Entre shrapnels et edelweiss

Les 29 et 30 mai prochain se déroulera dans le Pays-d'Enhaut une manifestation commémorant l’internement des soldats étrangers blessés sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale et accueillis en Suisse. L’église anglaise St. Peter’s qui organise cet événement marque cet anniversaire en l’organisant à une date spécifique, soit cent ans, jour pour jour, après l’arrivée du premier contingent de 700 soldats britanniques à Château d’Oex.

À cette occasion, plusieurs conférences seront proposées par des historiens. Susan Barton de l’université de Leicester et Cédric Cotter, collaborateur scientifique de l’université de Genève, notamment, prendront la parole devant des représentants du CICR et l’ambassadeur de Grande-Bretagne en Suisse, David Moran.

http://stpeters.ch/centenaire-premiere-guerre-mondiale

De 1916 à fin 1918, la Suisse allait accueillir près de 75’000 hommes, civils et militaires, dont 35'515 soldats français, 4’326 Belges et 4’081 Anglais. 833 d’entre eux allaient mourir des suites de leurs blessures (490 Français, 74 Belges et 62 Anglais) en Suisse et y être inhumés.

L’administration sanitaire helvétique avait réservé certains établissements pour des populations spécifiques comme les alcooliques. Gimel allait ainsi abriter des inconditionnels de la bouteille du premier novembre 1916 à juin 1917, tout comme Henniez, Lucens, le Signal-de-Bougy, ou Kienthal et Weissenburg-Bad, dans le canton de Berne. Des établissements hospitaliers allaient en outre se spécialiser dans la chirurgie maxillo-faciale comme l’hôpital bernois de Salem ou le service de chirurgie maxillo-faciale du docteur Julliard, ouvert le 8 septembre 1916 au sein de l’hôpital cantonal genevois. Leurs patients ? Les fameuses « gueules cassées » !

Château d’Oex ou s’étaient développés de nombreux sanatoriums et qui ne manquait pas d’hôtels pour sa clientèle d’avant-guerre venant chercher les bienfaits du grand air, allait voir se succéder 1’642 soldats. L’une des plus grandes concentrations de miliaires étrangers dans le pays au cours de cette opération humanitaire qui allait permettre à la Suisse d’affirmer une neutralité ébranlée au cours des mois précédents par une histoire d’espionnage au plus haut niveau de son état-major, l’affaires des colonels.

 

Hitler est de retour

„Er ist wieder da“, Il est de retour. C’est le titre du livre de Timur Vermes, publié en 2011 et adapté au cinéma en 2015, avec Oliver Masucci dans le rôle d’Adolf Hitler.

L’histoire est une fiction montrant le Führer transporté dans le temps à notre époque, au cœur de Berlin. Désorienté, sans ressource, le dictateur observe ce monde du futur en l’interprétant de son regard de nazi. Les passants ne voient en lui qu’un acteur, tellement crédible qu’il finira dans une émission de reality show à la mode, faisant le buzz !

De prime abord hilarant en raison des anachronismes et des réactions d’un Hitler ne comprenant pas le fonctionnement d’un ordinateur ou la présence de Turcs dans son Reich, le film devient rapidement une critique acérée de notre société, avec en arrière-fonds la problématique des réfugiés venant trouver asile en Europe, une Europe déstabilisée, et une économie vacillante.

Le réalisateur David Wnendt a en effet fait le choix incroyable d’insérer dans son œuvre, entre les parties purement fictives, des passages live, caméra au poing, filmant les réactions des gens dans la rue voyant le pseudo Adolf Hitler, ou répondant à ses sollicitations. Le comédien Oliver Masucci, notre pseudo Hitler, un génie de l’improvisation obligé de s’adapter aux réactions des personnes sans le filet d’un texte appris, interprète avec une verve propagandiste extraordinaire un tyran paternaliste en quête de supporters.

Le constat, certes arbitraire puisque dépendant des choix du réalisateur, est effrayant. Les réactions filmées nous montrant des bras levés faisant le salut hitlérien, par dérision ou conviction, ou des commentaires en faveur des Arbeitslager, sont écœurantes. Les organisateurs du film en seront eux-mêmes choqués. Pensant qu’un service de sécurité serait nécessaire pour protéger l’acteur interprétant le Führer se baladant dans la rue, ces gardes du corps allaient devoir effectivement intervenir non pas pour protéger Oliver Masucci, mais le punk anarchiste insultant ce dernier, agressé par des passants d’extrême-droite se sentant en devoir de défendre le moustachu à casquette !

La mémoire des hommes est courte, et leur humanité parfois bien étroite ! 

Les historiens à l’honneur

En juin prochain se dérouleront les 4èmes Journées Suisses d’Histoire, grand-messe des historiens de notre pays, se développant sur trois jours.

Le thème retenu cette année est le pouvoir. Décliné tout au long des siècles, et sous toutes ses formes : politique, militaire, économique, religieux, contre-pouvoir, patronat, syndicats, dérives, pouvoir des médecins, de la presse, pouvoirs fluctuant des sphères académiques, Power of love, fantasmes du pouvoir, propagande, pouvoir des femmes, de l’argent, pouvoir incarné, pouvoir délégué, etc…

Le pouvoir plait et inspire les historiens qui seront en nombre à présenter leur contribution. Au programme, une centaine de panels présentant pour chacun deux à trois conférences, ainsi que des tables rondes sur des sujets d’actualité comme les enjeux de la médiatisation, l’enseignement de l’histoire en Suisse romande, ou les stratégies de publications, avec des invités de choix comme Joëlle Kuntz ou Jean Leclerc.

