Heureuse Arabie ou les livres sacrés (Kamel Daoud et Jean-Luc Godard)

Kamel Daoud et Jean-Luc Godard étaient présents à Vidy ce mois, le premier pour une série de rencontres et la préfiguration de l’adaptation théâtrale de son roman “Meursault contre-enquête” par Nicolas Stemann ; le second pour l’accueil de son film « Le livre d’image ». Ce billet revient sur la façon dont les deux artistes chercher à « convertir les identités en solidarité » (Kamel Daoud) en engageant un dialogue à chaque fois renouvelé avec le passé et en réfléchissant ce qui lie les différentes composantes des questions qu’ils abordent – la représentation pour Godard, l’histoire algérienne et ses relations avec l’Europe pour Daoud.

Dans le 5et dernier chapitre de son film « Le livre d’image », Jean-Luc Godard esquisse une narration alors que les 4 précédents avaient été basés sur un montage disruptif et contradictoire. Intitulé « La région centrale[i] » et citant bientôt le titre d’un livre, « L’Arabie heureuse », récit d’aventures orientalistes et probable supercherie littéraire d’Alexandre Dumas fils[ii], il est pourtant inspiré d’un roman de l’auteur égyptien écrivant en français Albert Cossery paru en 1984. Dans « Une ambition dans le désert », Cossery raconte la situation d’un émirat du Golfe persique, Dofa, le seul dans lequel il n’y aurait pas de pétrole et qui vivrait dans la pauvreté après le départ dépité des Occidentaux. Samantar, libre sceptique fainéant et aristocrate, y vit en marge de la capitale, réfléchissant la pauvreté du pays comme le gage de la liberté de son peuple. Le Cheick local pourtant, malheureux de guider un si piètre peuple dont la vie humble réduit son pouvoir à peu de choses, fomente une façon de révolution – contre lui-même donc – à coup d’attentats contre des symboles du pouvoir, afin d’attirer l’attention de la « grande puissance impérialiste », de faire intervenir des troupes étrangères et d’apparaître ainsi comme le garant de la démocratie et de la lutte contre les forces de déstabilisation de l’ordre mondial. Son plan fonctionne presque jusqu’à ce que son propre fils, né d’un amour non assumé, ne meure dans une de ces attaques et que les enfants de Dofa, menés par le fou du quartier, ne déjouent patiemment ses ambitions. Dofa restera pauvre, heureuse et en paix.

Alors que le film de Godard était accueilli dans la Passerelle du Théâtre Vidy-Lausanne, l’écrivain et journaliste algérien Kamel Daoud était présent pour des rencontres[iii] et la préfiguration d’un spectacle à partir de son roman Meursault contre-enquête[iv]. Lors d’un débat à Vidy, il avait choisi de lire un texte inédit intitulé « Tous les livres sont sacrés[v] » (paru depuis). Entre « Le livre d’images » et les livres sacrés et pluriels, les résonances furent nombreuses.

Débat avec Kamel Daoud à Vidy le 12.11.18. La lecture de son texte “Tous les livres sont sacrés” débute à 2mn28.

Les 5 doigts et la main

Le film de Godard s’ouvre sur la métaphore de la main : les choses sont séparées – les 5 parties du monde, les 5 sens, comme les 5 doigts d’une main – mais forment un ensemble dont le modèle est la main. Cet ensemble est ce qui permet d’agir – « la vraie condition de l’homme, c’est de penser avec ses mains » entend-on alors que deux mains âgées manipulent une pellicule sur une table de montage. Agir se fait par la complémentarité. Kamel Daoud dira devant des gymnasiens qu’il rencontrait à Vidy : dans la vie, il n’y a qu’une porte d’entrée et qu’une porte de sortie, et qu’une seule planète – nous sommes dans une même salle fermée avec deux portes, et nous ne pouvons que faire ensemble.

