De l’utilité et de l’utilisation de l’Histoire

Ne faut-il pas se poser la question de l’utilité et de l’utilisation de l’Histoire ?

Outre rester l’outil le plus apte à servir les commémorations, l’Histoire est avant tout un instrument permettant de mettre en lumière des problématiques, des évolutions dans le temps, des continuités et des ruptures. Elle est aussi un vecteur drainant dans son sillage des valeurs traditionnelles.

À l’heure du tout sécuritaire, des malversations financières, de la montée en puissance des conflits armés dans le monde, des prisons surpeuplées, d’une délinquance devenue ordinaire, de religions sans partage, de partages sans merci et de combats sans gloire, l’histoire devient un rempart, un recours susceptible d’être instrumentalisé en une arme passive dans une lente crispation de soi-disant valeurs nationales.

Aussi, la médiatisation de recherches et d’ouvrage basés sur des postulats scientifiques ou académiques mettant en lumière l’histoire régionale est de plus en plus fondamentale. L’histoire régionale, qu’elle soit cantonale ou plus largement romande, revêt une importance particulière pour un pays comme la Suisse formé d’une multitude de régions diverses, dotées de langues différentes et de passés distincts.

 

(Extrait du discours inaugural de la 14ème édition du « Forum valaisan des chercheurs Société, territoire, patrimoine », le 30 janvier 2015)

Les archives d’entreprise: contrainte ou patrimoine identitaire ?

Lorsque l’on entame un travail d’archivage pour un corps de documents hétérogènes dont le propriétaire ne s’est guère soucié pendant des décennies, l’opportunité est donnée de faire véritablement un acte de création. L’explorateur qu’est alors l’archiviste doit faire preuve à ce moment de multiples talents. Patient, communicateur, stratège, technicien, leader et conscient des réalités du propriétaire, il lui faut convaincre tout en entamant son travail de mise à plat des informations. Il lui faut avant tout tenir compte des enjeux de son employeur, de ses attentes qui se déclinent en termes d’efficacité, d’argent et d’efficience ainsi qu’en termes patrimoniaux, bien que cet aspect soit le plus souvent marginal.

Le producteur de documents recherche l’efficacité afin d’améliorer son fonctionnement et son rendement mais il est également tenu de conserver une masse de papier, qui lui semble parfois indistincte, pour des raisons légales ou d’usage. Selon la taille de l’entreprise, publique ou privée, le défi peut se révéler particulièrement complexe, le volume de documents à maîtriser étant énorme. C’est évidemment une problématique de stockage auquel l’archiviste est alors confronté tout autant que de localisation de l’information. Cependant, après avoir utilisé les outils archivistiques éprouvés et reconnus, l’archiviste parvient à un résultat sur lequel il doit communiquer. Gains de place et de temps générant des coûts à la baisse, identifications des informations recherchées par les collaborateurs de l’entreprise, simplification des procédures internes de gestion des documents, tout un florilège d’améliorations et de progrès qui constitue un atout fondamental dans la stratégie de l’information de n’importe quelle entité. C’est en cela que l’archiviste représente une valeur ajoutée pour l’entreprise qui entend conserver non seulement la maîtrise de ses flux d’information mais qui souhaite également protéger sa mémoire et son histoire.

La dimension patrimoniale s’éloigne bien évidemment du simple contexte opérationnel d’un quotidien bien huilé pour confiner à des questionnements éthiques, historiographiques et philosophiques. Pratiquement, il est presque inenvisageable de demander aux collaborateurs actifs à des niveaux opérationnels de se soucier de cet aspect, tant pour des raisons de temps et de cahier des charges que d’intérêt. Il faut dès lors se tourner vers les cadres et attirer leur attention sur ces questions en profitant du crédit et de la confiance obtenue grâce aux résultats du travail archivistique.

Logiquement plus sensibles à l’aspect patrimonial, certains dirigeants d’entreprise voient dans cette problématique un champ de références composant une part importante de l’image de marque de leur société, pour laquelle des efforts importants peuvent être consentis par le biais d’un marketing plus ou moins agressif. Que seraient la marque Cartier sans sa clientèle princière du XXème siècle, ou Ford dont chacun a pour représentation ces photographies mondialement connues de chaînes de montage des années 30?

D’autres sociétés préfèrent parfois oublier leur passé en détruisant massivement leurs archives afin de faire disparaître les témoignages d’implications gênantes. Malgré ces mesures que d’aucun jugerait immorales, l’histoire finit bien souvent par remonter à la surface. Ainsi, nul ne devait ignorer les activités de l’entreprise genevoise Tavaro qui avait livré à l’Allemagne nazie des fusées d’obus anti-aériens pour un montant de 52 millions de francs suisses. Plus d’un million de pièces vinrent équiper les S 30 de calibre 20 fabriqués par l’entreprise Thiel (1), une firme que la société allemande horlogère Ruhla allait reprendre à l’issue de la guerre, et qui allait, quelques années plus tard, équiper les appareils soviétiques Iliouchine. Rien d’illégal à ce commerce puisque la neutralité de la Suisse et l’interdiction d’exporter des armes ne concernait que le pays et non les entreprises privées. D’ailleurs, nombre de fabriques d’armement helvétiques approvisionnaient l’Allemagne depuis les années vingt, jouant un rôle important dans le réarmement de la Wehrmacht.

Certains acteurs économiques de premier plan comme BMW ou Hugo Boss jouèrent, quant à eux, à un jeu d’équilibriste, préférant faire amende honorable de leur passé en le reconnaissant, mieux en l’étalant en première page. Faute avouée…. L’historien indépendant allemand Joachim Scholtyseck allait ainsi mettre en lumière les implications du fondateur de BMW, Günther Quandt, qui, outre spolier des entrepreneurs juifs, avait utilisé des travailleurs forcés dans ses usines, plus de 50.000 déportés provenant de camps de concentration ou de prisonniers de guerre, qui œuvrèrent à l’effort de guerre nazi (2). Un second historien, Roman Köster, allait également dévoiler que le fondateur de la marque Hugo Boss, Ferdinand Hugo Boss, fournissait au parti national-socialiste les chemises brunes de la SA et à la Waffen-SS ses uniformes (3). Himmler avait demandé en 1932 qu’un nouvel uniforme noir soit confectionné. Hugo Boss allait en faire le design et la confection. Ces aveux, loin d’attirer l’opprobre sur ces entreprises, allaient au contraire servir leur image de marque et mettre en valeur des politiques de transparence et d’honnêteté intellectuelle. Un pari sur le patrimoine identitaire oscillant entre les contraintes du passé et le marketing commercial !