Quelques invités stars comme Peter Maurer, Président du CICR, Joan W. Scott de l’Institute for Advanced Study de Princeton ou Patrick Boucheron, Professeur au Collège de France proposeront des conférences qui risquent d’être particulièrement suivies.

Au final, ce colloque sera une opportunité pour mener une « démarche réflexive sur le pouvoir de l’histoire en tant que discipline et ferment du débat social et politique. En ce sens, les Journées suisses d’histoire 2016 devraient constituer un moment fort pour la communauté historienne helvétique en l’invitant à réfléchir sur son identité et son rôle dans la société contemporaine ».

 

https://www.journeesdhistoire.ch

 

Terrorisme islamiste, héritage de 14-18

En 1914, la Turquie, en guerre aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche, minée de l’intérieur, ne laissait guère de doute quant à son destin. La Grande révolte arabe, rendue célèbre par l’officier anglais Lawrence d’Arabie, et dont le but était de créer un État arabe d’Aden à Alep, allait lui faire plier l’échine de 1916 à 1918. Avec la défaite des Empires centraux, l’Empire ottoman se retrouvait dans le camp des vaincus, une défaite ne faisant qu’aggraver la déliquescence du pays. Mustafa Kemal Atatürk devait mettre une fin à cette agonie en abolissant l’Empire en 1923 et en fondant la République de Turquie.

L’Occident, conscient de ce déclin inexorable qui se poursuivait depuis la moitié du XIXème siècle allait devoir anticiper la désintégration de cette puissance ancestrale qui maintenait sous sa coupe l’entier du Proche-Orient depuis des siècles. Ainsi, alors que les Turcs tentaient pas la violence et la terreur de maintenir un fragile équilibre politique au sein de leurs territoires en liquidant les populations arméniennes et assyriennes, la France et l’Angleterre, principaux acteurs occidentaux de cet Orient exotique que Pierre Loti avait si magnifiquement dépeint, entamaient en novembre 1915 une série de négociations. Celles-ci durèrent jusqu’en mars 1916. Le 16 mai de cette année-là, sous le regard approbateur de l’Empire russe et du Royaume d’Italie, les représentants anglais Sir Mark Sykes et français François Georges-Picot signaient à Downing Street un accord qui allait déterminer le futur de ce Proche-Orient pour près d’un siècle.

Cet accord prévoyait le partage de ce territoire s’étendant de la mer Noire à la Méditerranée, de la mer Rouge à l’océan Indien et à la Caspienne, en déterminant des zones d’influence, dans la pure logique coloniale de ce temps. Cinq zones allaient être dessinées sur les plans étendus devant les ambassadeurs européens : une première zone placée directement sous l’administration française comprenant le Liban actuel et la Cilicie, au sud de la Turquie, face à Chypre ; une seconde zone gérée administrativement par l’Angleterre regroupant le Koweït contemporain et la Mésopotamie ; une troisième zone arabe mais soumise à l’influence française, dans le nord de la Syrie et la province de Mossoul ; une quatrième zone arabe patronnée par le Royaume-Unis, dans le sud de la Syrie, la Jordanie et la Palestine ; et une dernière zone sous mandat international comprenant Saint-Jean-d’Acre, Haïfa et Jérusalem.

Ce pacte réservait donc le futur pétrolier de la région à l’Europe, qui avait pris conscience de sa richesse dès 1908, un enjeu de poids, important plus que les promesses d'indépendance faites par les Anglais aux Arabes en 1915. Le chérif Hussein, de la Mecque, allait prendre connaissance du texte de cet accord en 1918 grâce à une série d’indiscrétions russes et ottomanes. Le secret qui avait entouré les négociations n’en n’était d’ailleurs plus un puisque l’accord avait été rendu public en novembre 1917 par le biais de différents articles de presse. Le potentat arabe, agacé par le manque de loyauté de la couronne britannique, allait s’adresser à celle-ci en demandant des explications. Le 18 février 1918, le gouvernement anglais confirmait les promesses passées précédemment concernant la libération des peuples arabes.

Le chérif Hussein avait-il alors conscience qu’il possédait un allié d’importance en la personne du président américain Woodrow Wilson ? N’ayant pas participé aux négociations franco-anglaises, Wilson allait demander à l’issue de la Première guerre mondiale, l’instauration d’une commission ad hoc à la Jeune Société des Nations à laquelle n’appartenaient pas les États-Unis. La proposition tendait à mener une consultation des peuples concernés par les accords Sykes-Picot. Londres et Paris, sentant le vent tourné, allaient se mettre d’accord rapidement et organiser une nouvelle rencontre diplomatique, la conférence de San-Remo d’avril 1920, qui allait permettre de finaliser les nouvelles frontières du Moyen-Orient. Le jeu des alliances au sein de la Société des nations devait permettre de légaliser et d’entériner les conclusions de cette conférence qui reprenait en large partie les dispositions des accords Sykes-Picot du 16 mai 1916.

Quatre mois plus tard, le 10 août 1920, un nouvel accord, le traité de Sèvres, était passé entre les Européens et le Sultan Mehmet VI afin d’appliquer les décisions prises lors de la conférence de San-Remo à la suite des accords Sykes-Picot. Cette nouvelle négociation qui réservait des territoires aux minorités kurdes et arméniennes, ne devait pas être ratifiée par l’ensemble des parties et allait jeter de l’huile sur le feu kemaliste qui rongeait déjà le pays.

