Une image de moins (Godard au théâtre)

Lorsque Jean-Luc Godard a choisi La Passerelle du Théâtre Vidy-Lausanne comme lieu d’accueil de son film « Le livre d’image », il cherchait à prendre en considération les conditions de visionnage et d’écoute – le film comme un ensemble, non pas seulement de signes émis, mais de « signes parmi nous », un texte (Image et parole, sous-titre du film) et un contexte, une séance[i]. Deux des points d’intérêts principaux étaient de pouvoir voir des contrastes importants en montrant le film sur un téléviseur – les blancs y sont éclatants et les noirs vraiment noirs, alors que ceux-ci sont légèrement gris pour les images projetées sur un écran – et de détacher le son des images – un son conçu grâce à la technologie récente de la diffusion en 7.1 : séparer visiblementl’image du son et ajuster finement le 7.1 en fonction de l’audience n’étant pas possible dans l’environnement technique standardisé de la salle de cinéma.

A partir de là, le cinéaste a conçu un espace accueillant pour le film accueilli. Il est fait de tapis, de tableaux au mur et miroir, fauteuil et lustre de cuisine et un voile blanc en fond de scène sur lequel se détache une porte noire. Le téléviseur est posé sur une commode familiale, l’ampli sur une petite table orientale comme on en ramène de voyage ou on en achète chez l’antiquaire du coin. Il a fait du lieu de projection un espace ordinaire, composé d’éléments quotidiens (tapis, bout de moquette, fauteuil, lustre banal), de souvenirs (tableaux, affiche de film – L’Avventura…) et de technologie (écran plat immense, ampli, enceintes à vue, câbles au sol) : un environnement comme nos vies, entre éléments disparates revenus du passé récent, objets utiles à la vie quotidienne et appareils. Mais c’est aussi un espace de travail, là où il fabrique ce type de film : le cinéma, celui dont il va être question, se fait et se regarde chez soi aujourd’hui. Pour ce cinéma-là, transmu(t)é par la vidéo, l’industrie au service d’images saisissantes est peut-être moins pertinente que celle d’une prise en compte de la réception et de la transparence nouvelle du visionnage avec l’environnement immédiat et quotidien. Une transparence du cinéma avec la vie qui sera un des grands axes du Livre d’image lui-même.

Si la proposition à Vidy est inattendue, la question n’est pas nouvelle pour le cinéaste. Ses films sont tous des réflexions en acte sur le rapport de l’image avec le réel – ou plutôt sur le cinéma, c’est-à-dire images, paroles et sons, avec le réel tel que nous le ressentons, percevons et réfléchissons. Il n’a eu de cesse de nous renvoyer à ce que nous regardons dans ce que nous voyons, ce que nous écoutons dans ce que nous entendons. C’est notamment en cela que son cinéma reflète la vie, qu’il n’en est ni le document ni le remplaçant, mais là où se réfléchissent le regard et l’écoute, là où ils se disent et se montrent en tant que ce qu’ils sont. Regarder une belle femme nue décrite par son amant au début d’un de ses grands films romancés, Le Mépris, attise autant fascination et désir que nous renvoie notre regard sur elle : le film fait penser à ce que le regard fait.

C’est ainsi le véritable lieu de ce cinéma : images et paroles comme formes de pensée. Le film ne dé-signe pas, il n’ex-pose pas, il ne raconte pas (en tout cas pas autre chose que ce qu’il est, car il ne cesse de raconter ce que peuvent le regard et l’écoute, par contre), il procure : il est la cause ou l’occasion d’une réflexion, d’un acte de pensée, par procuration– car en effet, dans ce cas n’est pas le film qui pense, mais celui qui le regarde.

La situation particulière de cette présentation à Vidy – qui au passage ne sera présentée dans ces conditions qu’à Vidy – est à ce titre exemplaire par l’attention portée à l’accueil des spectateurs. Une attention qui ne veut pas dire une explication ou une facilitation : il ne s’agit pas de réduire pour autant l’œuvre au discours de l’idole ou du maître, situation à laquelle Godard ne cesse de s’échapper. La pensée est ici l’inverse d’une dictée ou une récitation, l’art un exercice différent de la science ou la conférence.

