La question ukrainienne vue de la Pologne par Claude Bonard

Je me fais à nouveau hôte pour accueillir sur ce blog Claude Bonard. Cet ancien haut fonctionnaire genevois proche du Conseil d'Etat, actif il y a une quarantaine d'années au sein de l'ONG "Union internationale de protection de l'enfance", partage sa vie entre la Suisse et la Pologne. Observateur attentif du monde diplomatique dont il interprète à merveille les finesses, on dit de lui dans la salle des pas perdus de l'Hôtel de Ville de la cité de Calvin qu'il est l'un des correspondants officieux parmi les plus avisés. Quoi qu'il en soit, doté d'une culture humaniste devenue trop rare, il est toujours délicieux de lire M. Bonard:

"L'appel des intellectuels polonais appelant à un soutien militaire en Ukraine : Hélas pas d'accord ! Du moins, pas maintenant ! Ce n'est un secret pour personne : tous mes amis et toutes amies savent quelles sont mes attaches avec la Pologne, un pays qui m'est cher à plus d'un titre, au sein duquel je séjourne souvent et régulièrement et qui atteste pour le surplus d'une longue histoire commune avec la Suisse et Genève.En lisant cet appel signé par plusieurs intellectuels polonais, dont le grand cinéaste Andrzej Wajda, je ne peux m'empêcher de me rappeler cette phrase de Talleyrand lorsque Napoléon avait fait fusiller le duc d'Enghien : "Ce n'est pas une erreur, c'est une faute"…

S'agissant de la crise en Ukraine, certes, il est possible de tirer des parallèles avec la situation de l'Europe avant la Seconde Guerre mondiale, et de voir en la rencontre de ce jour à Minsk entre les Européens, l'Ukraine et la Russie, un "remake" de Munich". Mais de là à comparer Mme Merkel à M. Chamberlain et M. Hollande à M. Daladier, il y a un pas que je veux pas franchir. Tout doit être fait pour éviter une "guerre chaude" entre l'Europe et la Russie. Nous ne sommes plus au temps de Dantzig, des Sudètes et de l'Anschluss, même si certaines situations y ressemblent beaucoup.

Si je suis enclin à partager avec mes amis polonais un certain esprit romantique et si je sais combien la Pologne à souffert des totalitarismes nazis et soviétiques, ce romantisme a ses limites. Il a conduit à des tragédies, à l'image des lanciers polonais chargeant non pas contre des chars blindés comme on l'a écrit par erreur, mais contre des unités mécanisées allemandes en 1939. Il a conduit aussi aux insurrections de 1943 dans le ghetto de Varsovie et à celle de l'insurrection du 1er août 1944. L'honneur des Juifs de Pologne en 1943 a triomphé de la barbarie. Et le courage de la nation polonaise et celui des varsoviens en particulier en 1944 de la nation polonaise a été sauf. Ces sacrifices ont permis de démontrer au plan moral que le bien triomphait du mal. Pourtant, on a vu le résultat. La Pologne y a perdu ses meilleurs éléments et toute sa jeunesse, broyés dans la barbarie à la fois nazie et aussi soviétique. La Pologne en a payé le prix de 1945 à 1989. Est-ce que les intellectuels signataires de l'appel en faveur d'une solution militaire en Ukraine veulent voir le risque d'une nouvelle conflagration entre la Russie et la Pologne ?Nous sommes aujourd'hui au 21e siècle. Les armes nucélaires sont présentes partout…. En Libye aussi, il y a quelques années, certains intellectuels français ont appelé à la destruction du régime libyen. On voit le désastre aujourd'hui. Veut-on la même chopse aux confins de l'Europe de l'Est ? à une frontière ukrainienne qui n'est qu'à 6 heures de voiture de Varsovie ? … un peu plus que Genève-Nice ? Autant dire, un saut de puce !

L' appel d'intellectuels polonais répercuté par le journal "Le Monde" est à mon humble avis malvenu et pour le moins, prématuré. Il m'en coûte de l'écrire. Il vient renforcer une logique d'affrontement plutôt que de tenter d'apaiser une situation tragique sur le terrain, même si dans le cas de l'Ukraine, chacun sait où se situent les responsabilités et les torts. Sachons retenir les enseignements de l'Histoire : Richelieu et Mazarin, avant Talleyrand, avaient compris que la négociation et l'arme, pour ne pas dire la ruse diplomatique étaient le meilleur des moyens pour obtenir des résultats dans une négociation. L'intérêt d'un Etat en négociation avec un autre commande parfois d'accomoder l'intérêt de l'Etat à une démarche qui ne soit pas belliciste au premier chef, même si comme l'écrit Clausewitz, "la guerre est la continuation de la diplomatie par d'autres moyens". Alors, Monsieur Wajda, Mesdames et Messieurs les intellectuels de Pologne, mettez plutôt votre haute autorité morale au service d'une ultime recherche d'une situation d'apaisement en Ukraine tout en sachant que négociation ne veut pas dire forcément veulerie et que négociation ne veut pas forcément dire capitulation. Nous n'en sommes – pour l'instant – pas encore au stade de Munich et personne n'a envie de "mourir pour Kiev", pour paraphraser la phrase "Mourir pour Dantzig" de sinistre mémoire".

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.