La Turquie d’Atatürk allait tirer toutefois son épingle du jeu dans ce chaos en signant un nouveau traité avec la Russie soviétique en octobre 1921 lui permettant de récupérer des territoires perdus plusieurs décennies avant, autant que d’obtenir de l’armement soviétique destiné à la lutte contre les Arméniens et les Grecs. Atatürk allait encore réaliser un tour de force en faisant réviser les dispositions de Sèvres grâce au traité signé au Château d’Ouchy à Lausanne, le 24 juillet 1923. Ce dernier reconnaissait officiellement la République de Turquie et entérinait la désintégration de l’ancien Empire ottoman. Condition formulée par la Turquie, le Kurdistan et l’Arménie devaient renoncer à leur indépendance prévue par le traité précédent. Enfin, des échanges de populations entre la Grèce et la Turquie étaient décidés. Les Arabes, quant à eux, fort des promesses anglaises de 1915 et 1918, étaient venus remplir le vide laissé par les Ottomans en Syrie. Le fils du chérif Hussein, Fayçal, proclamé roi du « Royaume arabe de Syrie » le 7 mars 1920 ne devait toutefois guère profiter de Damas puisqu’il allait être contraint à l’exil en juillet. La patience occidentale demeurait relativement limitée ! À peine trois mois après la signature du traité de San-Remo, le souverain arabe était prié de vider les lieux. Les Britanniques, conscients de l’importance de l’amitié du roi des Arabes, et au bénéfice de leur sphère d’influence, allaient lui donner l’Irak comme royaume l’année suivante. Fayçal devait obtenir l’autonomie de l’Irak en 1932 ainsi que son adhésion à la Société des Nations.

Avec la désintégration de l’empire ottoman, le Sultan disparaissait de l’échiquier politique turc. Mehmet VI partait en exil ! Mais à son rôle politique était cumulée une fonction religieuse, celle de calife, autrement dit celle de commandeur des croyants. Ce titre, donnant à son bénéficiaire un pouvoir spirituel autant que temporel, contesté par certaines communautés musulmanes et disputé entre plusieurs dynasties au cours du Moyen-âge, était détenu par les Sultans turcs depuis le XVIème siècle. Reprise peu de temps par un cousin du dernier Sultan, Abdülmecid II, la fonction de calife était à son tour abolie par Atatürk en 1924, créant un vide au sein de la communauté musulmane. Avec l’absence d’un calife reconnu, ne fût-ce que partiellement, des appétits allaient s’aiguiser !

Le Sultan d’Égypte Ahmed Fouad, devenu roi en 1922, allait ainsi songer à reprendre le califat sans jamais trouver de légitimé suffisante hors de son pays. Le roi Fouad se heurtait à un obstacle de taille ! L’éclatement religieux du monde islamique ne lui permettait pas d’obtenir la reconnaissance nécessaire des différents courants, chiites, sunnites, kharidjites ou ibâdites, ainsi que des minorités religieuses comme les Alévis, les Yézidis ou les Druzes. Ce d’autant plus qu’aux différences religieuses allaient s’ajouter des luttes de pouvoir entre des potentats locaux peu enclins à concéder une telle prérogative à un rival.

Sans régime autoritaire étendu à de larges territoires, point de calife ! Une réalité que les extrémistes radicaux de l’État islamique tâchent de corriger depuis 2014. Le 29 juin de cette année-là, l’Irakien Abou Bakr al-Baghdadi s’autoproclamait calife, commandeur des croyants, sans obtenir de reconnaissance de la part des principales autorités musulmanes. La cruauté et l’effroi instaurés par ce nouveau despote et ses sbires allaient abolir en quelques mois la frontière entre la Syrie et l’Irak, réunissant les territoires gérés jadis par la France et la Grande-Bretagne, et révisant de facto par le fer et par le feu les traités du début du XXème siècle.

Cent ans après, l’Europe ressent encore la brutalité de l’héritage laissé par la disparition de l’Empire ottoman, anéanti par le chaos de la Première Guerre mondiale. 

Terrorisme islamiste, héritage de 14-18

En 1914, la Turquie, en guerre aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche, minée de l’intérieur, ne laissait guère de doute quant à son destin. La Grande révolte arabe, rendue célèbre par l’officier anglais Lawrence d’Arabie, et dont le but était de créer un État arabe d’Aden à Alep, allait lui faire plier l’échine de 1916 à 1918. Avec la défaite des Empires centraux, l’Empire ottoman se retrouvait dans le camp des vaincus, une défaite ne faisant qu’aggraver la déliquescence du pays. Mustafa Kemal Atatürk devait mettre une fin à cette agonie en abolissant l’Empire en 1923 et en fondant la République de Turquie.

L’Occident, conscient de ce déclin inexorable qui se poursuivait depuis la moitié du XIXème siècle allait devoir anticiper la désintégration de cette puissance ancestrale qui maintenait sous sa coupe l’entier du Proche-Orient depuis des siècles. Ainsi, alors que les Turcs tentaient pas la violence et la terreur de maintenir un fragile équilibre politique au sein de leurs territoires en liquidant les populations arméniennes et assyriennes, la France et l’Angleterre, principaux acteurs occidentaux de cet Orient exotique que Pierre Loti avait si magnifiquement dépeint, entamaient en novembre 1915 une série de négociations. Celles-ci durèrent jusqu’en mars 1916. Le 16 mai de cette année-là, sous le regard approbateur de l’Empire russe et du Royaume d’Italie, les représentants anglais Sir Mark Sykes et français François Georges-Picot signaient à Downing Street un accord qui allait déterminer le futur de ce Proche-Orient pour près d’un siècle.