 

(1)   Benedict Frommel, L’usine Tavaro, Étude patrimoniale d’un ancien site industriel, t. 1, Genève, 2002.

(2)  Joachim Scholtyseck, L’ascension des Quandt, Munich, 2011

(3)  Roman Köster, Hugo Boss, 1924-1945: die Geschichte einer Kleiderfabrik zwischen Weimarer Republik und Drittem Reich, Munich, 2011.

Les tabous de l’histoire

Les années qui disparaissent tirent derrière elles le tombereau de l’oubli. Effet du temps qui passe, des mémoires qui s’étiolent, des gens qui meurent, l’oubli est parfois le bienvenu. Tout le monde semble en effet avoir un certain droit à l’oubli ! En d’autres occasions, cette mémoire disparue représente a contrario une perte regrettable, un dommage en cela que l’évènement ou le fait historique oublié implique des personnes, des communautés, des choix et une portée dans le temps sur des lieux ou sur des tracés de vie et de famille.

Les historiens, mais pas seulement, c’est également le cas d’un certain nombre de personnes qui s’interrogent sur le passé et ses répercussions sur notre société contemporaine, essayent d’expliquer les temps révolus en mettant en lumière certains aspects saillants du passé. Il s’agit là, bien évidemment, de décisions prises par les praticiens de l’histoire, scientifiques illustres ou médiateurs reconnus, choix dictés par des intérêts personnels et arbitraires ou par une mécanique fondée, pour reprendre les propos du professeur François Jequier, sur la logique de la commémoration. Ce peut être également des pistes de recherches s’inscrivant dans le cadre de champs d’études plus larges investis par des spécialistes sollicitant leurs pairs sur des problématiques spécifiques. De nombreux cas de figures existent évidemment pour expliquer les choix réalisés, mais il n’en demeure pas moins que certains aspects de l’histoire restent inconnus, car non-étudiés, non révélés !

Il s’agit donc, la plupart du temps, de découvertes à faire au gré du hasard ou de l’instinct des chercheurs. Ainsi, l’historien Sébastien Farré mettait en lumière il y a peu le nombre important de monuments aux morts sur le territoire helvétique commémorant des suisses, victimes de la guerre franco-allemande de 1870. Étonnant ! Tout aussi étonnant ce plan d’invasion de l’Italie du nord conçu par la Confédération helvétique durant la Première Guerre mondiale, que l’historien Maurizio Binaghi a sorti de tiroirs poussiéreux.

Mais, il s’avère que le voile d’oubli qui dissimule certains faits, en certaines occasions, résulte de choix déterminés, peut-être par crainte du politiquement incorrect. La Suisse a eu son lot de secrets révélés, comme celui des fonds en déshérence. Sort à présent également de l’oubli, grâce à quelques rares études, la question de la détention administrative. Ainsi la loi vaudoise de 1942 sur « les éléments dangereux pour la société », abrogée en 1971, fait-elle l’objet d’une attention particulière (1), tout comme les dispositions similaires en vigueur à Neuchâtel à la même époque. Mais qu’en était-il dans le Valais, à Genève, à Fribourg, dans les terres jurassiennes ou bernoises ? Peut-être faudra-t-il un jour briser d’autres tabous et évoquer des histoires dont nous ne soupçonnons pas encore l’existence ?

Quelles furent par exemple les mesures sanitaires prises par la Suisse lors de l’émigration de travailleurs italiens sur son territoire ?

Le sort des prisonniers allemands utilisés après la guerre pour la reconstruction de la France demeure largement méconnu du grand public, tout comme le nombre de morts dans leurs rangs au cours cette période. Quelle fut l’aide apportée en Suisse aux détenus allemands qui s’évadaient, fuyant les vengeances de Marianne ?

Le récit de ces mêmes prisonniers détenus dans des camps de prisonniers sur le sol américain reste également fort peu connu malgré l’ouvrage de Daniel Costelle « Prisonniers nazis en Amérique, 2012 », qui jette un regard sur cet épisode et qui nous révèle une histoire étonnante et surréaliste. Quel fut le rôle du CICR dans cette affaire, comme dans celle d’un autre dossier, autrement plus sensible, celui des camps de « collabos » détenus en France après la guerre ?

Quelques questions qui mériteraient peut-être des réponses, quand bien même ces objets d’étude sont marqués par la flétrissure d’une damnatio memoriae que l’on peut sans doute comprendre mais que l’on ne peut scientifiquement pas admettre.

 

 

(1)          Yves Collaud, « Protéger le peuple » du canton de Vaud, histoire de la commission cantonale d’internement administratif (1935-1942), mémoire de licence sous la direction de Nelly Valsangiacomo avec la collaboration du Docteur Thierry Delessert, Lausanne : Faculté des Lettres, 2013.

L’instrumentalisation de la peur

Le 20 octobre dernier, le conseiller national UDC Christoph Mörgeli évoquait l’idée d’interdire aux requérants d'asile et aux réfugiés l’entrée en Suisse, afin de "protéger la population" d'une  propagation du virus Ebola [1].

Une position qui n’est pas sans rappeler celle du Conseiller fédéral von Steiger durant la dernière guerre mondiale. En 1942, année qui vit l’application de la « solution finale » par l’Allemagne nazie, année du premier convoi à destination du camp de concentration d’Auschwitz, de la Rafle du Vélodrome d’Hiver, de la déportation de 300’000 Juifs du ghetto de Varsovie vers les camps de Belsec et de Treblinka, de la bataille de Stalingrad, le Conseil fédéral décrétait la fermeture des frontières en refusant aux migrants juifs le statut de réfugiés politiques. L’un des arguments mit alors en avant par les autorités fédérales, et plus particulièrement par Éduard von Steiger, fut le danger de propagation de maladies contagieuses susceptibles d’être portées par des populations indigentes. Le souvenir de la grippe espagnole de 1918 qui avait tué plus de personnes en quelques mois que la Première Guerre mondiale restait encore vivace dans les esprits. Ce d’autant plus que cet épisode sombre était rappelé périodiquement par la presse qui rapportait les foyers d’épidémie en Europe et dans le monde.

