Y a-t-il une mentalité bullshiteuse ?

A l’image de la “mentalité complotiste”, y aurait-il une “mentalité bullshiteuse” ? Soit une disposition mentale à bullshiter ? Ce n’est pas exclu !

Rien ne garantit qu’une fois exposé et démonté, le bullshit disparaisse et que ses émetteurs et ses récipiendaires n’abandonnent une théorie, une idée ou un “concept” foireux. Ce n’est en effet pas parce que l’on a montré que le concept de “zone de confort” ne repose sur rien et qu’il est l’acmé du bullshit managérial que son usage va progressivement s’effacer.

Parce qu’émettre du bullshit relève moins d’un défaut de raisonnement (biais cognitif, intuition, paresse intellectuelle etc.), ou d’une prédisposition psychologique que d’une disposition d’esprit, d’une “mentalité”. C’est du moins l’hypothèse que l’on peut formuler après avoir lu le remarquable ouvrage de S. Dieguez et S. Delouvée (2021).

Au fil du panorama des études scientifiques du complotisme qu’ils dressent, Dieguez & Delouvée retournent l’image un peu rapide que l’on se fait de ce phénomène. Leur thèse est la suivante : loin d’être le produit d’erreurs de raisonnement ou de pathologies psychologiques, le complotisme n’est pas un symptôme, mais une posture, une stratégie, un choix délibéré (2021 : 245). Plus, “c’est le complotisme lui même, en effet, qui pourrait conduire à certaines illusions cognitives et défauts de raisonnement” (2021 : 246). S’il y a une “motivation complotiste” ou une “mentalité complotiste“, pourquoi n’y aurait-il pas aussi une “mentalité bullshiteuse” ?

Répondre avec assurance par la positive à cette question, nous fait prendre le risque de produire nous-même du bullshit, dès lors que l’une de ses origines consiste à transposer sans précaution un concept ou une théorie d’un champ à un autre. Avançons donc prudemment.

 

Bullshiter : un choix délibéré

L’idée d’une familiarité entre bullshit et complotisme n’est toutefois pas incongrue, le second étant l’une des formes spécifiques du premier :

Pour résumer, les théories du complot sont du bullshit parce qu’elles consistent en des énoncés vides de toute substance qui miment une certaine forme de rationnalité.

Le complotisme est enfin du bullshit, dans la mesure où il néglige et méprise les valeurs de la vérité, de la connaissance, d’une méthodologie fiable, et du respect de la discussion, pour privilégier le caractère performatif et magique d’une posture offrant des bénéfices personnels accessibles à faible coûts.”  Dieguez (2018: 296)

Parler de posture implique que le bullshiteur procède bien à un choix : celui de bullshiter. Il est donc moins victime d’un biais (cognitif) ou d’un défaut de raisonnement que l’auteur d’une stratégie délibérée de raconter n’importe quoi. Et les stratégies en matière de bullshit, il y en a indubitablement.

 

Le bullshit élevé au rang d’art

John Pettrocelli décrit avec soin les stratégies développés par les plus grands “Bullshit Artists” (2021 : 133ss.) :

  • Ecarter ou minimiser tous les éléments qui invalident leur propos;
  • Focaliser l’attention de son interlocuteur sur des “preuves” peu fiables, anecdotiques qui soutiennent leur propos;
  • Enoncer des propos pseudo-profonds;
  • Exagérer son propre degré de crédibilité;
  • Construire et gonfler abusivement des soutiens et assassiner ses adversaires;
  • Faire appel à l’intersubjectivité complice.

Ces stratégies ont une telle efficacité que le récipiendaire du bullshit a de la peine à le détecter. Il est victime de “Bullibility” ou de “crodulité”*.

 

Abus de “crodulité”

La “crodulité” ou “bullibility” (Petrocelli 2021 : 64) est une indifférence au bullshit, qui consiste à accepter celui-ci comme des faits sans être capable de détecter ce que le bullshiteur est en train d’établir : un manque de respect pour la vérité et un rapport à la réalité pour le moins lâche. Le “crodule” est un penseur paresseux qui ne soucie que peu des signes de légèreté voire de malhonnêteté du bullshiteur.

Voilà un champ d’investigation passionnant qui s’ouvre : établir ou infirmer l’existence d’une “mentalité bullshiteuse”. Les questions auxquelles il conviendra de répondre sont innombrables : quelles en sont les déterminants ? quelles en sont les caractéristiques ? comment se manifeste-t-elle ? devient-on bullshiteur parce que l’on a été “crodule” auparavant ? peut-on être un bullshiteur “de bonne foi” ? etc.

S’il nous arrive à tous d’être “crodules”, n’oublions pas que nous sommes aussi tous susceptibles d’être des bullshiteurs. La différence entre les deux est que le premier est la victime, le second le criminel.

Reste à fixer la peine pour ce crime.

 

Références :

Dieguez, S. (2018). Total Bullshit ! Au coeur de la post-vérité. Paris : PUF

Dieguez, S. & Delouvée, S. (2021). Le complotisme. Cognition, culture, société. Bruxelles : Editions Mardaga

Petrocelli, J. (2021). The Life-Changing Science of Detecting Bullshit. New York : St-Martins Press

* Le mot “bullible” est une contraction de “bullshit” et “gullible” (crédule) en anglais. Nous proposons une traduction libre en français en contractant “crotte” (bullshit) et “crédule”, ce qui donne “crodule”.