Mais plus avant, c’est dans l’esthétique même du film qu’il faut chercher la place du spectateur. Le livre d’imageest un film de montage, composé à partir de séquences disponibles dans la mémoire vive du cinéma ou de l’image animée en général, sans source unique. L’image y est colorisée, saturée, contrastée, déformée parfois en passant d’un format à un autre : elle est manipulée avec les outils que fournit aujourd’hui le format numérique, des outils qui se rappellent sans cesse au spectateur jusqu’à parfois faire douter que ce ne soit pas le matériel de diffusion qui se détraque[ii]. Ce faisant, l’image révèle deux opérations : d’un côté, elle rappelle sa matérialité artificielle, forme culturelle inventée qui ne recouvre le réel qu’à travers un artifice incertain (il n’y a pas de « vraies » couleurs ou de parfait « réalisme » technique) – elle n’est que la trace, le reflet de la vie, d’une époque, en aucun cas sa validation. Un metteur en scène français célèbre, François Tanguy, du Théâtre du Radeau au Mans, dit qu’il n’y a pas de ressemblancemais une rassemblancedes images. Une image rassemble, rapproche, relie, mais ne ressemble que très peu, comme un reflet dans l’eau. Par contre, dès qu’elle est soustraite à l’impératif d’attester – du réel ou d’un récit – l’image engage à penser, procure l’occasion d’un pensée nouvelle, brèche dans le continuum des impératifs quotidiens, tangente ouverte à une reformulation.

D’un autre côté, elle se rapproche de la peinture, art très présent dans le film, des chefs-d’œuvre classiques au pinceau qui étale des couleurs sur une toile. Ce faisant, elle entre en résonance avec un héritage pictural qui dépasse le XXe siècle, elle dit un artisanat aux règles de composition et aux sujets récurrents, elle dit l’image travaillée et choisie et non hasardeuse et périssable, l’image persistante et adressée et non l’image immédiate aussitôt oubliée. Aussi pixellisée et contemporaine soit-elle, l’image de Godard se rappelle être récurrences et mémoires historiques.

Voilà les images ouvertes sur un temps autre que le présent et libérées de la nécessité d’attester du réel ou d’un récit. Ces images sont alors montées par Godard ; d’abord entre elles, par tous les moyens possibles de la vidéo et avec le savoir-faire rythmique et chromatique de l’artisan : enchainement, incrustation, redoublement, désagrégation… Puis avec le son et la parole, qui n’est jamais le redoublement de l’image. Ici, le son fait voir ce que l’image masque et l’image fait entendre ce que la parole recèle. Sans se contredire, images et sons s’opposent sans cesse dans leurs références et leurs vitesses ; et le 7.1 accentue ces oppositions, plusieurs sons pouvant être opposés les uns aux autres, comme plusieurs voix en une ou au contraire de part et d’autre de l’espace des spectateurs.

Se faisant, Godard applique sa théorie du montage, qui n’est plus celle d’Eisenstein – qui voulait qu’une image suivie d’une autre image en crée une troisième, mentale[iii]. Chez Godard, le montage fait naître une troisième image absente, une image de moins. Ainsi peut-on dire que Godard monte par le négatif, en retirant des images. Ces images en moins sont précisément celles confiées aux spectateurs, le lieu de sa réflexion (qui peut s’entendre aussi comme étant le lieu où il se reflète) ou de sa pensée. Entre les deux éléments montés – images ou sons – n’apparait pas chez Godard une image mentale, mais une occasion de pensée, une pensée par procuration, ce qui est bien différent.