Ainsi, la Gazette de Lausanne écrivait dans ses colonnes, en 1933, que le typhus avait tué quelques 12'000 personnes en Sibérie, suivi quelques mois plus tard par une épidémie de peste bubonique en Mandchourie emportant 600 personnes. En février 1935, ce journal indiquait que la grippe avait causé la mort d’une centaine de personnes à Saragosse. En janvier 1937, la presse allait revenir sur la grippe, signalant que les foyers principaux se trouvaient en Allemagne, en Angleterre, au Danemark et aux Pays-Bas, précisant par ailleurs que le Reich avait enregistré plus de 500 morts. En 1938, c’est à nouveau d’une épidémie de typhus dont il est question, qui se développe alors en Angleterre.

La crainte de la contagion était ainsi une réalité dans la Suisse des années 40. Au sein même du Conseil des États, certains parlementaires s’étaient inquiétés de la situation sanitaire de la Confédération, notamment eu égard au rationnement alimentaire de la population et des épidémies qui pouvaient en découler. Une peur qui allait être instrumentalisée dans le cadre de la politique menée sur la problématique des réfugiés et qui céda le pas à la morale, du moins au politiquement correct, lorsque le sort réservé dans les camps de concentration aux populations juives d’Europe fut dévoilé au grand public.

Si les mesures sanitaires à l’entrée de la Suisse étaient, à cette époque, quelque peu rudimentaires, les progrès de la médecine au cours de ces 70 dernières années devraient permettre aux promoteurs de l’idée d’une nouvelle fermeture du pays, d’imaginer la possibilité d’un dépistage des symptômes d’Ébola et d’un contrôle médical renforcé pour les requérants d'asile et les réfugiés, contrôle médical qui au demeurant existe déjà. Un contrôle, s’il nous faut être logique, qui pourrait être également appliqué à l’ensemble des personnes en provenance des pays touchés par le fléau.

 

[1] « L’UDC évoque une suspension de l’asile pour contrer Ebola » in RTS Info, 20.10.2014.

 

 

 

Propagande

Il est intéressant de constater que plusieurs films, au cours de ces dernières années proposent une vision de l’Allemagne, durant la Deuxième Guerre mondiale, décalée par rapport au film de guerre standard.
 
Ainsi Napola, de 2004, nous plonge dans les écoles d’élite du IIIème Reich, expliquant la froide mécanique du fonctionnement de l’endoctrinement et le rejet de ce dernier par des jeunes opposés à l’inhumanité des principes inculqués. 
 
La superproduction Walkyrie, de 2008, évoque avec une précision horlogère la tentative d’assassinat du comte Claus von Stauffenberg contre Hitler dans son bunker de Prusse orientale en juillet 1944, et met en lumière la résistance allemande contre le régime. Une histoire qui reflète la mouvance antinazie qui agitait alors une partie des cercles aristocratiques germaniques et dont certains groupuscules comme le Cercle de Kreisau ou le Schomberger Kreis de Munich furent des fers de lance. 
 
Into the white, de 2012, met en image l’histoire de cinq pilotes anglais et allemands, abattus dans le ciel de Norvège et isolés dans une solitude de glace les forçant à collaborer ensemble pour survivre, et à raconter leur histoire respective. Un choc de culture les menant inexorablement sur le chemin de l’amitié. 
 
La Voleuse de livres, de 2013, raconte l’histoire d’une fillette, enfant de communistes déportés, recueillie en 1942 par une famille modeste de la banlieue de Munich, cachant un réfugié juif dans sa cave. Opposé au parti, le père de famille, un homme ordinaire ayant survécu à la Première Guerre mondiale, défend la mémoire de ses compatriotes juifs tombés pour l’Allemagne en 1914 avant de mourir sous les bombes alliées.
 
Quelques exemples de productions aux confins de Band of brothers, d’Inglorious bastards, de Stalingrad ou de Il faut sauver le soldat Ryan, qui font échos à des études historiques comme l’ouvrage de Peter Fritzsche Vivre et mourir sous le IIIème Reich (2012) ou à La Fabrication du consentement (1988) de Noam Chomsky, et qui relatent une part de l’Allemagne encore méconnue, celle d’un pays écrasé par les talons d’une junte de truands fascistes. Des productions qui s’inscrivent dans le même cadre explicatif que celui du Centre de documentation sur le parti National Socialiste de Nuremberg, et qui démontrent l’inéluctabilité de l’horreur, lorsque le fonctionnement social cède le pas à des convictions politiques basées sur la frustration, la misère et l’échec. 
 
Des œuvres qui nous renvoient à la problématique de la propagande et au reconditionnement du libre arbitre des individus, une corruption de la capacité d'analyse faite de contraintes, de peur et de domination, des violences qui n’ont rien perdu de leur actualité dans certaines parties du monde. 
 

Conception carcérale

 

A l’heure des grands projets de nouvelles prisons menés dans plusieurs cantons résolument tournés vers l’avenir, un bref regard en arrière pourrait s’avérer intéressant. Une comparaison entre deux établissements de détention préventive construits à des époques différentes permet en l’occurrence de mettre un certain nombre d’éléments en lumière. Le constat d’une telle analyse n’est évidemment pas révolutionnaire et démontre une linéarité dans les principes qui ont prévalu à la conception architecturale de tels lieux. C’est peut-être cette continuité qu’il convient de relever ! Ce sera le cas lors du colloque Description d’une prison – construction, fonctionnement, signification qui se déroulera les 16 et 17 octobre prochain à Lausanne et qui réunira nombre de spécialistes de la question pénitentiaire.

Si l’on prend comme exemple deux établissements célèbres, soit la prison du Bois-Mermet dans le canton de Vaud, et la prison de Champ-Dollon dans le canton de Genève, on constate en premier lieu que ces deux prisons ont une architecture marquées par leur temps.

