Décider « en toute connaissance de cause » : vraiment ?

A quoi reconnait-on une décision risquée ? A ce que son locuteur nous indique qu’elle a été prise « en toute connaissance de cause ». Mais de quelles causes parle-t-on ? Et à quel type de connaissance fait-on appel pour les déterminer ? Et au fond, prend-on vraiment de meilleures décisions lorsque nous sommes « pleinement informés des causes » ? 

Rarement aurons-nous ces derniers mois de crise sanitaire autant cherché à savoir, à comprendre, à identifier des causes, à esquisser des solutions. Jamais n’avons-nous autant évalué des dispositifs, sollicité des experts avant, pendant et après que les décisions sanitaires ne furent prises. C’est que l’incertitude dans laquelle nous sommes plongés sollicite notre besoin de savoir avant de décider, désireux que nous sommes de ne pas nous tromper. 

Cette pression pour la prise de bonnes décisions pèse autant sur nos dirigeants politiques que sur nos patrons et nos managers. A la moindre défaillance ou dérapage, nous les pointerons du doigt et les soupçonnerons de ne n’avoir pas tenu compte de tel ou tel facteur, de tel ou tel avis ou expertise. Mais décider, c’est trancher, choisir, donc discriminer entre des causes, entre des solutions et des conséquences. Dans ce contexte, on fait rarement tout juste : « Damned if you do, damned if you don’t ! »  

Evidence based management

Prendre la bonne décision est une préoccupation centrale du management, en témoigne le nombre d’articles et de livres publiés sur cet enjeu que ceux-ci proviennent de l’économie, des sciences décisionnelles ou des neurosciences. En matière de management, le « evidence based management » ou « management fondé sur les faits ou les données » est en vogue. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’appliquer au management des procédures d’investigation similaires à une démarche scientifique : définition de la question de recherche, collecte et évaluation des données, traitement de celles-ci, production des résultats et évaluation. C’est la méthode des « 6 A » : Ask, Acquire, Appraise, Aggregate, Apply, Assess. 

La soumission d’une décision à une démarche scientifique reposant sur des faits et des données recueillies et construites, c’est grossièrement parlant, ce que les gouvernements ont mis en oeuvre en s’adjoignant les services de « comités scientifiques » et autres arènes d’experts pour les conseiller et leur formuler des recommandations. Sur ces bases, les dirigeants ou les managers peuvent décider « en toute connaissance de cause ».

Dé-biaiser

Fonder en raison ses décisions c’est chercher à se départir de ses biais cognitifs, de ses affects, de ses préférences. C’est, selon Kahneman, désactiver notre Système cognitif 1 instinctif et rapide, pour activer son Système 2 plus lent et réflexif, celui qui cherche les causes et qui analyse les faits et les données au plus près de ses capacités. Oui, mais comment passe-t-on de l’un à l’autre ?

Le psychologue Olivier Houdé explique qu’entre ces deux systèmes cognitifs vient se glisser un troisième système dit « d’inhibition » ou « exécutif » qui permet le passage du Système 1 au Système 2 et qui arbitre les tensions entre les deux en faveur du second. Deux « émotions cognitives » permettent d’activer ce troisième système exécutif et inhibiteur : le doute et le regret. Avoir un doute sur notre première intuition quant à la décision à prendre permet de déclencher un processus de raisonnement plus lent et plus réfléchi. Anticiper les regrets que nous pourrions avoir à l’avenir par rapport à la décision que nous nous apprêtons à prendre le permet tout autant. Ces deux « émotions cognitives » nous mettent donc sur la voie de la bonne connaissance des causes et donc de la bonne décision.

Et ensuite ?

Ayant inhibé notre Système 1 au profit du Système 2, ayant conduit une réflexion approfondie sur la base de faits et de données pertinentes, nous voilà enfin en mesure de décider « en toute connaissance de cause ». Après avoir consulté les experts, procédé à des analyses, après m’être renseigné je suis en mesure de décider le déconfinement; je suis en mesure de décider du dispositif sanitaire à mettre en place dans mon organisation. Plus de doute, plus de regrets anticipés, je peux enfin décider la conscience tranquille.

