maladie a longtemps été rapportée à l’homosexualité – lorsque Michel Foucault meurt d’une maladie qui n’a pas encore de nom en 1984, on parle alors du “cancer gay”, bientôt des “populations à risques”, les “4H” pour Homosexuels, Hémophiles, Héroïnomanes et Haïtiens. Alors que l’identité gay venait à peine de gagner son droit à l’indifférence, l’apparition de la maladie participa à surexposer l’homosexualité, prise entre stigmatisation et compassion pour les malades.
Le virus marque donc aussi l’art. Par la mort précoce d’artistes de renom, puis par la place que prendra la maladie dans leurs œuvres – de La Maladie de la Mort de Duras à Mauvais sang de Leos Carax, puis, à mesure que la maladie est comprise, d’A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie d’Hervé Guibert aux Nuits fauves3 de Cyril Collard, par exemple, dans lesquels la maladie a pour ainsi dire le premier rôle; mais aussi certainement une forme de sensualité teintée de tragique, comme chez le dramaturge Bernard-Marie Koltès, ou de lyrisme contenu par l’écriture, à l’instar de Jean-Luc Lagarce, en tout cas “comme une forme de fatalité” dissolue dans les œuvres (Ch. Honoré dans Le Temps du 2.9.18).
C’est par ce biais que Christophe Honoré a choisi de conclure une trilogie consacrée aux représentations et récits de l’homosexualité, composée d’un roman (Ton père, Mercure de France, 2017), d’un film (Plaire, aimer et courir vite, 2018) et d’un spectacle de théâtre qui sera créé à Vidy dans quelques jours. En mettant en scène 6 artistes morts du sida qui ne sont pas forcément rencontrés et qui ont chacun bâti une œuvre, et vécu la maladie, de manière singulière, il parvient à rendre compte de la manière dont se sont tressées ensemble histoires intimes, culturelles et politiques. Le théâtre, où les acteurs sont les fantômes d’autres qu’eux-mêmes, devient avec lui le lieu d’une réparation, celle d’une transmission, d’une génération à une autre, volée par le sida.
Mais ce sont les résonances de ces vies avec les nôtres et avec notre actualité qui donnent son ampleur à ce projet. Si ces 6 artistes prennent la parole sur la scène, c’est plus de 20 ans après leur mort – d’ailleurs ils viennent aussi aux nouvelles, d’une certaine manière. Aux simplifications qu’entrainent parfois le débat public, cette création répond par une forme de récit adressé au présent – des échos intimes et affectueux, amoureux et déjà politiques, le contraire d’un panthéon exemplaire.
Plus tard dans la saison, Arthur Nauziciel présentera à Vidy en mars 2019 son adaptation de La Dame aux camélias de Alexandre Dumas fils, à travers laquelle il montre comment s’invente au mitan du XIXe siècle la marchandisation du corps féminin livré au désir masculin de la classe dominante à travers l’institutionnalisation de la prostitution. En mai 2019, le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier reviendra également avec une création en français répétée à Vidy autour du livre du sociologue Didier Eribon, Retour à Reims, chef-d’œuvre des sciences sociales qui rapproche lui aussi, d’une toute autre manière, question sociale et question sexuelle: il y analyse comment elles sont liées dans l’effritement du projet humaniste et réformiste et la dislocation des représentations de la classe ouvrière, renforçant ainsi les populismes. Dans ces trois créations, la sexualité est immédiatement liée à des questions politiques et questionne les représentations. Le théâtre apparaît alors comme un lieu qui vient interroger la fabrique sociale de celles-ci.
Le festival La Bâtie, sous l’impulsion de son nouveau directeur Claude Ratzé, a placé sa nouvelle édition sous le signe de la sensualité, avec notamment l’exemplaire travail sur les représentations de la sexualité de la chorégraphe Mette Invgarsten. L’Arsenic à Lausanne ouvre sa saison avec Apollon de la chorégraphe Florentina Holzinge, interrogeant l’aliénation du corps féminin en écho avec la chorégraphie de Balanchine de 1929. Les questions liées au genre, à la liberté sexuelle – et au respect de la liberté d’autrui – sont plus que jamais d’actualité, et l’art est un des lieux où peuvent se renouveler et s’interroger la fabrique sociale des représentations passées et présentes de la sexualité. Une rencontre à Vidy en marge de la création de Les Idoles, avec l’universitaire Sébastien Chauvin, sociologue et directeur du Centre d’études genre de l’UNIL, reviendra sur la reconfiguration de ces questions à l’époque du mariage pour tous et de #metoo (21.09, 18h).
1. Michaël Voegtli, Une cause modèle – la lutte contre le sida en Suisse (1982-2008), Antipodes, 2016
2. Elisabeth Leibovici, Ce que le sida m’a fait – Art et activisme à la fin du XXème siècle, Les Presses du Réel, 2017)
3. Les Nuits fauves de Cyril Collard est projeté à la Cinémathèque suisse dans le cadre du cycle de projections qui accompagne la création du spectacle : https://live.cinematheque.ch/