La première, le Bois-Mermet, le BM pour les initiés, est entrée en fonction en 1905, en remplacement de l’antique Prison de l’Évêché qui avait alors le statut de prison centrale du Canton de Vaud depuis 1803. L’établissement allait devenir, sur l’ensemble des 19 prisons de district vaudois, le modèle conforme aux principes de la réforme pénitentiaire et philanthropiques de ce temps, l’aboutissement d’une évolution des théories de l’emprisonnement, un lieu où la société entendait réformer le délinquant et le criminel, une référence cantonale aux portes de la capitale. En appliquant les méthodes efficaces et reconnues de l’examen, de la surveillance, de l’isolement et de la punition, une dialectique largement décrite par Michel Foucault, le Bois-Mermet allait adopter l’expression architecturale de sa philosophie, le modèle panoptique ! C’était faire un choix fort, affirmer la volonté marquée de trancher avec le passé et de s’inscrire dans une ère nouvelle, renoncer, sur le principe au moins, aux solutions antérieures qui se contentaient de réutiliser d’anciens bâtis pour y loger les personnes en attente de jugement.

 

Champ-Dollon, en comparaison au Bois-Mermet, est bien jeune. Construit en 1977, 72 ans après le Bois-Mermet, l’établissement genevois destiné à la détention préventive venait remplacer la prison de Saint-Antoine, trop vétuste, trop insalubre et jugée peu fiable par les autorités.

 

QUELLES SONT LES OBSERVATIONS QUE L’ON PEUT FAIRE SUR CES DEUX ETABLISSEMENTS ?

 

Les deux prisons sont marquées par leur temps. Les premières années de fonctionnement du BM s’inscrivent non seulement dans une période de restriction sévère avec le Premier conflit mondial et les mesures d’austérité qui frappèrent la Suisse mais également par un mode de fonctionnement ancien faisant du geôlier un hôte arbitraire devant constamment redoubler d’efforts pour assurer l’entretien des hommes enfermés dans ses geôles. Champ-Dollon, quant à elle, devait être construite à une époque connaissant une recrudescence de la délinquance, notamment liée à un phénomène que l’on ne connaissait pas au début du siècle, la drogue.

Il y a dans ces deux exemples des principes similaires qui ont prévalu à la construction de ces établissements malgré leurs 70 ans d’écart.

C’est bien évidemment d’abord la volonté de construire des bâtiments modernes répondant aux exigences du temps, l’hygiène, l’eau, la lumière, la sécurité et les promenades étant des éléments mis en avant. Les activités permises aux détenus n’entraient pas dans les préoccupations de 1905.

C’est ensuite le souhait de réduire le personnel nécessaire au fonctionnement de la prison.

C’est encore la nécessité de séparer les détenus les uns des autres, par sexe d’abord, le statut d’incarcération, détenus et condamnés, n’intervenant qu’ensuite en ce qui concerne le Bois-Mermet quand bien même la volonté en avait été exprimée lors de l’élaboration des principes cadres de l’établissement. On s’aperçoit en effet qu’au cours des deux premières décennies de cet établissement, les détenus sont largement mélangés entre eux. Ce n’est qu’à partir des années 30, avec les problèmes liés aux réfugiés fuyant le national-socialisme, que des mesures réelles allèrent être prises pour séparer les personnes.

Autre principe commun, la volonté de décentrer l’établissement, de le placer hors des murs de la cité. Dans les deux cas, le choix du lieu n’alla pas de soit, en raison du voisinage. Ce sont finalement des terrains de seconde zone qui furent choisis, dans le premier exemple un ancien champ de tir militaire, et dans le deuxième, une zone marécageuse nécessitant l’utilisation de pompes dans les sous-sols pour maintenir le bâtit hors eau.

Dernier principe commun, l’élaboration d’une surveillance devant pouvoir se faire de manière visuelle et auditive sur la totalité des espaces.

Il y a également de très nettes divergences entre les deux bâtiments. Si l’on constate une volonté marquée dans le temps d’édifier des bâtiments modernes, leurs architectures diffèrent notamment en raison de progrès techniques en matière de construction, de matériaux isolants, de bétons, etc… mais également en raison du postulat de base de la prison idéale. Le modèle panoptique, considéré comme le nec plus ultra au début du siècle était devenu un concept vieillot dans la seconde partie du XXème siècle, impliquant des désavantages importants notamment en matière de chauffage et de rationalisation de l’espace que l’on souhaite gérer de manière plus efficiente dans les années 70. De plus, l’invention de technologies de surveillance allait permettre de s’affranchir d’un modèle entièrement conçu, ou presque, sur le principe d’un contrôle constant en vision directe. Par ailleurs, aux idées jadis moralisatrices fondées sur des bases religieuses avait succédé une conception plus humaniste de l’enfermement impliquant des structures autres que les seules cellules. Ainsi, ateliers, salle de sport, salle de cours devaient être des éléments intégrant la réflexion des architectes en charge de construire le nouvel édifice.

Les débats entourant la future construction de Champ-Dollon avaient exclu d’amblée le modèle panoptique considéré comme une architecture déstabilisante pour les détenus se sachant soumis à la pression constante d’une surveillance totale. À cette conception théorique d’un idéal d’architecture carcérale, on préféra un projet fondé sur l’expérience de terrain, sur les besoins exprimés par les personnes évoluant dans cet univers clos.

Les conceptions des deux établissements s’adressaient donc à des utilisateurs, personnel et détenus, fort différents. En 1905, le geôlier dort entre les murs de l’établissement avec sa famille et c’est sa femme qui s’occupe de la nourriture quotidienne des détenus. Le maître des lieux n’a alors au mieux qu’un à deux gardiens pour l’aider dans sa tâche, laquelle est alors très ingrate et particulièrement mal rétribuée, ce qui devait entraîner des problèmes de sécurité voire de corruption, des travers partagés par l’ancienne prison genevoise de Saint-Antoine. Au cours du siècle, le personnel du Bois-Mermet s’étoffa puis se professionnalisa, passant très clairement d’un statut social particulier à l’exercice d’un véritable métier. En 1977, année de construction de Champ-Dollon mais également année qui vit l’acte de fondation du Centre suisse de formation pour le personnel pénitentiaire signé, les équipes de gardiens du Bois-Mermet et de Champ-Dollon n’offraient guère plus de très grandes différences, lesquelles allaient être encore gommées avec l’application de la formation professionnelle commune à l’ensemble des personnels pénitentiaires de Romandie. Cette évolution allait faire du geôlier un directeur de prison ne logeant plus sur place et dont l’appartement allait être réutilisé pour le quartier administratif de la prison.

