La Suisse, prisonnière d’une neutralité qui n’a jamais existé

En matière de neutralité, le Conseil fédéral s’accroche à une approche juridique comme à une bouée. Or la guerre en Ukraine constitue un changement géopolitique majeur, voire existentiel pour les démocraties du Vieux Continent. Ses conséquences ne peuvent être appréhendées avec les outils habituels de la politique étrangère. La plupart des pays européens a procédé à des ajustements considérables : l’Allemagne a révisé son pacifisme mercantile, la Suède et la Finlande veulent adhérer à l’OTAN.

Depuis bientôt un an, la Suisse procède, elle, à l’exégèse de sa neutralité comme si celle-ci était une fin en soi et non un moyen. Elle se laisse enfermer dans une vision mythifiée de son passé, et se fie à des textes qui ont plus d’un siècle (les conventions de La Haye de 1907), plutôt que de se dégager des marges de manœuvre pour défendre les valeurs d’indépendance et de liberté que l’agression russe foule aux pieds.

Tout au long de son histoire, la Suisse a rarement été absolument « neutre », c’est-à-dire totalement imperméable aux conflits. Tout un discours politique entretient pourtant l’idée que la Confédération aurait su – et devrait donc – se tenir hors des guerres.

La seule attitude constante de la Suisse depuis Marignan 1515 a été de ne pas être belligérante, de ne pas déclarer et faire la guerre comme état. Parce que pour le reste, les Suisses n’ont cessé de se mêler et d’être impliqués dans les conflits. Pendant plus de trois siècles, ils y ont participé comme mercenaires, principalement au service du Roi de France, mais aussi pour d’autres souverains. La Diète dut trouver les moyens d’éviter que des soldats de cantons différents s’entretuent, comme lors de la bataille de Malplaquet en 1709.

Pendant la période révolutionnaire de 1798 à 1815, la Suisse est prise dans la tourmente, occupée par les troupes françaises puis par celles de la Sainte-Alliance. Au cours de la première guerre mondiale, plusieurs scandales entachent la neutralité :  des colonels transmettent des informations à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie, le conseiller fédéral Hoffmann et le conseiller national Grimm lancent une tentative de paix séparée germano-russe.

Pendant la deuxième guerre mondiale, bien que le Conseil fédéral ait proclamé le retour à une neutralité « intégrale » après l’épisode de sa participation à la Société des Nations, nombre d’entreprises, Bührle en tête, ne se privent pas de livrer armes et munitions à l’Allemagne nazie et à l’Italie fasciste. Lors de la guerre froide également, la Suisse ne se comporte pas de manière aussi neutre que les proclamations officielles le laissent croire : elle est clairement – et plus ou moins secrètement – alignée sur les positions du bloc occidental. En témoignent notamment les révélations sur la P26 ou l’entreprise Crypto.

Ces quelques épisodes démontrent que les conseillers fédéraux actuels ont grand tort de s’entêter à refuser l’autorisation de réexportation de matériel de guerre vers l’Ukraine. Leurs prédécesseurs ont été beaucoup plus pragmatiques ou clairvoyants, privilégiant les affaires souvent et la morale parfois.

Ce qui est certain, c’est qu’à l’issue des conflits, la Confédération a toujours été sommée par les vainqueurs de s’expliquer sur ses ambiguïtés. Berne a-t-elle totalement oublié les leçons de l’affaire des fonds en déshérence, il y a 25 ans à peine ?

Il n’est pas demandé à la Suisse de livrer directement des armes à l’Ukraine, mais de laisser les états clients des entreprises helvétiques qui les fabriquent le faire. Le Conseil fédéral s’étant déjà aligné sur les sanctions européennes contre la Russie, cette concession serait logique. Car l’Ukraine n’a pas choisi d’être belligérante:  elle s’est retrouvée sauvagement agressée, et n’a pas eu d’autre choix que de se battre pour défendre son indépendance et sa liberté, comme les Suisses ont eu la chance, depuis 200 ans, de ne pas avoir à le décider.

Truss, Meloni : réussir avec ou sans l’Europe

Le moins que l’on puisse dire est que le slogan phare du Brexit « Take back control » (Reprendre le contrôle) ne se sera absolument pas réalisé. Depuis le vote du 23 juin 2016, la Grande-Bretagne perd pied : en six ans, le 10 Downing Street a vu défiler quatre premiers ministres conservateurs incapables de délivrer les bienfaits attendus de la sortie de l’Union européenne. La démission de la première ministre Liz Truss, au bout de 44 jours, apparaît comme la énième péripétie dans la saga d’une promesse électorale impossible à tenir.

Tous les problèmes auxquels fait face le Royaume-Uni (crise énergétique, inflation, dégringolade de la livre) ne sont pas imputables au Brexit, la COVID et la guerre en Ukraine ont accru les difficultés, mais le Brexit rend leur résolution plus complexe et incertaine.

De cette mésaventure, il y a quelques leçons intéressantes à tirer sur ce que signifie l’appartenance à l’Union européenne, au moment où, à Rome, une autre femme, Giorgia Meloni devient première ministre d’une Italie, elle aussi parfois tentée par le grand clash avec Bruxelles.

On se souvient de la très tautologique petite phrase de Theresa May, « Brexit means Brexit », lors de sa prise de fonction après la peu honorable sortie de David Cameron. Extraire la Grande-Bretagne de l’UE, oui mais comment et à quelles conditions ? La chose n’avait pas franchement été débattue pendant la campagne référendaire.