Ce faire ensemblea sa politique. Cossery décrit les responsabilités partagées entre l’Occident et les pouvoirs en place au Moyen-Orient, dans la déstabilisation de cette « région centrale » (avec un prophétisme saisissant, le roman date de 1984). Dans son texte, comme dans ses romans et ses chroniques, Kamel Daoud renvoie autant l’Europe que les gouvernements du Sud à leurs silences et à leurs responsabilités. Il pointe comment ces derniers justifient leurs échecs et leurs immobilismes tantôt par les effets du passé colonial, tantôt par les inquiétudes devant le radicalisme religieux ; et ceux de l’Europe justifient leur repli sur soi par la peur devant la violence terroriste et l’immigration qui trouvent pourtant leurs racines dans ce même passé, mais dont la réalité historique des faits est passéee sous silence. Daoud appelle à une compréhension mutuelle et une prise de responsabilités des deux bords :

« La conscience intellectuelle et morale du Sud ne vaut pas plus que le procès qu’elle fait de la conscience occidentale face aux tragédies du monde. (…) Je rêve d’une éthique de la responsabilité qui ne soit pas conditionnée par le postcolonial, la jérémiade, le refus de lucidité, le confort, l’Orient ou l’Occident, une religion ou son contraire. Et il est si difficile de défendre cette position qui veut comprendre la peur de l’un et admettre le droit de vivre de l’autre. (…) Je plaide pour la responsabilité.[vi] »

Cossery/Godard et Daoud ne cesseront de rappeler combien les ambitions cachées et les hypocrisies nourrissent les antagonismes entre les cultures et encouragent la violence entre les peuples.

La semaine suivante, à Vidy, le spectacle H2-Hébron du collectif Winter Family faisait entendre les témoignages de ceux qui fréquentent un quartier stérilisé pour raisons de sécurité dans la ville palestinienne d’Hébron, autour du Tombeau des Patriarches / Mosquée d’Ibrahim et d’une colonie israélienne. Mis côte à côte, entremêlés, les témoignages des colons, palestiniens, soldats et humanitaires font entendre combien ils sont pris dans la même et infinie recherche d’un responsable à accuser et d’un passé à ériger en justification répétitive. Ils semblent condamnés à revivre une histoire dont ils peuvent sortir, comme des doigts qui ne pourraient que regarder en arrière, incapables de former ensemble une main tendue.

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Ce qui relie sépare

Godard ne garde du roman de Cossery qu’une trame ténue et rapide qu’il raconte alors que défilent des images d’Orient arabe, tirées de films divers et d’actualités plus ou moins brutales : une imagerie, un folklore d’Arabie dans lesquels se confondent les fantasmes occidentaux, qu’ils soient sensuels, paysagers ou violents – le Moyen-Orient vu d’Europe. C’est une nouvelle variation sur la méconnaissance, qui traverse le film de part en part, et du mensonge de la représentation, de la façon dont elle agit avec violence sur ceux qu’elle expose tout en gardant un inaltérable « calme intérieur[vii] »[viii]. Daoud, lui, voit dans l’orientalisme une tentative de rencontre, fut-elle « paisible, désordonnée ou limitée », et se rêve en « occidentaliste », pour « penser l’Occident, décortiquer mes fantasmes sur cette géographie, mes contradictions, mes désordres. Raconter mes voyages aux miens et confronter mes différences. » On pense aux couples qui apparaissent chez Godard, notamment dans « Le livre d’image » : l’intensité des rencontres y est évidente, mais ils ne parviennent ni à parler ensemble ni à ne pas se mentir ; leurs mensonges sont pourtant le témoin de leurs sentiments.

Mais le fil narratif de Cossery permet aussi à Godard sur un autre thème récurrent dans son cinéma : le pouvoir en tant qu’il corrompt le bonheur innocent des peuples. Le second chapitre, « Les soirées de St Pétersbourg », décrit le jeu des élites qui dissertent avec éloquence sur les guerres à venir, quand le troisième, « Ces fleurs entre les rails, dans le vent confus des voyages »[ix], fait du destin des peuples un voyage chaotique dans un train bondé qui file à vive allure. Mais c’est le quatrième, « L’esprit des lois », qui offre la clé de la suite. La loi ne parvient pas à recouvrir la violence première de la société, tant et si bien que la guerre peut sembler inéluctable : la justice prend le risque d’être une expiation collective méconnaissant la loi, les politiques manquent de connaissances quand ils instruisent les lois et le peuple les subit sans les comprendre – la description n’a rien de nouveau peut-être, mais les résonances avec l’actualité n’en sont pas moins virulentes.

D’autant qu’à cet endroit s’expose ce versant socio-politique de ce qu’il me semble être la vision tragique de Godard. Il décrit la loi comme ayant fini par se détacher de ce pourquoi elle a été instruite – contrer la violence et la guerre – et par n’avoir plus de sens pour ceux qui la pensent, l’appliquent et lui obéissent. A cela répond le penser avec les mains, qui peut aussi s’entendre comme la tentative de relier la pensée et l’action – redonner du sens à l’action et penser à partir des données concrètes de l’existence. Enfin, l’expérience du film lui-même, dont le montage est à la fois ce qui donne à chaque spectateur une place[x]– et à la fois ce même montage est toujours à la limite de ne pas faire sens, justement. Tragique appliqué : ce qui relie – la loi, la pensée, l’amour, le langage, l’art – est potentiellement aussi ce qui éloigne. Tragique que le film invite à subir ou à dépasser – il ne le fera pas à notre place.

