Les paradigmes du temps

Bons baisers d’Ankara

En 1922, Smyrne, l’actuelle Izmir, brûlait alors que les communautés arménienne et grecque étaient massacrées par les troupes kémalistes. Dans la rade, face aux quartiers en feu, nombre de navires battant pavillon occidental assistaient au drame sans réagir pour autant. Leurs équipages devaient même repousser les quelques malheureux qui avaient eu l’idée de trouver refuge à leur bord.

Moins d’un siècle plus tard, l’Occident reste tout aussi impassible devant l’attaque brutale menée par la Turquie sur les Kurdes, les alliés inaliénables de l’Europe et des États-Unis dans la guerre contre l’État islamique. Les uns condamnent, les autres conseillent, certains menacent, mais sur le terrain, ceux qui étaient hier en première ligne pour combattre la Grande Menace et éradiquer les promoteurs des vagues d’attentats en Europe et en Afrique, sont bel et bien lâchés.

On se souvient évidemment de Cabu et de ses collègues, tués dans la rédaction de Charlie Hebdo en janvier 2015, de la tuerie du Bataclan la même année, des attentats suicides en Belgique l’année suivante, de Westminster en 2017, et de tant d’autres. Mais qui se souvient de ceux qu’il nous faut bien appeler « combattants de la liberté », mourant sur de lointaines lignes de front dans un désert proche-orientale pour défendre, en fin de compte, les valeurs qui sont les nôtres, la liberté d’expression et la démocratie ?

Et voilà que soumis à un revers à l’issue d’une guerre plus manichéenne que d’autres, nos défenseurs peuvent compter sur notre profonde et sincère réprobation à l’encontre de leur assaillant. D’aucun, en d’autres temps, auraient estimé cette passivité comme un acte de trahison. Est-ce là le signal que l’Occident veut donner à ses alliés à travers le monde ? En juillet 2015, je m’entretenais avec un Peshmerga en guerre contre les djihadistes dans le but de lui demander ce que lui et ses frères d’armes pensaient alors de la situation. Qu’en serait-il aujourd’hui ? https://blogs.letemps.ch/christophe-vuilleumier/2015/07/09/les-combattants-de-loubli/

À force de tourner le dos, la solitude restera la seule compagne de route des quelques démocraties qui se targuent encore d’éthique et de tolérance.

Cette agression met en lumière la peur, peur que les bouchers qui faisaient régner la terreur il y a peu de temps encore, recouvrent une partie de leur pouvoir de nuisance. C’est en tout cas là l’essentiel de l’analyse des experts, relayés par les media, qui, le plus souvent, placent pudiquement au second plan l’isolement des Kurdes. Quant à l’odieuse prise d’otage de plus de 3 millions de personnes, utilisées comme du bétail et moyen de pression pour exercer un chantage sur l’Europe, nul ne semble s’en soucier à l’exception d’ONG déjà débordées par les crises humanitaires qui se succèdent depuis des années. 60 millions de réfugiés, c’est le nombre de malheureux chassés de leurs terres à travers le monde. 3 millions de plus ou de moins, finalement … ! « L’exil, c’est la nudité du droit » disait Victor Hugo. Faut-il que nos sociétés modernes, technologiques et consuméristes en soient restées à un stade d’évolution morale aussi archaïque pour évaluer le prix d’une vie humaine à l’aune de son utilisation politique ? Or, à l’évidence, voilà des années que la Turquie d’Erdogan nous démontre son repli sur des valeurs ultra-conservatrices et nationalistes, la tentative de renversement du pouvoir d’Ankara, en juillet 2016, en était d’ailleurs un signale d’alarme spectaculaire. Et si l’on pouvait se demander alors « quelles seraient à terme les conséquences internationales d’une puissance nationaliste aussi imposante que la Turquie sur le Proche-Orient complètement déstabilisé par les criminels de Daesh, et où certains vieillards se souviennent que leurs parents craignaient les Ottomans et leur empire séculaire », https://blogs.letemps.ch/christophe-vuilleumier/2016/07/, nous commençons à peine à en percevoir la réponse.

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