Cet accord prévoyait le partage de ce territoire s’étendant de la mer Noire à la Méditerranée, de la mer Rouge à l’océan Indien et à la Caspienne, en déterminant des zones d’influence, dans la pure logique coloniale de ce temps. Cinq zones allaient être dessinées sur les plans étendus devant les ambassadeurs européens : une première zone placée directement sous l’administration française comprenant le Liban actuel et la Cilicie, au sud de la Turquie, face à Chypre ; une seconde zone gérée administrativement par l’Angleterre regroupant le Koweït contemporain et la Mésopotamie ; une troisième zone arabe mais soumise à l’influence française, dans le nord de la Syrie et la province de Mossoul ; une quatrième zone arabe patronnée par le Royaume-Unis, dans le sud de la Syrie, la Jordanie et la Palestine ; et une dernière zone sous mandat international comprenant Saint-Jean-d’Acre, Haïfa et Jérusalem.

Ce pacte réservait donc le futur pétrolier de la région à l’Europe, qui avait pris conscience de sa richesse dès 1908, un enjeu de poids, important plus que les promesses d'indépendance faites par les Anglais aux Arabes en 1915. Le chérif Hussein, de la Mecque, allait prendre connaissance du texte de cet accord en 1918 grâce à une série d’indiscrétions russes et ottomanes. Le secret qui avait entouré les négociations n’en n’était d’ailleurs plus un puisque l’accord avait été rendu public en novembre 1917 par le biais de différents articles de presse. Le potentat arabe, agacé par le manque de loyauté de la couronne britannique, allait s’adresser à celle-ci en demandant des explications. Le 18 février 1918, le gouvernement anglais confirmait les promesses passées précédemment concernant la libération des peuples arabes.

Le chérif Hussein avait-il alors conscience qu’il possédait un allié d’importance en la personne du président américain Woodrow Wilson ? N’ayant pas participé aux négociations franco-anglaises, Wilson allait demander à l’issue de la Première guerre mondiale, l’instauration d’une commission ad hoc à la Jeune Société des Nations à laquelle n’appartenaient pas les États-Unis. La proposition tendait à mener une consultation des peuples concernés par les accords Sykes-Picot. Londres et Paris, sentant le vent tourné, allaient se mettre d’accord rapidement et organiser une nouvelle rencontre diplomatique, la conférence de San-Remo d’avril 1920, qui allait permettre de finaliser les nouvelles frontières du Moyen-Orient. Le jeu des alliances au sein de la Société des nations devait permettre de légaliser et d’entériner les conclusions de cette conférence qui reprenait en large partie les dispositions des accords Sykes-Picot du 16 mai 1916.

Quatre mois plus tard, le 10 août 1920, un nouvel accord, le traité de Sèvres, était passé entre les Européens et le Sultan Mehmet VI afin d’appliquer les décisions prises lors de la conférence de San-Remo à la suite des accords Sykes-Picot. Cette nouvelle négociation qui réservait des territoires aux minorités kurdes et arméniennes, ne devait pas être ratifiée par l’ensemble des parties et allait jeter de l’huile sur le feu kemaliste qui rongeait déjà le pays.

La Turquie d’Atatürk allait tirer toutefois son épingle du jeu dans ce chaos en signant un nouveau traité avec la Russie soviétique en octobre 1921 lui permettant de récupérer des territoires perdus plusieurs décennies avant, autant que d’obtenir de l’armement soviétique destiné à la lutte contre les Arméniens et les Grecs. Atatürk allait encore réaliser un tour de force en faisant réviser les dispositions de Sèvres grâce au traité signé au Château d’Ouchy à Lausanne, le 24 juillet 1923. Ce dernier reconnaissait officiellement la République de Turquie et entérinait la désintégration de l’ancien Empire ottoman. Condition formulée par la Turquie, le Kurdistan et l’Arménie devaient renoncer à leur indépendance prévue par le traité précédent. Enfin, des échanges de populations entre la Grèce et la Turquie étaient décidés. Les Arabes, quant à eux, fort des promesses anglaises de 1915 et 1918, étaient venus remplir le vide laissé par les Ottomans en Syrie. Le fils du chérif Hussein, Fayçal, proclamé roi du « Royaume arabe de Syrie » le 7 mars 1920 ne devait toutefois guère profiter de Damas puisqu’il allait être contraint à l’exil en juillet. La patience occidentale demeurait relativement limitée ! À peine trois mois après la signature du traité de San-Remo, le souverain arabe était prié de vider les lieux. Les Britanniques, conscients de l’importance de l’amitié du roi des Arabes, et au bénéfice de leur sphère d’influence, allaient lui donner l’Irak comme royaume l’année suivante. Fayçal devait obtenir l’autonomie de l’Irak en 1932 ainsi que son adhésion à la Société des Nations.

Avec la désintégration de l’empire ottoman, le Sultan disparaissait de l’échiquier politique turc. Mehmet VI partait en exil ! Mais à son rôle politique était cumulée une fonction religieuse, celle de calife, autrement dit celle de commandeur des croyants. Ce titre, donnant à son bénéficiaire un pouvoir spirituel autant que temporel, contesté par certaines communautés musulmanes et disputé entre plusieurs dynasties au cours du Moyen-âge, était détenu par les Sultans turcs depuis le XVIème siècle. Reprise peu de temps par un cousin du dernier Sultan, Abdülmecid II, la fonction de calife était à son tour abolie par Atatürk en 1924, créant un vide au sein de la communauté musulmane. Avec l’absence d’un calife reconnu, ne fût-ce que partiellement, des appétits allaient s’aiguiser !