Dans son texte, Daoud décrivait l’identité, ce terme si récurrent dans les discours et les médias aujourd’hui, comme à la fois ce qui relie et ce qui sépare : « Ce mot résume à la fois la nécessité d’être différent et de le préserver pour pouvoir enrichir chaque rencontre avec autrui, mais recèle aussi une trace d’égoïsme, de refus de l’Autre et d’unanimisme qui peut devenir radicale et suicidaire. L’identité est ce que je suis pour que je puisse le partager, mais c’est aussi ce que je suis quand je refuse les différences. Dans l’art, c’est ce que j’expose, mais dans la peur, c’est vers quoi je me replie. L’identité peut être un partage ou un intégrisme. Elle est donc ambiguë comme richesse. L’identité est un lieu de paradoxe. » Godard déplie ce paradoxe à l’ensemble des données de l’existence, jusque dans l’expérience même que propose le film.

Image de répétition de l’adaptation de “Meursault contre-enquête” par Nicolas Stemann (création mars 2020)

Convertir l’identité en solidarité

Godard et Daoud se placent ainsi, à mes yeux, dans l’entre-deux, entre le poids du passé et la peur de l’avenir, refusant de céder à l’un comme à l’autre. Sur ce seuil, le sens de ce qui arrive est comme tremblant, vibrant – le passé comme la peur ne venant plus simplifier par leurs anathèmes les lumières du présent. Ils font alors du présent une interrogation et un retournement pour en faire une tentative de compréhension – plutôt qu’une répétition aveugle ou inconsciente. Pendant un instant, c’est vrai, le sens échappe ; mais c’est ici un risque nécessaire pour s’approprier l’existence. Ces deux artistes me semblent, par leur œuvre, interroger la capacité de l’humain à donner du sens à ce qui lui arrive. Ce n’est plus alors un problème de discours ou de solution : savoir n’est pas comprendre, parler n’est pas dire. Les personnages de Daoud et les films de Godard placent à la limite de ne pas pouvoir dire, de ne pas pouvoir penser, d’être vidé ou au contraire saturé. Sur le seuil de la pensée, dans l’entre-deux vivant : c’est l’exercice même du spectateur et du lecteur, placés à leur tour sur le seuil de ce qui sort l’humain de l’animal, de son obéissance ou de sa solitude – tentant de mettre des mots et des images sur ce qui lui arrive. Dans « Le livre d’image », une voix dira : « l’homme est capable de connaître sa propre nature / si on la lui montre / et de la perdre quand on la lui dérobe ». Dans son dernier roman, « Zabor ou les psaumes », Daoud écrivait : « Le monde doit sa survie à la nécessité de sa description par quelqu’un. »

Il m’apparait que l’art, chez Daoud et Godard, prend dès lors une autre dimension. Il ne s’agit jamais d’arriver (ni de « sortir », moins encore de « s’en sortir », c’est tout le contraire) mais de poursuivre, de prolonger, en se tenant sur le seuil du présent. Le film de Godard est tout entier basé sur des images du passé plus ou moins récent, dont il offre une exposition nouvelle – le premier chapitre, « Remake », rappelle comment les images, comme l’histoire, bégayent, mais aussi comment l’art est le reflet d’une époque et lui survivra (autre sorte de remake, donc). L’écriture de Daoud est toute entière un dialogue entre l’art et le passé, que ce soit à travers Camus, Picasso ou les plus âgés du village[xi]. Mais ce rapport au passé qu’ils entretiennent tous les deux est un dialogue (on pourrait dire, avec les morts, ou entre les vivants et les morts) qui est le contraire d’une répétition et au contraire l’occasion d’une réinvention. Leurs descriptions invitent à penser comment traverser les paradoxes et transformer la réalité – cette réalité qu’ils ne transcrivent pas, qu’ils ne traduisent pas, mais qu’ils ébranlent au contraire. Daoud écrit : « La littérature aide à convertir l’identité ensolidaritéet ouvre l’humain à son inquiétante condition.[xii] » Et Godard termine son film : « Et si même rien ne devait être comme nous l’avions espéré / cela ne changerait rien à nos espérances / elles resteraient une utopie nécessaire / et le domaine des espérances serait plus vaste que de notre temps / de même que le passé était immuable / de même les espérances resteraient immuables ». Du passé non pas faire table rase, mais s’en emparer à travers le reflet qu’en offre l’art et en faire l’instrument d’une réalité nouvelle.