Quant aux détenus, on sait que la criminalité évolue au cours du temps. Si l’ivrogne n’est de jours plus jeté en prison pour amoralité comme il pouvait l’être en 1905, la drogue ne représentait pas un problème à cette époque faute d’être consommée couramment. L’architecture conçue au début du siècle s’adressait en l’occurrence, sauf quelques exceptions notoires comme Léon Nicole, envoyé derrière les barreaux du Bois-Mermet en 1943, à de petits malfrats, des voleurs de poules que la misère du temps avait réduit à la criminalité, ou à quelques forcenés étant passés à l’acte sous l’emprise de l’alcool.

Enfermés seuls dans leur cellule, ils n’appartenaient pas à des réseaux criminels organisés, et les normes qui étaient les leurs demeuraient fondées sur une acception commune de la réalité helvétique. Il convient de ne pas idéaliser le passé et il faut rappeler que cette réalité quotidienne pouvait être, à la faveur de l’époque, particulièrement dure. Dans les années 30 et 40, les rues de Lausanne furent ainsi réduites à plusieurs reprises à des stands de tir entre policiers et truands, ces derniers n’étant que très rarement dépourvus d’armes. Toutefois, l’évolution de la criminalité et du cadre législatif allait impliquer des populations d’utilisateurs différentes tout au long du siècle.

 

DES PROBLEMES SIMILAIRES ?

 

Il convient de soulever, en premier lieu, dans les deux cas, la prise de décision particulièrement lente des autorités. Si ces dernières années ont vu des délais réduits pour décider de la construction de structures carcérales, il n’en n’a pas toujours été ainsi, plus particulièrement lorsqu’il a été question d’entreprendre la réalisation d’établissements importants. Rappelons ainsi que Curabilis, à Genève, a été attendu pendant quelques décades dans le cadre concordataire (1).

Il fallut près de trente ans pour que les autorités vaudoises, canton et Ville de Lausanne confondus, parviennent à une décision. Genève ne devait pas faire beaucoup mieux.

Second problème, l’isolement. Si aucun problème n’apparaît au Bois-Mermet avec l’isolement des détenus, isolement pourtant particulièrement important au vu des conditions d’enfermement strictes qui prévalurent pendant longtemps, tel n’allait pas être le cas à Champ-Dollon. Dans l’établissement genevois, deux ans après son ouverture et plusieurs suicides, le 4 juin 1979, éclatait une mutinerie parmi les détenus qui reprochaient à la prison le manque de contacts humains. La Commission d’étude nommée pour analyser la question allait effectivement mettre en évidence l’isolement des détenus et le manque chronique d’activités et de loisirs. Certains experts observèrent que la rigueur architecturale, conçue tout en angles et en volumes massifs, un univers de béton, de verre et de métal qui « laisse percevoir l’ordre et la discipline », était un type d’organisation contestable pour les jeunes incarcérés, en rébellion contre la société. Ils firent remarquer, « qu’une fois en prison, le prévenu est non seulement séparé de sa famille, de ses amis et de ses collègues, mais aussi de son passé. Il est ainsi destitué de son identité sociale antérieure. Un processus destructeur pour la personnalité si une stratégie de reconstruction n'est pas mise en place parallèlement ».

Isolement des détenus et manque d’activités, deux aspects fondamentaux sans doute pour décrire non pas Champ-Dollon mais le Bois-Mermet qui ne connut pas de vagues de suicides durant la première partie de son existence, à une époque durant laquelle les conditions d’enfermement étaient pourtant autrement plus rigides. Le Bois-Mermet allait par contre être confronté au problème du suicide au cours des mêmes années que Champ-Dollon, dans cette même population de détenus présentant des problèmes de drogue. La morbidité de l’architecture semble dès lors remise en question et le phénomène du suicide s’attacher bien plutôt à une population distincte.

Sans doute !

Mais ce serait oublier trop rapidement l’impact psychologique de l’architecture particulière des lieux de sécurité comme les prisons dont le but premier, tout de même, est de retenir des personnes entre quatre murs. On peut en effet noter une autre distinction notable entre les deux établissements, c’est le nombre d’évasions. Celles-ci sont intervenues à Champ-Dollon, dans la majorité des cas, lors de sorties, et rares sont les affaires rocambolesques, à la Licio Gelli, qui s’évada dans le coffre d’une voiture. Au Bois-Mermet, par contre, le nombre d’évasions du bâtiment lui-même est autrement plus important et s’égrènent tout au long du siècle en un long chapelet d’idées originales et d’audaces parfois fatales.

Échelles, cordes, prises d’otage, barreaux sciés. Autant de potentielles libertés pouvant être arrachées pour ceux rêvant de concurrencer le comte de Monte-Cristo, autant d’espoirs permettant au détenu enfermé de mieux supporter sa solitude ?

Peut-être !

Pour l’institution c’est toutefois un potentiel qui, s’il soutient le moral des détenus dont il a la garde, va à l’encontre de sa mission. Il y a là un paradoxe fondamental inscrit dans l’architecture des établissements pénitentiaires en reflet aux buts contradictoires de la privation de liberté, que sont la punition, la mise hors d'état de nuire et la réinsertion. Un paradoxe que l’on cherche à diminuer depuis les années 70 et que la conception de Champ-Dollon a pris partiellement en compte.