« Lorsqu’une raison très évidente nous porte d’un côté, bien que, moralement parlant, nous ne puissions guère choisir le parti contraire, absolument parlant, néanmoins, nous le pouvons. » Descartes, Lettre au Père Mesland

Mais notre conscience peut-elle jamais être tranquille ? Le doute et les regrets anticipés peuvent-ils jamais être écartés, quand bien même « une raison très évidente nous porte » de ce côté-là ? Assurément non. La solution n’est pas tant de reprendre les études, les investigations et les analyses, cela serait une quête sans fin, procrastinatrice à souhait qui ne ferait que repousser le moment de la décision.

La solution est peut-être dans le fait de reconnaître absolument que décider c’est choisir, sélectionner, trier les causes, en écarter certaines pour en retenir d’autres « en toute connaissance ». Décider, c’est au fond déployer une « indifférence éclairée » : « Ce n’est pas l’indifférence qui résulte de l’absence de raisons de l’ignorant, mais une capacité générale d’indifférence de la volonté humaine aux raisons. » (Bossy 2020 : 159).

« L’indifférence est le nom de cette liberté de cette dignité ultime, la marque de la souveraineté du sujet. (…) Elle désigne non pas une neutralité des raisons d’agir, mais un dépassement de ces raisons, dans le moment de décider : rien ne nous attache définitivement à des raisons, nous sommes toujours au-delà : voila qui doit nous permettre d’échapper aux pièges des alibis, qui sont autant de raisons derrière lesquelles l’on se cache sa liberté. » (Bossy 2020 : 162)

Chercher les causes, les raisons, asseoir son jugement sur des faits, raisonner plutôt que suivre son intuition, c’est souvent mieux, mais décider en toute connaissance de cause ne nous exonère pas de notre responsabilité. Combien de fois, lorsque la décision prise « en toute connaissance de cause » s’étant avérée au final malavisée voire catastrophique, ne nous sommes-nous pas réfugiés derrière ces causes, derrière les faits, les expertises, la science ?

Décider, c’est exercer notre liberté de choix; celle de choisir les causes que l’on juge relevantes.

Décider, c’est savoir exercer une indifférence éclairée – autre nom de la liberté – et assumer notre responsabilité.

Références

Bossy, J.-F. (2020). L’indifférence. La sagesse des bienveillants. Paris : les Editions de l’Opportun.
Kahneman. D. (2011). Thinking fast, thinking slow. New York : Penguin Press.
Houdé, O. (2019). L’intelligence humaine n’est pas un algorithme. Paris : PUF

 

Monde d’après : constatons nos valeurs managériales avant de les élire !

La crise sanitaire que nous traversons secoue nos habitudes et nos pratiques managériales. D’aucuns en appellent à un changement de valeurs dans les organisations et à l’avénement d’un « monde d’après ».

Dans ce nouveau monde des organisations règneraient les valeurs de confiance, d’autonomie, de respect et de bienveillance. Mais ne risquons-nous pas de constater que ces opérations de refondation des valeurs échouent ? Comment faire pour que ce plaidoyer ne se transforme pas en une opération de “window dressing”​ ?  La réponse à ces questions tient peut-être à ce que l’on ne regarde pas les “valeurs”​ pour ce qu’elles sont.

Valeurs : Quésako?

Il est peu de termes aussi polysémiques que celui de “valeur”. Unité de mesure (le prix d’une chose), d’attachement (affectif) ou de jugement (opinion), la valeur est un réceptacle qui revêt maintes formes et remplit maintes fonctions. Dans la littérature managériale, le concept de “valeur” (ou de “valeurs” au pluriel) est associé, quand il n’est pas confondu, avec celui de “culture” : l’ensemble des valeurs reflètent alors la culture d’une organisation.

Dans la vie quotidienne (et en philosophie morale), l’adage veut que les valeurs sont ce que l’on élit, ce que l’on choisit comme horizon ou comme ligne de conduite (éthique). Dans cette perspective, une organisation, une entreprise qui affiche ses valeurs (ex. probité, efficacité etc.) élit et proclame les normes et les règles qui sont censées régir les comportements et animer l’action collective. C’est ainsi que de nombreuses organisations adoptent des « visions », et autres « chartes » dans lesquelles sont énumérées et déclinées les valeurs et la culture d’entreprise.