 

 


[i]Titre emprunté à Michael Snow : « La Région centrale » est un film que le réalisateur américain tourne en 1971 avec une caméra capable d’effectuer des mouvements dans toutes les directions, horizontalement, verticalement, latéralement et en spirale. Le film, dont Godard garde également quelques secondes, est composé des seuls mouvements de cette caméra dans tous les sens, dans un paysage désolé, sans aucun personnage. Snow explore l’expressivité de l’appareil lui-même. https://www.youtube.com/watch?v=Y7dKFr-O1pU

[ii]Sur la felix Arabia, voir aussi Bernard Franco, De l’Arabie heureuse au bonheur en Arabie, https://www.cairn.info/revue-de-litterature-comparee-2010-1-page-3.htm . La supercherie de Dumas fils rappelle à la fois la représentation ou la parole comme possible mensonge, évocation récurrente dans le film, et l’idéalisation du monde arabe par l’orientalisme occidental.

[iii]A l’invitation du Théâtre Vidy-Lausanneet de la Fondation Jan Michalski pour l’écriture et la littérature, et en partenariat avec Payot Libraire.

[iv]Dans une mise en scène de Nicolas Stemann, création Vidy mars 2020 : https://vidy.ch/contre-enquete

[v]Paru depuis sur Middle East Eye : https://www.middleeasteye.net/opinions/dit-tous-les-livres-sont-sacr-s-1508296758

[vi]Toutes les citations de Kamel Daoud sont tirées de « Tous les livres sont sacrés », lu à Vidy et publié depuis (voir note ci-dessus).

[vii]Citation d’Edward Said, Dans l’ombre de l’Occident: « la représentation, plus précisément l’acte de représenter (et donc de réduire) implique presque toujours une violence envers le sujet de la représentation; il y a un réel contraste entre la violence de l’acte de représenter et le calme intérieur de la représentation elle-même, l’image (verbale, visuelle ou autre) du sujet.»

[viii]… tant qu’elle prétend dire le vrai. Mais en tant qu’artifice et montage avoué, elle est au contraire un moyen de faire entrevoir une transformation possible de la réalité, peut-on croire suggéré finalement par le film.

[ix]Rainer-Maria Rilke, Le livre de la pauvreté et de la mort : Tu es pauvre comme les malades qui dans la nuit / se retournent sans cesse et sont presque heureux / et comme les fleurs entre les rails / si tristes dans le vent confus des voyages / et comme la main qui monte aux yeux pour cacher des larmes trop tristes…
https://blogs.mediapart.fr/pierre-ferron/blog/101217/nuit-hiver

[x]Le film n’est pas une conférence à apprendre ni un récit qui éloignerait un peu plus chacun de sa propre vie, mais au contraire l’occasion d’une reformulation de propres questions. Voir mon premier billet sur ce film : https://blogs.letemps.ch/eric-vautrin/2018/11/28/une-image-de-moins-godard-au-theatre/ 

[xi]Respectivement dans « Meursault contre-enquête », « Le peintre dévorant la femme » et « Zabor ou les psaumes ».

[xii]Je souligne.

Une image de moins (Godard au théâtre)

Lorsque Jean-Luc Godard a choisi La Passerelle du Théâtre Vidy-Lausanne comme lieu d’accueil de son film « Le livre d’image », il cherchait à prendre en considération les conditions de visionnage et d’écoute – le film comme un ensemble, non pas seulement de signes émis, mais de « signes parmi nous », un texte (Image et parole, sous-titre du film) et un contexte, une séance[i]. Deux des points d’intérêts principaux étaient de pouvoir voir des contrastes importants en montrant le film sur un téléviseur – les blancs y sont éclatants et les noirs vraiment noirs, alors que ceux-ci sont légèrement gris pour les images projetées sur un écran – et de détacher le son des images – un son conçu grâce à la technologie récente de la diffusion en 7.1 : séparer visiblementl’image du son et ajuster finement le 7.1 en fonction de l’audience n’étant pas possible dans l’environnement technique standardisé de la salle de cinéma.