L’isolement des détenus n’est plus à l’heure actuelle véritablement un problème rencontré par les établissements qui sont plutôt confrontés à des difficultés de surpopulation. Encore qu’il soit possible d’être seul au milieu de la foule ! La surpopulation de manière chronique date approximativement du début des années 60 en ce qui concerne le Bois-Mermet. Ce fut, et cela allait être le cas très longtemps, le nombre de jours de détention préventive qui posait un problème. L’attente des prévenus avait plus que doublé depuis la fin des années 40 malgré la disposition du Code pénal de 1942 restreignant dans son article 200 la détention préventive à une durée de 14 jours, sauf autorisation spéciale du tribunal d’accusation. La raison provenait avant tout du surcroît de travail de l’Office d’information pénale de l’arrondissement de Lausanne et du Tribunal pénal de district qui ne parvenaient plus à instruire les dossiers dans le temps imparti en raison de la complexification des procédures. Un problème de fonctionnement de la justice plus que de gestion carcérale qui devait être partagé par Champ-Dollon qui allait très vite faire front à un accroissement spectaculaire du nombre de délinquants. De 1977 à 1984, le nombre des entrées à Champ-Dollon devait ainsi subir une hausse de 58%. On connaît la situation actuelle des deux établissements en termes de surpopulation.

Et c’est bien là le problème majeur qu’il faut mettre en évidence pour notre siècle, une surpopulation qui constitue un défi pour l’élaboration architecturale d’un établissement carcéral devant respecter un plan financier raisonnablement admissible par le milieu politique. Un problème d’autant plus grand que les statuts de détention se sont multipliés au cours du dernier siècle nécessitant des mesures et des encadrements distincts.

Il devient ainsi de plus en plus évident que ce problème, vieux maintenant de près d’un demi-siècle, ne pourra plus être résolu uniquement par des opérations architecturales.

 

Concordat romand sur l'exécution des peines et mesures, signé en 1966, regroupe l'ensemble des cantons latins. Chacun d'eux s’était engagé à prendre en charge, dans ses établissements, diverses catégories de condamnés. Il fut décidé que Fribourg et le Valais reçoivent les condamnés primaires; Le Valais et Neuchâtel, devaient héberger les jeunes adultes placés en maison d'éducation au travail, et le canton de Vaud les femmes, placées à la Tuilière, plus les délinquants d'habitude et les récidivistes. Genève, quant à elle, s’était engagée à prendre en charge les détenus présentant des troubles mentaux et les détenus devant faire l'objet d'une intervention médicale.       

 

 

 

1 L

De la congruence des événements historiques

N’est-il pas étonnant de constater parfois à quel point un événement majeur pousse un fait d’actualité tout aussi important hors du champ des medias, ne le rendant pas totalement obsolète mais le reléguant dans la salle d’attente des chroniques de l’Histoire ?

Le 9 septembre 2001, deux tueurs, qui se faisaient passer pour des journalistes, abattaient le commandant Massoud, icône de la ténacité afghane, emblème de la résistance à l’oppression. Tacticien militaire hors pair et poète à ses heures, il avait été reçu par le Parlement européen. Sa mort allait sans doute déséquilibrer la fragile harmonie entre les clans du pays des cavaliers et rompre les processus de paix que d’aucun rêvait de voir advenir dans cette partie du monde. Le commandant n’eut pas l’éloge funèbre auquel on pouvait s’attendre dans les medias occidentaux car deux jours plus tard, un autre symbole tombait, le World Trade Center de New York dont l’écroulement des deux tours allait résonner longtemps dans les consciences américaines. L’impact de cette nouvelle fut écrasant, pour le moins ! Massoud disparut des préoccupations.

Rares furent les analyses, à ce moment, qui tentèrent de faire un lien entre ces deux événements. Car enfin, était-il seulement possible d’établir une relation entre les deux actes ? Seules quelques voix émirent l’hypothèse d’une corrélation entre un assassinat devant déstabiliser plus encore qu’il ne l’était l’Afghanistan et le drame du 11 septembre dont nous connaissons tous les conséquences. La guerre devait alors occuper le devant de la scène des mois durant.

Lors de la Grande guerre, celle de 1914 qui n’avait de grande que la souffrance qu’elle devait engendrer, il n’en n’alla pas autrement. Plus encore à dire vrai, puisqu’en ces temps de chaos, le lecteur français qui suivait l’actualité était directement impliqué par un parent, fils, frère ou père, en train de trucider ou de se faire trucider…c’était selon. Toute idée constructive, déductive ou relationnelle ne pouvait émerger, étouffée par la pressante contrainte de l’actualité. Aussi était-il communément admis que le Prussien était un pilleur, ivrogne et tueur d’enfant. Une rhétorique de l’image surdéveloppée par la propagande atteignant des sommets spectaculaires. Comme si la capacité de relativiser était devenu un concept abstrait, un exercice théorique dénué de sens. Il allait falloir attendre, attendre le temps du recul et le regard en contre-champs de témoignages et de livres comme celui d’Erich Maria Remarque À l'Ouest, rien de nouveau pour se rendre compte que le Landser allemand n’était autre que le frère de souffrance du poilu français. Un témoignage qui allait se heurter à une nouvelle propagande faite de croix de fer et de suprématie raciale vouant l’ouvrage de Remarque à l’autodafé en 1933.

Ne peut-on faire la même observation à propos des événements de cette année dans le Proche Orient et remarquer que les cimeterres et les yatagans sanglants d’une secte de pseudo-anachorètes déments prétendant à une nation théocratique absolue oblitèrent les missiles Exocet et les hélicoptères Apaches de Tsahal ? Toute relation entre les deux bains de sang ne peut évidemment n’être que fortuite et un pur effet du hasard ! Mais la question demeure. Quelle est la part de propagande ?

De la violence

Devenue omniprésente dans notre société, la violence est banalisée. Cela n’est pas nouveau, cela a été dit à plusieurs reprises au sujet de jeux vidéo ou de films. Mais ne faut-il pas le répéter à l’heure des décapitations médiatisées via Internet, des massacres dans la Syrie de Bachard el-Assad, des bombardements d’enfants à Gaza, laissés désarticulés sur des plages à la vue d’un public horrifié mais, ô combien, demandeur, de places publiques en proie à la haine et à la destruction à Kiev ou au Caire, et des nettoyages ethniques en Centrafrique ?
 
