Les tabous de l’histoire

Les années qui disparaissent tirent derrière elles le tombereau de l’oubli. Effet du temps qui passe, des mémoires qui s’étiolent, des gens qui meurent, l’oubli est parfois le bienvenu. Tout le monde semble en effet avoir un certain droit à l’oubli ! En d’autres occasions, cette mémoire disparue représente a contrario une perte regrettable, un dommage en cela que l’évènement ou le fait historique oublié implique des personnes, des communautés, des choix et une portée dans le temps sur des lieux ou sur des tracés de vie et de famille.

Les historiens, mais pas seulement, c’est également le cas d’un certain nombre de personnes qui s’interrogent sur le passé et ses répercussions sur notre société contemporaine, essayent d’expliquer les temps révolus en mettant en lumière certains aspects saillants du passé. Il s’agit là, bien évidemment, de décisions prises par les praticiens de l’histoire, scientifiques illustres ou médiateurs reconnus, choix dictés par des intérêts personnels et arbitraires ou par une mécanique fondée, pour reprendre les propos du professeur François Jequier, sur la logique de la commémoration. Ce peut être également des pistes de recherches s’inscrivant dans le cadre de champs d’études plus larges investis par des spécialistes sollicitant leurs pairs sur des problématiques spécifiques. De nombreux cas de figures existent évidemment pour expliquer les choix réalisés, mais il n’en demeure pas moins que certains aspects de l’histoire restent inconnus, car non-étudiés, non révélés !

Il s’agit donc, la plupart du temps, de découvertes à faire au gré du hasard ou de l’instinct des chercheurs. Ainsi, l’historien Sébastien Farré mettait en lumière il y a peu le nombre important de monuments aux morts sur le territoire helvétique commémorant des suisses, victimes de la guerre franco-allemande de 1870. Étonnant ! Tout aussi étonnant ce plan d’invasion de l’Italie du nord conçu par la Confédération helvétique durant la Première Guerre mondiale, que l’historien Maurizio Binaghi a sorti de tiroirs poussiéreux.

Mais, il s’avère que le voile d’oubli qui dissimule certains faits, en certaines occasions, résulte de choix déterminés, peut-être par crainte du politiquement incorrect. La Suisse a eu son lot de secrets révélés, comme celui des fonds en déshérence. Sort à présent également de l’oubli, grâce à quelques rares études, la question de la détention administrative. Ainsi la loi vaudoise de 1942 sur « les éléments dangereux pour la société », abrogée en 1971, fait-elle l’objet d’une attention particulière (1), tout comme les dispositions similaires en vigueur à Neuchâtel à la même époque. Mais qu’en était-il dans le Valais, à Genève, à Fribourg, dans les terres jurassiennes ou bernoises ? Peut-être faudra-t-il un jour briser d’autres tabous et évoquer des histoires dont nous ne soupçonnons pas encore l’existence ?

Quelles furent par exemple les mesures sanitaires prises par la Suisse lors de l’émigration de travailleurs italiens sur son territoire ?

Le sort des prisonniers allemands utilisés après la guerre pour la reconstruction de la France demeure largement méconnu du grand public, tout comme le nombre de morts dans leurs rangs au cours cette période. Quelle fut l’aide apportée en Suisse aux détenus allemands qui s’évadaient, fuyant les vengeances de Marianne ?

Le récit de ces mêmes prisonniers détenus dans des camps de prisonniers sur le sol américain reste également fort peu connu malgré l’ouvrage de Daniel Costelle « Prisonniers nazis en Amérique, 2012 », qui jette un regard sur cet épisode et qui nous révèle une histoire étonnante et surréaliste. Quel fut le rôle du CICR dans cette affaire, comme dans celle d’un autre dossier, autrement plus sensible, celui des camps de « collabos » détenus en France après la guerre ?

Quelques questions qui mériteraient peut-être des réponses, quand bien même ces objets d’étude sont marqués par la flétrissure d’une damnatio memoriae que l’on peut sans doute comprendre mais que l’on ne peut scientifiquement pas admettre.

 

 

(1)          Yves Collaud, « Protéger le peuple » du canton de Vaud, histoire de la commission cantonale d’internement administratif (1935-1942), mémoire de licence sous la direction de Nelly Valsangiacomo avec la collaboration du Docteur Thierry Delessert, Lausanne : Faculté des Lettres, 2013.

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.