A partir de là, le cinéaste a conçu un espace accueillant pour le film accueilli. Il est fait de tapis, de tableaux au mur et miroir, fauteuil et lustre de cuisine et un voile blanc en fond de scène sur lequel se détache une porte noire. Le téléviseur est posé sur une commode familiale, l’ampli sur une petite table orientale comme on en ramène de voyage ou on en achète chez l’antiquaire du coin. Il a fait du lieu de projection un espace ordinaire, composé d’éléments quotidiens (tapis, bout de moquette, fauteuil, lustre banal), de souvenirs (tableaux, affiche de film – L’Avventura…) et de technologie (écran plat immense, ampli, enceintes à vue, câbles au sol) : un environnement comme nos vies, entre éléments disparates revenus du passé récent, objets utiles à la vie quotidienne et appareils. Mais c’est aussi un espace de travail, là où il fabrique ce type de film : le cinéma, celui dont il va être question, se fait et se regarde chez soi aujourd’hui. Pour ce cinéma-là, transmu(t)é par la vidéo, l’industrie au service d’images saisissantes est peut-être moins pertinente que celle d’une prise en compte de la réception et de la transparence nouvelle du visionnage avec l’environnement immédiat et quotidien. Une transparence du cinéma avec la vie qui sera un des grands axes du Livre d’image lui-même.

Si la proposition à Vidy est inattendue, la question n’est pas nouvelle pour le cinéaste. Ses films sont tous des réflexions en acte sur le rapport de l’image avec le réel – ou plutôt sur le cinéma, c’est-à-dire images, paroles et sons, avec le réel tel que nous le ressentons, percevons et réfléchissons. Il n’a eu de cesse de nous renvoyer à ce que nous regardons dans ce que nous voyons, ce que nous écoutons dans ce que nous entendons. C’est notamment en cela que son cinéma reflète la vie, qu’il n’en est ni le document ni le remplaçant, mais là où se réfléchissent le regard et l’écoute, là où ils se disent et se montrent en tant que ce qu’ils sont. Regarder une belle femme nue décrite par son amant au début d’un de ses grands films romancés, Le Mépris, attise autant fascination et désir que nous renvoie notre regard sur elle : le film fait penser à ce que le regard fait.

C’est ainsi le véritable lieu de ce cinéma : images et paroles comme formes de pensée. Le film ne dé-signe pas, il n’ex-pose pas, il ne raconte pas (en tout cas pas autre chose que ce qu’il est, car il ne cesse de raconter ce que peuvent le regard et l’écoute, par contre), il procure : il est la cause ou l’occasion d’une réflexion, d’un acte de pensée, par procuration– car en effet, dans ce cas n’est pas le film qui pense, mais celui qui le regarde.

La situation particulière de cette présentation à Vidy – qui au passage ne sera présentée dans ces conditions qu’à Vidy – est à ce titre exemplaire par l’attention portée à l’accueil des spectateurs. Une attention qui ne veut pas dire une explication ou une facilitation : il ne s’agit pas de réduire pour autant l’œuvre au discours de l’idole ou du maître, situation à laquelle Godard ne cesse de s’échapper. La pensée est ici l’inverse d’une dictée ou une récitation, l’art un exercice différent de la science ou la conférence.

Mais plus avant, c’est dans l’esthétique même du film qu’il faut chercher la place du spectateur. Le livre d’imageest un film de montage, composé à partir de séquences disponibles dans la mémoire vive du cinéma ou de l’image animée en général, sans source unique. L’image y est colorisée, saturée, contrastée, déformée parfois en passant d’un format à un autre : elle est manipulée avec les outils que fournit aujourd’hui le format numérique, des outils qui se rappellent sans cesse au spectateur jusqu’à parfois faire douter que ce ne soit pas le matériel de diffusion qui se détraque[ii]. Ce faisant, l’image révèle deux opérations : d’un côté, elle rappelle sa matérialité artificielle, forme culturelle inventée qui ne recouvre le réel qu’à travers un artifice incertain (il n’y a pas de « vraies » couleurs ou de parfait « réalisme » technique) – elle n’est que la trace, le reflet de la vie, d’une époque, en aucun cas sa validation. Un metteur en scène français célèbre, François Tanguy, du Théâtre du Radeau au Mans, dit qu’il n’y a pas de ressemblancemais une rassemblancedes images. Une image rassemble, rapproche, relie, mais ne ressemble que très peu, comme un reflet dans l’eau. Par contre, dès qu’elle est soustraite à l’impératif d’attester – du réel ou d’un récit – l’image engage à penser, procure l’occasion d’un pensée nouvelle, brèche dans le continuum des impératifs quotidiens, tangente ouverte à une reformulation.