A cette approche axiologique, on peut opposer une approche sociologique qui s’attache moins à examiner les valeurs énoncées ou élues, qu’à mettre en lumière les valeurs vécues, produites et socialement construites par le fonctionnement quotidien de l’organisation en question. Les valeurs sont alors ce que l’on constate. S’ouvre ici, notamment, le champ sociologique de l’analyse des “business ethics”, dont l’un des ouvrages séminal a été écrit, voilà déjà trente ans par le sociologue américain Robert Jackal.

Dissonance

Le constat du sociologue est sec : il est rare que les valeurs professées recouvrent les valeurs constatées. La plupart du temps, c’est à une dissonance plus au moins importante que l’on aboutit. Jackall met en lumière les règles éthiques que suivent en réalité les managers (ou la manière dont les managers pensent que le monde fonctionne) : lutte pour le pouvoir, “blame shifting”, conformisme, “window dressing” etc. Autant de comportements qui sont bien éloignés des valeurs de “team playing”, de performance et de rigueur par ailleurs ouvertement professées par leurs organisations.

Trente ans plus tard, Jeremy Pfeffer, professeur à Stanford, ne dresse pas un bilan bien différent. Il dissèque l’écart quasi-systématique entre les valeurs professées par la littérature sur le leadership et les comportements réels des leaders. Dans la plupart des organisations, la modestie est pulvérisée par un narcissisme toujours plus prégnant; l’authenticité est une vertu inatteignable et surévaluée; la franchise y est trompeuse; la confiance élusive; l’empathie et la bienveillance défaillantes.

On pourrait être tenté de conclure de ce tableau que la promotion de valeurs élues par les organisations n’est qu’une hypocrisie de plus et que l’on ne sortira jamais de ce marécage. S’y résoudre serait aussi regrettable que dommageable.

Que faire ?

On peut commencer par reconnaitre que les acteurs dans les organisations ne sont jamais dupes. Les écarts entre les valeurs professées et les comportements réels sont parfaitement identifiés : chacun peut facilement constater, par exemple, que la valeur de “confiance” professée urbi et orbi par l’organisation n’est souvent suivie dans les faits d’aucun allègement des processus de contrôle, voire même s’accompagne de leur renforcement.

Cessons donc de prendre les collaborateurs et les collaboratrices de nos organisations pour des oies que l’on gave de valeurs. Les valeurs sont des construits sociaux, pas des slogans. Elles doivent être vécues et éprouvées au quotidien avant que d’être reconnues et affichées en tant que telles. Elles sont le produit d’interactions sociales complexes mélangeant stratégies, comportements et jeux de pouvoir entre les acteurs de l’organisation. Acceptons cette réalité et commençons par changer les pratiques avant d’en déduire des valeurs abstraites et déclamatoires. Vous prônez l’autonomie ? Commencez par en faire une réalité ! Vous érigez la confiance en valeur cardinale ? Alors n’assortissez pas le télétravail d’un contrôle renforcé par le biais de rapports d’activité ou de vidéo-conférences régulières juste pour vous assurer que votre collaborateur est bien devant son écran d’ordinateur !

L’imprécation et les appels à des valeurs « refondées et renouvellées » de ce « monde d’après » dont on nous rebat les oreilles doivent être précédées par une modification réelle et concrète du fonctionnement des organisations dans le sens souhaité. Ces valeurs auront d’autant plus de chance d’être prises au sérieux qu’elles seront constatées, avant que d’être élues.

Références

N. Bouzou Et J. De Funes (2018). La comédie (in)humaine. Paris : Editions de l’Observatoire.
R. Jackall (2010 [1988]). Moral Mazes. The World of Corporate Managers. Oxford : Oxford University Press.
N. Heinich (2017). Des valeurs. Une approche sociologique. Paris : Gallimard
J. Pfeffer (2015). Leadership BS Fixing Workplaces and Careers One Truth at a Time. New York : Harper Collins,