Le Sultan d’Égypte Ahmed Fouad, devenu roi en 1922, allait ainsi songer à reprendre le califat sans jamais trouver de légitimé suffisante hors de son pays. Le roi Fouad se heurtait à un obstacle de taille ! L’éclatement religieux du monde islamique ne lui permettait pas d’obtenir la reconnaissance nécessaire des différents courants, chiites, sunnites, kharidjites ou ibâdites, ainsi que des minorités religieuses comme les Alévis, les Yézidis ou les Druzes. Ce d’autant plus qu’aux différences religieuses allaient s’ajouter des luttes de pouvoir entre des potentats locaux peu enclins à concéder une telle prérogative à un rival.

Sans régime autoritaire étendu à de larges territoires, point de calife ! Une réalité que les extrémistes radicaux de l’État islamique tâchent de corriger depuis 2014. Le 29 juin de cette année-là, l’Irakien Abou Bakr al-Baghdadi s’autoproclamait calife, commandeur des croyants, sans obtenir de reconnaissance de la part des principales autorités musulmanes. La cruauté et l’effroi instaurés par ce nouveau despote et ses sbires allaient abolir en quelques mois la frontière entre la Syrie et l’Irak, réunissant les territoires gérés jadis par la France et la Grande-Bretagne, et révisant de facto par le fer et par le feu les traités du début du XXème siècle.

Cent ans après, l’Europe ressent encore la brutalité de l’héritage laissé par la disparition de l’Empire ottoman, anéanti par le chaos de la Première Guerre mondiale. 

Terrorisme islamiste, héritage de 14-18

En 1914, la Turquie, en guerre aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche, minée de l’intérieur, ne laissait guère de doute quant à son destin. La Grande révolte arabe, rendue célèbre par l’officier anglais Lawrence d’Arabie, et dont le but était de créer un État arabe d’Aden à Alep, allait lui faire plier l’échine de 1916 à 1918. Avec la défaite des Empires centraux, l’Empire ottoman se retrouvait dans le camp des vaincus, une défaite ne faisant qu’aggraver la déliquescence du pays. Mustafa Kemal Atatürk devait mettre une fin à cette agonie en abolissant l’Empire en 1923 et en fondant la République de Turquie.

L’Occident, conscient de ce déclin inexorable qui se poursuivait depuis la moitié du XIXème siècle allait devoir anticiper la désintégration de cette puissance ancestrale qui maintenait sous sa coupe l’entier du Proche-Orient depuis des siècles. Ainsi, alors que les Turcs tentaient pas la violence et la terreur de maintenir un fragile équilibre politique au sein de leurs territoires en liquidant les populations arméniennes et assyriennes, la France et l’Angleterre, principaux acteurs occidentaux de cet Orient exotique que Pierre Loti avait si magnifiquement dépeint, entamaient en novembre 1915 une série de négociations. Celles-ci durèrent jusqu’en mars 1916. Le 16 mai de cette année-là, sous le regard approbateur de l’Empire russe et du Royaume d’Italie, les représentants anglais Sir Mark Sykes et français François Georges-Picot signaient à Downing Street un accord qui allait déterminer le futur de ce Proche-Orient pour près d’un siècle.

Cet accord prévoyait le partage de ce territoire s’étendant de la mer Noire à la Méditerranée, de la mer Rouge à l’océan Indien et à la Caspienne, en déterminant des zones d’influence, dans la pure logique coloniale de ce temps. Cinq zones allaient être dessinées sur les plans étendus devant les ambassadeurs européens : une première zone placée directement sous l’administration française comprenant le Liban actuel et la Cilicie, au sud de la Turquie, face à Chypre ; une seconde zone gérée administrativement par l’Angleterre regroupant le Koweït contemporain et la Mésopotamie ; une troisième zone arabe mais soumise à l’influence française, dans le nord de la Syrie et la province de Mossoul ; une quatrième zone arabe patronnée par le Royaume-Unis, dans le sud de la Syrie, la Jordanie et la Palestine ; et une dernière zone sous mandat international comprenant Saint-Jean-d’Acre, Haïfa et Jérusalem.

Ce pacte réservait donc le futur pétrolier de la région à l’Europe, qui avait pris conscience de sa richesse dès 1908, un enjeu de poids, important plus que les promesses d'indépendance faites par les Anglais aux Arabes en 1915. Le chérif Hussein, de la Mecque, allait prendre connaissance du texte de cet accord en 1918 grâce à une série d’indiscrétions russes et ottomanes. Le secret qui avait entouré les négociations n’en n’était d’ailleurs plus un puisque l’accord avait été rendu public en novembre 1917 par le biais de différents articles de presse. Le potentat arabe, agacé par le manque de loyauté de la couronne britannique, allait s’adresser à celle-ci en demandant des explications. Le 18 février 1918, le gouvernement anglais confirmait les promesses passées précédemment concernant la libération des peuples arabes.

Le chérif Hussein avait-il alors conscience qu’il possédait un allié d’importance en la personne du président américain Woodrow Wilson ? N’ayant pas participé aux négociations franco-anglaises, Wilson allait demander à l’issue de la Première guerre mondiale, l’instauration d’une commission ad hoc à la Jeune Société des Nations à laquelle n’appartenaient pas les États-Unis. La proposition tendait à mener une consultation des peuples concernés par les accords Sykes-Picot. Londres et Paris, sentant le vent tourné, allaient se mettre d’accord rapidement et organiser une nouvelle rencontre diplomatique, la conférence de San-Remo d’avril 1920, qui allait permettre de finaliser les nouvelles frontières du Moyen-Orient. Le jeu des alliances au sein de la Société des nations devait permettre de légaliser et d’entériner les conclusions de cette conférence qui reprenait en large partie les dispositions des accords Sykes-Picot du 16 mai 1916.