C’est ainsi que le film qui accueille, à Vidy, le spectateur pour une séance, devient à son tour accueilli par lui : l’hôte de l’un devient hôte à son tour. Le spectateur accueille le film en trouvant sa place dans ces espaces du montage ; non pour finir le film – ce n’est pas ici « le spectateur qui fait l’œuvre », comme le suggère la devise de Duchamp – mais pour le penser par procuration, ou penser avec lui, à son occasion. Les conditions d’accueil du film à Vidy sont ainsi le prolongement spatial de son esthétique et de son propos.

Car cette image de moinsest aussi une image manquante, et cela rejoint enfin l’une des méditations majeures de Godard sur la représentation, tout particulièrement dans ce film. Cette image manquante, donnée à penser au spectateur, est souvent celle de celui qui n’accède pas à l’image et à la parole[iv] : les « sans-noms », à la fois la victime et le peuple, figures centrales du film. Car l’image de la violence ne sera jamais l’image de l’humanité de la victime, l’image de l’oppression ne sera jamais celle de l’innocence des peuples, objets plus que sujets des pouvoirs comme des représentations.

A gauche, la première image du film. Puis St Jean-Baptiste de Leonard de Vinci, et Bécassine. Nous regardons le doigt, et non ce qu’il désigne.

Le film s’ouvre sur un doigt pointé vers le ciel. C’est celui de Saint Jean-Baptiste peint par Léonard de Vinci, dont le regard nous observe alors que sa main pointe en l’air. Mais c’est aussi celui de Bécassine. L’un et l’autre ne parlent pas, ils montrent. Nous regardons le doigt, et non ce qu’il désigne. Il manque l’image de ce que le Baptiste et la muette savent. Nous regardons le doigt, et non ce qu’il désigne. Ce qu’ils désignent, cette image absente, c’est sans doute aussi ce que nous explorons en nous dans le silence de notre réflexion par le film, ainsi que le suggère ses dernières paroles : malgré les déceptions, malgré les échecs et les désespoirs, l’humanité est à venir.

 

Je prolongerai bientôt cette réflexion sur le film de Jean-Luc Godard présenté à Vidy jusqu’à vendredi en en trouvant des échos dans les textes de Kamel Daoud, présent à Vidy au même moment.

Le Livre d’image de Jean-Luc Godard accueilli au Théâtre Vidy-Lausanne, jusqu’au vendredi 30 novembre.


[i]Le critique Serge Daney a décrit ce qu’il appelait les trois âges du cinéma : la séance, où le plaisir d’aller avec ses proches voir un film, et le cinéma des premiers temps qui était essentiellement une attraction ; le film qui invite à découvrir ce qui est caché, ce qui est derrière l’écran, où l’on va chercher adolescent ou jeune adulte à entrapercevoir ce qui nous échappe encore, comme les films classique hollywoodiens étaient basés sur ce qui pouvait surgir de derrière l’écran, derrière la porte (cette porte noire qui est au fond de l’installation de Godard à Vidy ?) ; et les films qui nous renvoient ce que nous sommes, nous retournant nos questions, comment nous allons les voir adultes et comme le cherchait la Nouvelle Vague.

[ii]Autre façon de rappeler sans cesse que nous assistons à une présentation, sans s’abandonner à la fascination.

[iii]Qui au demeurant est née au théâtre : Eisenstein était acteur pour Meyerhold, dont le théâtre constructiviste et visionnaire s’appuyait notamment sur ce qu’il nommait le grotesque – deux éléments contradictoires font naitre une chimère, un corps impossible qui apparait dans l’esprit du spectateur.

[iv]Ou qui y accède tellement que son image et sa parole sont brouillées par la rumeur perpétuelle : toujours sous-exposés ou sur-exposés, ce qui revient au même. Sur ce point, rappelons le beau texte de Georges Didi-Hubermann, Peuples exposés, peuples figurants, Minuit, 2012

 

Eric Vautrin

Eric Vautrin est dramaturge du Théâtre Vidy-Lausanne. Ancien universitaire, il accompagne les artistes en création à Vidy et anime rencontres et débats autour des spectacles. Il vit à Lausanne.