Les archives d’entreprise: contrainte ou patrimoine identitaire ?

Lorsque l’on entame un travail d’archivage pour un corps de documents hétérogènes dont le propriétaire ne s’est guère soucié pendant des décennies, l’opportunité est donnée de faire véritablement un acte de création. L’explorateur qu’est alors l’archiviste doit faire preuve à ce moment de multiples talents. Patient, communicateur, stratège, technicien, leader et conscient des réalités du propriétaire, il lui faut convaincre tout en entamant son travail de mise à plat des informations. Il lui faut avant tout tenir compte des enjeux de son employeur, de ses attentes qui se déclinent en termes d’efficacité, d’argent et d’efficience ainsi qu’en termes patrimoniaux, bien que cet aspect soit le plus souvent marginal.

Le producteur de documents recherche l’efficacité afin d’améliorer son fonctionnement et son rendement mais il est également tenu de conserver une masse de papier, qui lui semble parfois indistincte, pour des raisons légales ou d’usage. Selon la taille de l’entreprise, publique ou privée, le défi peut se révéler particulièrement complexe, le volume de documents à maîtriser étant énorme. C’est évidemment une problématique de stockage auquel l’archiviste est alors confronté tout autant que de localisation de l’information. Cependant, après avoir utilisé les outils archivistiques éprouvés et reconnus, l’archiviste parvient à un résultat sur lequel il doit communiquer. Gains de place et de temps générant des coûts à la baisse, identifications des informations recherchées par les collaborateurs de l’entreprise, simplification des procédures internes de gestion des documents, tout un florilège d’améliorations et de progrès qui constitue un atout fondamental dans la stratégie de l’information de n’importe quelle entité. C’est en cela que l’archiviste représente une valeur ajoutée pour l’entreprise qui entend conserver non seulement la maîtrise de ses flux d’information mais qui souhaite également protéger sa mémoire et son histoire.

La dimension patrimoniale s’éloigne bien évidemment du simple contexte opérationnel d’un quotidien bien huilé pour confiner à des questionnements éthiques, historiographiques et philosophiques. Pratiquement, il est presque inenvisageable de demander aux collaborateurs actifs à des niveaux opérationnels de se soucier de cet aspect, tant pour des raisons de temps et de cahier des charges que d’intérêt. Il faut dès lors se tourner vers les cadres et attirer leur attention sur ces questions en profitant du crédit et de la confiance obtenue grâce aux résultats du travail archivistique.

Logiquement plus sensibles à l’aspect patrimonial, certains dirigeants d’entreprise voient dans cette problématique un champ de références composant une part importante de l’image de marque de leur société, pour laquelle des efforts importants peuvent être consentis par le biais d’un marketing plus ou moins agressif. Que seraient la marque Cartier sans sa clientèle princière du XXème siècle, ou Ford dont chacun a pour représentation ces photographies mondialement connues de chaînes de montage des années 30?

D’autres sociétés préfèrent parfois oublier leur passé en détruisant massivement leurs archives afin de faire disparaître les témoignages d’implications gênantes. Malgré ces mesures que d’aucun jugerait immorales, l’histoire finit bien souvent par remonter à la surface. Ainsi, nul ne devait ignorer les activités de l’entreprise genevoise Tavaro qui avait livré à l’Allemagne nazie des fusées d’obus anti-aériens pour un montant de 52 millions de francs suisses. Plus d’un million de pièces vinrent équiper les S 30 de calibre 20 fabriqués par l’entreprise Thiel (1), une firme que la société allemande horlogère Ruhla allait reprendre à l’issue de la guerre, et qui allait, quelques années plus tard, équiper les appareils soviétiques Iliouchine. Rien d’illégal à ce commerce puisque la neutralité de la Suisse et l’interdiction d’exporter des armes ne concernait que le pays et non les entreprises privées. D’ailleurs, nombre de fabriques d’armement helvétiques approvisionnaient l’Allemagne depuis les années vingt, jouant un rôle important dans le réarmement de la Wehrmacht.

Certains acteurs économiques de premier plan comme BMW ou Hugo Boss jouèrent, quant à eux, à un jeu d’équilibriste, préférant faire amende honorable de leur passé en le reconnaissant, mieux en l’étalant en première page. Faute avouée…. L’historien indépendant allemand Joachim Scholtyseck allait ainsi mettre en lumière les implications du fondateur de BMW, Günther Quandt, qui, outre spolier des entrepreneurs juifs, avait utilisé des travailleurs forcés dans ses usines, plus de 50.000 déportés provenant de camps de concentration ou de prisonniers de guerre, qui œuvrèrent à l’effort de guerre nazi (2). Un second historien, Roman Köster, allait également dévoiler que le fondateur de la marque Hugo Boss, Ferdinand Hugo Boss, fournissait au parti national-socialiste les chemises brunes de la SA et à la Waffen-SS ses uniformes (3). Himmler avait demandé en 1932 qu’un nouvel uniforme noir soit confectionné. Hugo Boss allait en faire le design et la confection. Ces aveux, loin d’attirer l’opprobre sur ces entreprises, allaient au contraire servir leur image de marque et mettre en valeur des politiques de transparence et d’honnêteté intellectuelle. Un pari sur le patrimoine identitaire oscillant entre les contraintes du passé et le marketing commercial !

 

(1)   Benedict Frommel, L’usine Tavaro, Étude patrimoniale d’un ancien site industriel, t. 1, Genève, 2002.

(2)  Joachim Scholtyseck, L’ascension des Quandt, Munich, 2011

(3)  Roman Köster, Hugo Boss, 1924-1945: die Geschichte einer Kleiderfabrik zwischen Weimarer Republik und Drittem Reich, Munich, 2011.

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.