Quatre mois plus tard, le 10 août 1920, un nouvel accord, le traité de Sèvres, était passé entre les Européens et le Sultan Mehmet VI afin d’appliquer les décisions prises lors de la conférence de San-Remo à la suite des accords Sykes-Picot. Cette nouvelle négociation qui réservait des territoires aux minorités kurdes et arméniennes, ne devait pas être ratifiée par l’ensemble des parties et allait jeter de l’huile sur le feu kemaliste qui rongeait déjà le pays.

La Turquie d’Atatürk allait tirer toutefois son épingle du jeu dans ce chaos en signant un nouveau traité avec la Russie soviétique en octobre 1921 lui permettant de récupérer des territoires perdus plusieurs décennies avant, autant que d’obtenir de l’armement soviétique destiné à la lutte contre les Arméniens et les Grecs. Atatürk allait encore réaliser un tour de force en faisant réviser les dispositions de Sèvres grâce au traité signé au Château d’Ouchy à Lausanne, le 24 juillet 1923. Ce dernier reconnaissait officiellement la République de Turquie et entérinait la désintégration de l’ancien Empire ottoman. Condition formulée par la Turquie, le Kurdistan et l’Arménie devaient renoncer à leur indépendance prévue par le traité précédent. Enfin, des échanges de populations entre la Grèce et la Turquie étaient décidés. Les Arabes, quant à eux, fort des promesses anglaises de 1915 et 1918, étaient venus remplir le vide laissé par les Ottomans en Syrie. Le fils du chérif Hussein, Fayçal, proclamé roi du « Royaume arabe de Syrie » le 7 mars 1920 ne devait toutefois guère profiter de Damas puisqu’il allait être contraint à l’exil en juillet. La patience occidentale demeurait relativement limitée ! À peine trois mois après la signature du traité de San-Remo, le souverain arabe était prié de vider les lieux. Les Britanniques, conscients de l’importance de l’amitié du roi des Arabes, et au bénéfice de leur sphère d’influence, allaient lui donner l’Irak comme royaume l’année suivante. Fayçal devait obtenir l’autonomie de l’Irak en 1932 ainsi que son adhésion à la Société des Nations.

Avec la désintégration de l’empire ottoman, le Sultan disparaissait de l’échiquier politique turc. Mehmet VI partait en exil ! Mais à son rôle politique était cumulée une fonction religieuse, celle de calife, autrement dit celle de commandeur des croyants. Ce titre, donnant à son bénéficiaire un pouvoir spirituel autant que temporel, contesté par certaines communautés musulmanes et disputé entre plusieurs dynasties au cours du Moyen-âge, était détenu par les Sultans turcs depuis le XVIème siècle. Reprise peu de temps par un cousin du dernier Sultan, Abdülmecid II, la fonction de calife était à son tour abolie par Atatürk en 1924, créant un vide au sein de la communauté musulmane. Avec l’absence d’un calife reconnu, ne fût-ce que partiellement, des appétits allaient s’aiguiser !

Le Sultan d’Égypte Ahmed Fouad, devenu roi en 1922, allait ainsi songer à reprendre le califat sans jamais trouver de légitimé suffisante hors de son pays. Le roi Fouad se heurtait à un obstacle de taille ! L’éclatement religieux du monde islamique ne lui permettait pas d’obtenir la reconnaissance nécessaire des différents courants, chiites, sunnites, kharidjites ou ibâdites, ainsi que des minorités religieuses comme les Alévis, les Yézidis ou les Druzes. Ce d’autant plus qu’aux différences religieuses allaient s’ajouter des luttes de pouvoir entre des potentats locaux peu enclins à concéder une telle prérogative à un rival.

Sans régime autoritaire étendu à de larges territoires, point de calife ! Une réalité que les extrémistes radicaux de l’État islamique tâchent de corriger depuis 2014. Le 29 juin de cette année-là, l’Irakien Abou Bakr al-Baghdadi s’autoproclamait calife, commandeur des croyants, sans obtenir de reconnaissance de la part des principales autorités musulmanes. La cruauté et l’effroi instaurés par ce nouveau despote et ses sbires allaient abolir en quelques mois la frontière entre la Syrie et l’Irak, réunissant les territoires gérés jadis par la France et la Grande-Bretagne, et révisant de facto par le fer et par le feu les traités du début du XXème siècle.

Cent ans après, l’Europe ressent encore la brutalité de l’héritage laissé par la disparition de l’Empire ottoman, anéanti par le chaos de la Première Guerre mondiale. 

Le Café littéraire

Plus de trente éditeurs fonctionnent dans nos cantons, démonstration évidente de la richesse et de la créativité des Romands dans le domaine de la littérature, toutes tendances confondues.

Et pourtant, le monde éditorial n’est pas le plus simple ni le moins compétitif. À l’heure du tout virtuel et du débat sur le prix du livre, les éditeurs rivalisent de plus en plus en ingéniosité et en audace pour proposer à un public toujours aussi avide d’ouvrages en papier de nouvelles ouvertures sur l’une des plus belles inventions de l’humanité. Les grandes manifestations organisées autour du livre, que ce soit « Le Salon du livre » ou « Le livre sur les quais » en sont les expressions les plus connues.