D’un autre côté, elle se rapproche de la peinture, art très présent dans le film, des chefs-d’œuvre classiques au pinceau qui étale des couleurs sur une toile. Ce faisant, elle entre en résonance avec un héritage pictural qui dépasse le XXe siècle, elle dit un artisanat aux règles de composition et aux sujets récurrents, elle dit l’image travaillée et choisie et non hasardeuse et périssable, l’image persistante et adressée et non l’image immédiate aussitôt oubliée. Aussi pixellisée et contemporaine soit-elle, l’image de Godard se rappelle être récurrences et mémoires historiques.

Voilà les images ouvertes sur un temps autre que le présent et libérées de la nécessité d’attester du réel ou d’un récit. Ces images sont alors montées par Godard ; d’abord entre elles, par tous les moyens possibles de la vidéo et avec le savoir-faire rythmique et chromatique de l’artisan : enchainement, incrustation, redoublement, désagrégation… Puis avec le son et la parole, qui n’est jamais le redoublement de l’image. Ici, le son fait voir ce que l’image masque et l’image fait entendre ce que la parole recèle. Sans se contredire, images et sons s’opposent sans cesse dans leurs références et leurs vitesses ; et le 7.1 accentue ces oppositions, plusieurs sons pouvant être opposés les uns aux autres, comme plusieurs voix en une ou au contraire de part et d’autre de l’espace des spectateurs.

Se faisant, Godard applique sa théorie du montage, qui n’est plus celle d’Eisenstein – qui voulait qu’une image suivie d’une autre image en crée une troisième, mentale[iii]. Chez Godard, le montage fait naître une troisième image absente, une image de moins. Ainsi peut-on dire que Godard monte par le négatif, en retirant des images. Ces images en moins sont précisément celles confiées aux spectateurs, le lieu de sa réflexion (qui peut s’entendre aussi comme étant le lieu où il se reflète) ou de sa pensée. Entre les deux éléments montés – images ou sons – n’apparait pas chez Godard une image mentale, mais une occasion de pensée, une pensée par procuration, ce qui est bien différent.

C’est ainsi que le film qui accueille, à Vidy, le spectateur pour une séance, devient à son tour accueilli par lui : l’hôte de l’un devient hôte à son tour. Le spectateur accueille le film en trouvant sa place dans ces espaces du montage ; non pour finir le film – ce n’est pas ici « le spectateur qui fait l’œuvre », comme le suggère la devise de Duchamp – mais pour le penser par procuration, ou penser avec lui, à son occasion. Les conditions d’accueil du film à Vidy sont ainsi le prolongement spatial de son esthétique et de son propos.

Car cette image de moinsest aussi une image manquante, et cela rejoint enfin l’une des méditations majeures de Godard sur la représentation, tout particulièrement dans ce film. Cette image manquante, donnée à penser au spectateur, est souvent celle de celui qui n’accède pas à l’image et à la parole[iv] : les « sans-noms », à la fois la victime et le peuple, figures centrales du film. Car l’image de la violence ne sera jamais l’image de l’humanité de la victime, l’image de l’oppression ne sera jamais celle de l’innocence des peuples, objets plus que sujets des pouvoirs comme des représentations.

A gauche, la première image du film. Puis St Jean-Baptiste de Leonard de Vinci, et Bécassine. Nous regardons le doigt, et non ce qu’il désigne.

Le film s’ouvre sur un doigt pointé vers le ciel. C’est celui de Saint Jean-Baptiste peint par Léonard de Vinci, dont le regard nous observe alors que sa main pointe en l’air. Mais c’est aussi celui de Bécassine. L’un et l’autre ne parlent pas, ils montrent. Nous regardons le doigt, et non ce qu’il désigne. Il manque l’image de ce que le Baptiste et la muette savent. Nous regardons le doigt, et non ce qu’il désigne. Ce qu’ils désignent, cette image absente, c’est sans doute aussi ce que nous explorons en nous dans le silence de notre réflexion par le film, ainsi que le suggère ses dernières paroles : malgré les déceptions, malgré les échecs et les désespoirs, l’humanité est à venir.

 

Je prolongerai bientôt cette réflexion sur le film de Jean-Luc Godard présenté à Vidy jusqu’à vendredi en en trouvant des échos dans les textes de Kamel Daoud, présent à Vidy au même moment.

Le Livre d’image de Jean-Luc Godard accueilli au Théâtre Vidy-Lausanne, jusqu’au vendredi 30 novembre.