Des actes de guerre considérés dans une majorité de cas comme crimes de guerre ou crimes contre l’humanité. Cela également n’est pas nouveau. Pour les trente dernières années, plusieurs noms reviennent en mémoire, le massacre de Sabra et Chatila au Liban en 1982, le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994, le massacre de Srebrenica en Bosnie-Herzégovine en 1995. 
Un flot de violences intégrant nos champs de référence, soutenus encore par les images fictives de films d’action aux scénarios trop souvent ineptes.
 
Internet et la télévision ont remplacé avantageusement le cirque Maxime, nous ne souffrons plus de la chaleur pour assister à la boucherie. 
 
Et nous frémissons à l’idée de voir la barbarie surgir au sein de nos sociétés démocratiques et humanistes, lorsqu’un désaxé psychopathe comme Behring Breivik lève le poing à l’issue de son procès pour meurtre de près de 80 personnes, ou lorsqu’au cœur de nos cités quelque fils de satrape, très éloigné de cette sensualité orientale qui avait fasciné Pierre Loti, joue du fouet de l’arbitraire.
 
Démocratie et humanisme, deux mots que l’histoire n’a pas rendus vains et qui forment un idéal, une référence qui semble n’être pas la moins bonne des idées. Nos pères ne s’y sont pas trompés lorsqu’ils ont aboli la peine de mort alors que l’Europe sombrait dans la folie hitlérienne. Le dernier civil à subir une exécution capitale en Suisse fut Hans Vollenweider, guillotiné dans la cour de la prison de Sarnen dans le Canton d’Obwald, le 18 octobre 1940 !
 
L’ombre de l’échafaud a disparu. Elle ne rassurait pas l’opinion publique et rappelait sans doute la Terreur parisienne, n’en déplaise aux Robespierre de notre temps qui l’invoquent non pas comme mesure répressive mais comme acte politique. Une démagogie scabreuse qui n’est pas sans rappeler la loi du Talion, un usage situé aux confins de la vendetta et du recours à un juge, un usage largement décrié jadis par Beccaria ou Victor Hugo. 
 
Une violence que Denis de Rougemont aurait sans doute reconnue comme telle, une barbarie issue de cette part du Diable qui engendre de nouvelles croyances faisant de la mort un remède à l’assassinat.
 

Le film perdu de Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein

Voilà peu, l’on me parlait d’un film que le cinéaste russe Eisenstein, célèbre pour ses longs métrages « Le cuirassé Potemkine », « Alexandre Nevski », « Octobre » ou « Ivan le terrible », avait réalisé en Suisse en 1929. Le film en question, perdu depuis 85 ans et jamais visualisé en Europe, était considéré comme un mythe, certains prétendant même que ledit film n’avait jamais été réalisé.
 
La curiosité l’emportant sur le reste, je décidais d’entamer quelques recherches sur le sujet, dont je livre ci-après les résultats assez amusants et tellement improbables.
 
Alors en séjour à Zurich en 1929 avec son opérateur Edouard Tissé et son assistant Grigori Alexandrov, Eisenstein avait été invité par la très aristocratique Mme de Mandrot au château de La Sarraz, dans le canton de Vaud. Celle-ci organisait l’une de ses énièmes rencontres artistiques et intellectuelles, destinée cette fois-là au cinéma indépendant. L’occasion était trop belle pour le réalisateur soviétique qui était en voyage d’étude pour le compte de la mère patrie, afin de découvrir les techniques du cinéma sonore moderne. Il accepta l’invitation de la dame et passa quelques jours dans la demeure médiévale, du 3 au 7 septembre, en compagnie de cinéastes provenant de pays aussi différents qu’exotiques. Les passions durent se déchaîner et l’art dominer, l’assemblée décida de passer de la théorie à la pratique et de tourner un film en l’honneur de leur hôte qu’ils nommèrent « Tempête sur La Sarraz », allégorie ironique du combat du cinéma indépendant contre le cinéma commercial que les acteurs improvisés allaient mettre en scène en utilisant les vêtements et les armes datant de temps plus anciens que les combles du château conservaient encore. Parmi les acteurs, Eisenstein en commandeur de l’armée du cinéma indépendant, Béla Balázs en commandeur de l’armée du cinéma commercial, Janine Bouissounouse en esprit du cinéma libre, Léon Moussinac en D’Artagnan, Jack Isaacs, Hans Richter, Walther Ruttmann, Fritz Rosenfeld, Mannus Franken et Tsuchiva Moichiro.
 
Témoin actif de ces journées, Pierre Zénobel allait photographier la petite équipe et les acteurs grimés, attestant au travers de ses images déposées auprès de la Cinémathèque suisse que le film avait bel et bien été tourné.
 
Parmi la troupe, un japonais, Hiroshi Higo, également cinéaste autant que communiste devait participer au projet. C’est lui, pour des raisons inconnues qui prit le film et qui l’emmena à Tokyo ! Connu pour avoir fait connaître au Japon plusieurs films avant-gardistes avant la guerre, Hiroshi Higo allait proposer le film renommé « Kokusai Dokoritsu Eiga Kaigi » à son parti.
 
Tokyo, 1930 ! Nous sommes dans l’ère Taishô, l’exemple russe a fait son chemin, et des partis politiques véritables sont apparus au Japon depuis une dizaine d’années. En 1922 se crée le Nihon Kyôsantô, parti communiste japonais. En 1926 deux nouveaux partis prolétaires plus modérés se développent avec l’aval du gouvernement : le Rôdômintô (parti des travailleurs et des paysans) et le Nihon Rônôtô (parti japonais des travailleurs et des paysans). Dans le même temps, les mouvements fascistes éclosent et gonflent, en autant de bubons malins, notamment le Kokuhonsha, fondé en 1924, qui regroupe de nombreux militaires, mais également des professeurs et des fonctionnaires. Face à cette mouvance inquiétante, le gouvernement met en place un organe répressif, sorte de Gestapo, la haute police spéciale, Tokkô, qui ne tarde pas à persécuter les communistes et les syndicats actifs.
 
C’est dans ce contexte que le film d’Eisenstein tourné dans le canton de Vaud est montré aux membres du parti communiste le 13 juin 1930, dans une soirée de la Ligue japonaise du cinéma prolétarien, après que la police ait pris des mesures de sécurité particulière ! L’œuvre n’allait pas réussir à passer le grabeau de la censure. Elle allait être enregistrée dans les listes de la censure japonaise, sous le numéro E 7612, preuve, par ailleurs, que le film subsistait tout de même. Quel besoin en effet que d’inventorier une réalisation vouée à la destruction et par là-même à une damnatio memoriae ?
 