Plus cosy que ces grand ’messes, le café littéraire est une autre formule datant du XVIIème siècle – le premier exemple connu étant le Café Procope à Paris, ouvert en 1686 – qu’éditeurs et libraires tentent de temps à autre. En Suisse romande, les établissements de ce type demeurent toutefois assez rares. Le Café littéraire de Vevey en est un exemple relativement célèbre.

Il manquait un lieu où célébrer simultanément Bacchus et Apollon à l’autre bout du lac. Depuis peu, ce vide est rempli puisque le « café littéraire Slatkine » est venu remplacer la librairie centenaire fondée en 1918 à la rue des Chaudronniers par Mendel Slatkine.

De lectures en vernissages, niché au cœur de la vieille ville genevoise, on peut espérer que cet établissement devienne rapidement l’un des hauts lieux de la vie littéraire romande. 

Le Café littéraire

Plus de trente éditeurs fonctionnent dans nos cantons, démonstration évidente de la richesse et de la créativité des Romands dans le domaine de la littérature, toutes tendances confondues.

Et pourtant, le monde éditorial n’est pas le plus simple ni le moins compétitif. À l’heure du tout virtuel et du débat sur le prix du livre, les éditeurs rivalisent de plus en plus en ingéniosité et en audace pour proposer à un public toujours aussi avide d’ouvrages en papier de nouvelles ouvertures sur l’une des plus belles inventions de l’humanité. Les grandes manifestations organisées autour du livre, que ce soit « Le Salon du livre » ou « Le livre sur les quais » en sont les expressions les plus connues.

Plus cosy que ces grand ’messes, le café littéraire est une autre formule datant du XVIIème siècle – le premier exemple connu étant le Café Procope à Paris, ouvert en 1686 – qu’éditeurs et libraires tentent de temps à autre. En Suisse romande, les établissements de ce type demeurent toutefois assez rares. Le Café littéraire de Vevey en est un exemple relativement célèbre.

Il manquait un lieu où célébrer simultanément Bacchus et Apollon à l’autre bout du lac. Depuis peu, ce vide est rempli puisque le « café littéraire Slatkine » est venu remplacer la librairie centenaire fondée en 1918 à la rue des Chaudronniers par Mendel Slatkine.

De lectures en vernissages, niché au cœur de la vieille ville genevoise, on peut espérer que cet établissement devienne rapidement l’un des hauts lieux de la vie littéraire romande. 

Le rire de Janus

Alors que les chambres fédérales siègent en ce moment à Berne et que le pays retient son souffle dans l’attente de voir l’évolution de son équilibre économique, la question de la responsabilité des banques ne semble pas devoir être évoquée.

La banque joue pourtant au sein de la Confédération helvétique un rôle éminemment important, tout le monde le sait. Mais qui peut le comprendre véritablement ?

Qui a encore conscience de ce que la maîtrise de la terre implique, et des conséquences qui en découlent ? Et qui peut dire qui est le véritable maître de la terre en Suisse ? Des propriétaires plus ou moins bien dotés dont les biens sont hypothéqués auprès des banques en raison des lois fiscales ? Les cantons dont la plupart, si ce n’est tous, sont endettés auprès des banques ? Ou les banques elles-mêmes qui détiennent un parc immobilier immense et qui en payent le prix aux entités publiques moyennant quelque forfait négocié…, des forfaits négociés ? Non ce n’est même plus le cas puisque l’UBS et le Crédit suisse ne paient plus d'impôts depuis sept ans. Des banques qui, au final, possèdent des parts sur chaque bâtiment et sur chaque mètre carré du pays.

Une emprise qui fait de ces institutions financières les seigneurs véritables du pays, décidant à qui prêter ou ne pas prêter, fixant la rente de la terre et, en fin de compte, le devenir de bien des personnes. Car si les taux hypothécaires fluctuent en fonction du marché, ce sont bien les banques qui en déterminent les pourcentages et les modalités. Et quelle plus extraordinaire démonstration d’autorité sur la destinée du pays que la décision de la BNS du 15 janvier 2015, de casser le cours plancher du franc, provoquant le passage de l'euro sous le seuil de parité, sans que les Chambres fédérales aient leur mot à dire. Un choix donnant au terme « National » du nom « Banque National Suisse » une bien curieuse définition alors même que trois des membres de la direction générale sont nommés par le Conseil fédéral, et que les détenteurs du capital sont les cantons et les banques cantonales pour deux tiers.

Ce fonctionnement qui fait de la Suisse ce qu’elle est, s’immisçant à chaque instant dans la vie des individus, dans la voiture dont il faut payer les traites, dans le loyer de l’appartement ou du magasin, dans les intérêts qu’il faut rembourser, dans le fruit de notre travail qui s’affiche sur l’écran du bancomat, dans le régime de bananes provenant d’une cargaison achetée et revendue plusieurs fois par les traders d’un nombre indéterminé d’organismes financiers, fait de nous les éternels abonnés, les vassaux directs… pardon, les clients d’institutions qui détiennent des données personnelles sur chacun d’entre nous en plus de conserver, pour nous, nos économies ! Un principe vieux à certains égards de plus de quatre siècles, lorsque certains marchands plus habiles que d’autres purent jouer, à la faveur d’un retrait de l’église, les prêteurs, faisant crédit aux humbles comme aux souverains, se transformant progressivement en banquiers.