[i]Le critique Serge Daney a décrit ce qu’il appelait les trois âges du cinéma : la séance, où le plaisir d’aller avec ses proches voir un film, et le cinéma des premiers temps qui était essentiellement une attraction ; le film qui invite à découvrir ce qui est caché, ce qui est derrière l’écran, où l’on va chercher adolescent ou jeune adulte à entrapercevoir ce qui nous échappe encore, comme les films classique hollywoodiens étaient basés sur ce qui pouvait surgir de derrière l’écran, derrière la porte (cette porte noire qui est au fond de l’installation de Godard à Vidy ?) ; et les films qui nous renvoient ce que nous sommes, nous retournant nos questions, comment nous allons les voir adultes et comme le cherchait la Nouvelle Vague.

[ii]Autre façon de rappeler sans cesse que nous assistons à une présentation, sans s’abandonner à la fascination.

[iii]Qui au demeurant est née au théâtre : Eisenstein était acteur pour Meyerhold, dont le théâtre constructiviste et visionnaire s’appuyait notamment sur ce qu’il nommait le grotesque – deux éléments contradictoires font naitre une chimère, un corps impossible qui apparait dans l’esprit du spectateur.

[iv]Ou qui y accède tellement que son image et sa parole sont brouillées par la rumeur perpétuelle : toujours sous-exposés ou sur-exposés, ce qui revient au même. Sur ce point, rappelons le beau texte de Georges Didi-Hubermann, Peuples exposés, peuples figurants, Minuit, 2012

 

Sexualité et sida au théâtre : retraverser l’histoire, changer les représentations

Le sida, apparu au début des années 80, allait bouleverser les expériences intimes et leurs représentations. La maladie n’a plus aujourd’hui, en apparence, la même actualité. Après deux décennies de luttes, l’apparition des tri-thérapies quelques années avant l’an 2000 fut comme un soulagement salutaire : la maladie était toujours là, mais on n’en mourrait plus. Les actions de prévention devenaient pédagogiques, perdant leur caractère d’urgence sanitaire impérieuse des années précédentes. Le militantisme trouvait d’autres voies.
Si la maladie resta pourtant un sujet récurrent, notamment au cinéma, depuis quelques mois le rétrovirus semble pourtant faire retour – et pas seulement parce que la prévention semble perdre son écho sur les jeunes générations. Il revient d’une façon inattendue, comme un biais possible et pertinent pour revenir sur l’histoire des années 80 et 90. Du film “120 battements par minute” à la nouvelle création de Christophe Honoré Les Idoles pour la rentrée de Vidy, l’histoire de la maladie relie deux questions : l’évolution des représentations de l’homosexualité et l’histoire de ces deux décennies qui furent comme oubliées par une sorte de brusque bascule dans un monde nouveau avec l’an 2000, l’avénement du tout-numérique et l’entrée dans une ère géo-stratégique différente avec les attentats du 11 septembre 2001. Le sida, par la reconfiguration des liens entre intimité, recherches médicales et actions publiques ou militantes qu’il a entrainé, résonne pourtant avec les débats socio-politiques actuels liés au genre et à la sexualité.

Le film de Robin Campillo, les ouvrages du chercheur lausannois Michaël Voegtli 1 ou Elisabeth Leibovici2, pour ne prendre que trois exemples récents, rapportent chacun à leur manière la reconfiguration des frontières entre l’intimité, le collectif et l’engagement qu’a nécessité la lutte contre la pandémie. Or nous sommes nombreux à l’avoir connu, chacun à notre façon et à notre échelle, dans ces mêmes années et pour les mêmes raisons. Après les années post-68 (dont l’héritage, il est vrai, fait lui aussi retour, comme en témoignait Le Temps cet été), le sida a marqué les adolescences et les désirs d’une, deux ou trois générations, et a hanté les découvertes, les ferveurs et les sensualités.
Il a marqué aussi la cause homosexuelle, tant la maladie a longtemps été rapportée à l’homosexualité – lorsque Michel Foucault meurt d’une maladie qui n’a pas encore de nom en 1984, on parle alors du “cancer gay”, bientôt des “populations à risques”, les “4H” pour Homosexuels, Hémophiles, Héroïnomanes et Haïtiens. Alors que l’identité gay venait à peine de gagner son droit à l’indifférence, l’apparition de la maladie participa à surexposer l’homosexualité, prise entre stigmatisation et compassion pour les malades.