La suite de mon enquête allait être moins aisée. Quelques brefs échanges avec le Musée national de Tokyo m’aiguillèrent rapidement auprès du conservateur du Musée national d’Art moderne de Tokyo dont l’un des départements s’occupe principalement des œuvres cinématographiques. L’institution intéressée apprenait l’existence de ce film ! Consultant les registres, les conservateurs allèrent me donner la confirmation du numéro de censure. Point de film toutefois. Contactant le plus grand connaisseur du sujet au Japon, un certain Toru Inoue, chercheur russe travaillant dans les îles du soleil levant, j’appris ne pas être le seul à m’être mis en quête des divagations de la joyeuse sarabande d’Hélène de Mandrot, divagations considérée au demeurant comme une œuvre majeure dans l’histoire du cinéma, Eisenstein oblige ! Ainsi, le délégué de la critique cinématographique soviétique Kazuo Yamada avait déjà recherché le film au Japon. L’émissaire du Gosfilmofond soviétique, l’organisme gérant les archives centrales du cinéma russe créé en 1936 par Staline, avait échoué !
 
Pour l’heure, tout n’est pas perdu. Si le château de La Sarraz a déjà fait l’objet de fouilles systématiques, il reste quelques pistes à explorer puisque j’attends des réponses à mes questions aux héritiers du Nihon Kyôsantô ainsi que du Gosfilmofond !
 

Les épidémies du début du siècle

Les rapports récents de l’OMS indiquent qu’Ébola a déjà infecté quelques 5'800 personnes. 2'800 d’entre elles sont mortes en Guinée, en Sierra Leone et au Libéria, et ce serait potentiellement plus de 20'000 victimes que le fléau pourrait entraîner en Afrique de l’Ouest, dans une poignée de semaines seulement.

Peste, Choléra, Typhus, Grippe, Ébola, le cortège des pestilences avance d’un pas lent dans l’histoire de l’humanité.

En 1910, le choléra se répand dans le monde comme une traînée de poudre. L’Italie, au début de l’année, est d’abord touchée où l’on recense quelques dizaines de morts avant de voir une intensification de la crise. En septembre, Naples enregistre en vingt-quatre heures trente-deux nouveaux cas de choléras. Vingt-six personnes en mourront. Mais c’est l’ancien Empire allemand qui est le plus durement frappé avec près de 80'000 victimes qui meurent lentement de la maladie durant les sept premiers mois de l’année. En Russie, les autorités allaient renoncer à faire des comptages, se contentant de déclarer Moscou officiellement contaminée. Le malheur des uns faisant le bonheur des autres, un aristocrate allait être arrêté à Odessa pour avoir détourné l’argent qui lui avait été confié et qui aurait dû payer les gages des médecins engagés contre la maladie. La Turquie, l’Empire austro-hongrois, le Yémen, l’Égypte, le choléra est partout. Il ne cède sa place qu’en Manchourie où la peste fait des ravages, frappant des tribus entières de nomades et décimant des villes entières.

L’Occident réalise alors qu’en quelques jours seulement le mal noir pouvait l’atteindre par le biais du transsibérien. La Chine n’allait pas tarder à demander, en février 1911, l’aide du reste du monde en sollicitant médecins et experts pour lutter contre le fléau. Le pays n’en n’était pas à sa première contamination de peste. Le Suisse Alexandre Yersin avait d’ailleurs découvert le bacille de la peste à Canton en 1894, lors d’une épidémie précédente. Mais le Morgien avait isolé le facteur de la peste bubonique et non celui de la peste pulmonaire qui dévastait alors le pays du Milieu.

En mars de cette même année, une épidémie de typhus avait éclaté en Suisse, parmi les ouvriers du tunnel du Loetschberg. Quarante personnes devaient être évacuées à Brigue pour se faire soigner à l’hôpital. Cinq mois plus tard, c’est Hérémence, dans le cœur du Valais, qui connaît une épidémie de typhus. Un modeste constat, fort heureusement, par rapport à la Turquie qui enregistre au même moment une forte recrudescence de choléra, et à l’Espagne où Barcelone est touchée tout comme plusieurs villages de la province de Gérone entraînant l’exode de centaines de familles dans le sud de la France. Le mois suivant, les Espagnols allaient subir un autre fléau. Le typhus allait ainsi frapper près de 2'500 personnes en l’espace de quelques jours, en tuant vingt-sept quotidiennement dans la province d’Oviedo.

En janvier 1912, l’Occident réagit enfin. Plusieurs pays organisent en janvier une conférence sanitaire internationale qui se déroule à Paris. Une convention devait être signée réglant les mesures sanitaires afin d’enrailler les propagations, plus particulièrement de trois maladies pestilentielles : la peste, le choléra et la fièvre jaune. Les dispositions furent prises sur le rapport du docteur Calmette, alors directeur de l’Institut Pasteur à Lille.

La Suisse, quant à elle, allait mettre une année de plus à consolider son système sanitaire. Les cantons allaient demander au peuple de se prononcer sur un nouvel article constitutionnel concernant la lutte contre la maladie et les épizooties donnant à la Confédération la possibilité de légiférer de manière centrale sur les mesures de police sanitaire à prendre contre les maladies transmissibles. La Berne fédérale n’avait toutefois pas attendu de mesurer l’ampleur du problème des épidémies dans le monde pour entamer différentes démarches dans le domaine. En 1908 déjà, elle avait subventionné un comité de scientifiques chargés d’étudier les causes et les moyens de lutter contre le crétinisme endémique, maladie qui affectait gravement certaines contrées de Suisse, mais le projet législatif de 1913 représentait une réponse plus ambitieuse aux préoccupations du temps.

Rien ne devait toutefois permettre à l’Europe d’endiguer l’épidémie sans doute la plus dramatique du XXème siècle, la grippe espagnole, qui devait tuer plus de personnes en quelques mois que les quatre années de la Première Guerre mondiale qui avaient pourtant vu périr vingt millions d’êtres humains.