Qu’elles soient lombardes ou flamandes, suisses ou anglaises, qu’elles se nomment Médicis ou Pictet, Rothschild ou UBS, les banques modèlent notre univers, et en l’occurrence notre pays, depuis des siècles, depuis qu’il est permis de créer de l’argent avec de l’argent. Une mécanique froide, dénuée de toute moralité puisque simplement… mécanique, gérée, pour reprendre les termes de « l’Union des Banques Cantonales Suisses », de « manière autonome selon des principes économiques ». Une logique suivant les intérêts d’actionnaires majoritaires ou de conseils d’administration faisant preuve, en fonction des circonstances, de probité ou d’une unique préoccupation de rendement maximum.

Ainsi, le munitionnaire suisse Jules Bloch allait payer des millions d’impôt de guerre à l’issue du premier grand confit du XXème siècle, après avoir fait fortune en livrant des armes à la France. Le sang des fantassins prussiens écrasés sous ses obus alimentait son industrie au même titre que les tripes éclatées des poilus éventrés sur les plaines de Champagne graissaient les rouages des aciéries Krupp. Une logique commerciale ayant comme marionnettistes dissimulés dans l’ombre, des banques, prêteuses de fonds aux pays belligérants, eux-mêmes acheteurs de balles et de mitraille, de canons et de fusils, entraînant une dette publique qui allait être multipliée par 30 en Allemagne, 25 aux États-Unis, 12 en Angleterre et 6 en France. Des institutions financières qui devaient donner les moyens à quelques hommes de déclencher l’un des plus grands cataclysmes de l’histoire, entraînant la mort de millions de personnes et modifiant à jamais le visage de l’humanité, et qui n’allaient jamais être inquiétées….

Mais des banques créatrices d’emplois également, des prêteuses constituant le recours unique à la réalisation de bien des rêves, permettant l’achat d’une maison ou de la voiture familiale, ou de bananes en février. Des succubes soumises aux fantasmes de l’homme qui, par nature trop souvent, veut mieux et plus, des servantes assujetties aux caprices de souverains qui par orgueil demandent des armes pour écraser un ennemi plutôt que de demander raison. Une mécanique proposée pour les intérêts de certains afin de mieux servir les désirs des autres.

Une machine pouvant se faire infernale selon les alchimies protéiformes de produits dérivés que des théoriciens déconnectés des marchés réels peuvent inventer, comme lors de l’implosion des subprimes en 2007, machine dont la force centrifuge ne peut être contrôlée par l’individu lambda, mais dont la rythmique et la syncopée au niveau suisse pourraient sans doute être régulées par les Chambres fédérales, si les lobbyistes et leurs maîtres le voulaient bien. 

De l’obus au BIT

Un livre sur Albert Thomas vient d’être publié aux Presses universitaires de Rennes.

Mais qui est Albert Thomas ?

Né en 1878 à Champigny-sur-Marne, Albert Thomas allait être le grand organisateur de la production d’armements et du travail ouvrier en France au cours de la Première Guerre mondiale, contribuant à « imposer la méthode d’organisation scientifique du travail qui, avant le conflit, est très marginale en France ». Son rôle, au cours de la guerre, reste méconnu, pourtant il fut ministre de l’Armement et des Fabrications de guerre de mai 1915 à septembre 1917.

Au cours de son mandat, il allait développer le principe cardinal, pour un belligérant, de fournir un approvisionnement suffisant en munitions aux troupes se trouvant sur le front. Il devait non seulement apposer son rythme à l’industrie française mais encore signer de nombreux contrats de fourniture militaire avec des industriels suisses comme le Neuchâtelois Jules Bloch qui allait lui faire parvenir des tonnes de fusées d’obus durant toutes les années de guerre.

Actif avant 1914 dans la sidérurgie et l’horlogerie, Jules Bloch avait modifié ses productions et ses commandes auprès des horlogers jurassiens et neuchâtelois pour satisfaire la nouvelle demande mortifère qui venait remplacer les traditionnels mouvements d’horlogerie. Son matériel de guerre joua un rôle d’une certaine importance puisqu’en raison de sa minutieuse précision, il fut notamment utilisé lors des tirs de repérage pendant la bataille de Verdun. En quatre ans, il écoula à l’armée française des armes, pour un montant de près de 85 millions de francs suisses, une manne qui soutint un grand nombre de petites industries de l’arc jurassien durant toute la période du conflit. À la fin de celui-ci, l’Office fédérale des contributions allait lui réclamer un impôt de guerre extraordinaire de vingt-deux millions. Une fraude dans les déclarations douanières allait conduire à une affaire de corruption et à l’arrestation de l’industriel qui allait passer sous les fourches caudines de la justice et des impôts.

Jules Bloch allait pouvoir reprendre ses affaires dans les années qui suivirent la guerre, notamment grâce à Albert Thomas qui avait été son hôte à plusieurs reprises. Fort curieusement, le ministre français allait occuper l’une des propriétés de l’industriel à Genève qui avaient été saisies par le fisc en guise de compensation. Choisi pour diriger le Bureau International du Travail (BIT) en novembre 1919, Albert Thomas allait partager son temps entre Londres et l’ancienne propriété de Jules Bloch devenu le siège du l’organisation.

Albert Thomas allait encore fonder le Bureau International des Autoroutes à Genève en 1931 afin d'établir un plan continental cohérent d'infrastructures. L’année suivante, il allait s’éteindre après avoir contribué pendant plus d’une décennie à la renommée du BIT et d’une Genève devenue internationale.

 

 

Adeline Blaszkiewicz-Maison, Albert Thomas. Le socialisme en guerre 1914-1918, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.