Le virus marque donc aussi l’art. Par la mort précoce d’artistes de renom, puis par la place que prendra la maladie dans leurs œuvres – de La Maladie de la Mort de Duras à Mauvais sang de Leos Carax, puis, à mesure que la maladie est comprise, d’A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie d’Hervé Guibert aux Nuits fauves3 de Cyril Collard, par exemple, dans lesquels la maladie a pour ainsi dire le premier rôle; mais aussi certainement une forme de sensualité teintée de tragique, comme chez le dramaturge Bernard-Marie Koltès, ou de lyrisme contenu par l’écriture, à l’instar de Jean-Luc Lagarce, en tout cas “comme une forme de fatalité” dissolue dans les œuvres (Ch. Honoré dans Le Temps du 2.9.18).
C’est par ce biais que Christophe Honoré a choisi de conclure une trilogie consacrée aux représentations et récits de l’homosexualité, composée d’un roman (Ton père, Mercure de France, 2017), d’un film (Plaire, aimer et courir vite, 2018) et d’un spectacle de théâtre qui sera créé à Vidy dans quelques jours. En mettant en scène 6 artistes morts du sida qui ne sont pas forcément rencontrés et qui ont chacun bâti une œuvre, et vécu la maladie, de manière singulière, il parvient à rendre compte de la manière dont se sont tressées ensemble histoires intimes, culturelles et politiques. Le théâtre, où les acteurs sont les fantômes d’autres qu’eux-mêmes, devient avec lui le lieu d’une réparation, celle d’une transmission, d’une génération à une autre, volée par le sida.

Mais ce sont les résonances de ces vies avec les nôtres et avec notre actualité qui donnent son ampleur à ce projet. Si ces 6 artistes prennent la parole sur la scène, c’est plus de 20 ans après leur mort – d’ailleurs ils viennent aussi aux nouvelles, d’une certaine manière. Aux simplifications qu’entrainent parfois le débat public, cette création répond par une forme de récit adressé au présent – des échos intimes et affectueux, amoureux et déjà politiques, le contraire d’un panthéon exemplaire.

Plus tard dans la saison, Arthur Nauziciel présentera à Vidy en mars 2019 son adaptation de La Dame aux camélias de Alexandre Dumas fils, à travers laquelle il montre comment s’invente au mitan du XIXe siècle la marchandisation du corps féminin livré au désir masculin de la classe dominante à travers l’institutionnalisation de la prostitution. En mai 2019, le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier reviendra également avec une création en français répétée à Vidy autour du livre du sociologue Didier Eribon, Retour à Reims, chef-d’œuvre des sciences sociales qui rapproche lui aussi, d’une toute autre manière, question sociale et question sexuelle: il y analyse comment elles sont liées dans l’effritement du projet humaniste et réformiste et la dislocation des représentations de la classe ouvrière, renforçant ainsi les populismes. Dans ces trois créations, la sexualité est immédiatement liée à des questions politiques et questionne les représentations. Le théâtre apparaît alors comme un lieu qui vient interroger la fabrique sociale de celles-ci.

Le festival La Bâtie, sous l’impulsion de son nouveau directeur Claude Ratzé, a placé sa nouvelle édition sous le signe de la sensualité, avec notamment l’exemplaire travail sur les représentations de la sexualité de la chorégraphe Mette Invgarsten. L’Arsenic à Lausanne ouvre sa saison avec Apollon de la chorégraphe Florentina Holzinge, interrogeant l’aliénation du corps féminin en écho avec la chorégraphie de Balanchine de 1929. Les questions liées au genre, à la liberté sexuelle – et au respect de la liberté d’autrui – sont plus que jamais d’actualité, et l’art est un des lieux où peuvent se renouveler et s’interroger la fabrique sociale des représentations passées et présentes de la sexualité. Une rencontre à Vidy en marge de la création de Les Idoles, avec l’universitaire Sébastien Chauvin, sociologue et directeur du Centre d’études genre de l’UNIL, reviendra sur la reconfiguration de ces questions à l’époque du mariage pour tous et de #metoo (21.09, 18h).

 

1. Michaël Voegtli, Une cause modèle – la lutte contre le sida en Suisse (1982-2008), Antipodes, 2016
2. Elisabeth Leibovici, Ce que le sida m’a fait – Art et activisme à la fin du XXème siècle, Les Presses du Réel, 2017)
3. Les Nuits fauves de Cyril Collard est projeté à la Cinémathèque suisse dans le cadre du cycle de projections qui accompagne la création du spectacle : https://live.cinematheque.ch/