Un cadre réglementaire solide

Les défauts de l’UE sont bien connus et documentés sans complaisance : sa gouvernance est complexe, souvent lente et poussive, semblant toujours au bord de la crise. Pourtant l’étalage régulier – mais très démocratique et très transparent – de ses divisions ne l’empêche pas de forger des compromis auquel tous ses membres finissent par se rallier (non sans parfois quelques bras de fer de l’un ou l’autre état-membre jouant de son droit de veto).  Mais la focalisation sur les développements de sa législation ou sur les nouveaux défis à relever occulte une de ses plus grandes réussites depuis 1957: le bon fonctionnement du « marché commun ». Devenu en 1993 le « marché unique », celui-ci offre un cadre réglementaire solide et prévisible aux activités économiques en réglant la libre-circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes.

C’est là que la comparaison entre la Grande-Bretagne et l’Italie est éclairante. S’extraire du cadre réglementaire européen et tenter de retrouver des marges de manœuvre concurrentielles a représenté un travail herculéen et fastidieux pour Theresa May et Boris Johnson. À l’issue de ce processus, Westminster, le parlement britannique, a certes retrouvé la capacité de faire des lois comme bon lui semble, mais n’a pas été en mesure de redonner au pays la croissance économique, la prospérité et la grandeur commerciale auxquelles aspiraient nombre de ceux qui ont voté pour le Brexit.

L’industrie italienne plus robuste que la britannique

Pour l’Italie, en revanche, le cadre réglementaire du marché unique tient du phare lumineux dans la tourmente des maux qui l’afflige. Malgré son instabilité gouvernementale chronique, le Bel Paese reste une puissance commerciale exportatrice. La part du PIB imputable à l’industrie est de 22,6% en Italie, contre seulement 17,7% pour le Royaume-Uni (pour comparaison l’Allemagne est à 26,6%, la France à 16,8 % et Suisse : 25,6 %).

De longue date, les industriels et milieux d’affaire italiens se sont accommodés des pitreries de certains de leurs politiciens (tels Berlusconi, Grillo, Salvini,…), du moment que ceux-ci ne remettaient pas en cause le cadre européen leur permettant de développer leurs activités, et de participer sans entraves à la création de chaînes de valeur européennes, dans lesquelles leur inventivité et leur savoir-faire les ont intégrés. Lorsque la coupe est pleine, quand le différentiel entre les taux d’intérêt des bons du trésor allemands et italiens – le spread –  devient trop profond, le gouvernement, quel qu’il soit, est rappelé à l’ordre ou tombe (comme ce fut le cas lors du dernier gouvernement Berlusconi en 2011).

Le levier des institutions européennes

Les élites italiennes désespérant des jeux politiques romains ont de longue date misé sur les institutions européennes pour offrir à leur pays le cadre de stabilité nécessaire aux affaires que le système politique n’était pas en mesure de produire. Elles ont parié sur les leviers européens pour disposer d’un minimum d’ordre économique dans la Péninsule. La trajectoire de Mario Draghi, ancien directeur de la Banque d’Italie, puis de la Banque centrale européenne, puis président du Conseil (pour assurer que les milliards d’euros des plans de relance européens attribués à son pays seraient correctement utilisés), illustre à merveille cette stratégie d’évitement des intrigues romaines grâce au cadre de référence européen. Lorsque Mario Draghi a « sauvé l’euro » à coup de petites phrases et de politiques monétaires non conventionnelles, nul doute qu’il avait en tête l’idée de préserver la zone euro mais aussi d’éviter à son pays la banqueroute.

Si l’Italexit a animé un temps les populistes et les souverainistes, c’était surtout en raison de la crise des réfugiés et des problèmes liés à l’explosion de la dette souveraine. Mais contrairement au Royaume-Uni, la tentation de s’extraire du cadre législatif du marché unique n’a jamais saisi les milieux d’affaires transalpins, qui savent trop bien ce qu’ils lui doivent :  voir les régions du Nord du pays figurer encore et toujours parmi les plus riches du continent.

Solidarité sans précédent pour l’une, solitude pour l’autre

Face aux difficultés récentes (pandémie et crise énergétique due à la guerre en Ukraine), l’Italie a pu compter sur une solidarité européenne hors norme (220 milliards d’euros sur les 750 que l’UE entend verser à l’ensemble de ses états-membres) et une coordination des efforts pour assurer l’approvisionnement énergétique et la maîtrise des tarifs. La Grande-Bretagne s’est retrouvée seule dans son coin.

Une des rares actions politiques de Liz Truss dont on se souviendra est l’enthousiasme manifesté à l’égard de la Communauté politique européenne, réunie à Prague le 6 octobre dernier. Cette plate-forme de discussion lui est apparue comme une première bouée lancée par la famille européenne, dans le contexte toutefois bien particulier de la guerre en Ukraine.

Draghi en conseiller de Meloni ? 

Nouvelle locataire du Palazzo Chigi, Giorgia Meloni prendra soin de ne pas fâcher les partenaires européens : elle a placé au ministère de l’économie Giancarlo Giorgetti, ministre du Développement économique sous Mario Draghi. Il se murmure à Rome que la première ministre aurait demandé à son prédécesseur, si estimé dans les capitales européennes, de la conseiller de manière informelle. Quoi qu’il en soit, on peut donc s’attendre à ce que, en politique intérieure, la leader de Fratelli d’Italia donne des gages souverainistes et conservateurs dans l’éducation, la politique familiale ou la politique migratoire, mais qu’elle reste bien dans les clous européens pour tout ce qui concerne la politique économique et la politique extérieure. Garant de l’ancrage européen et du respect des traités, le président de la République Sergio Mattarella y veillera également avec autant de calme que d’intransigeance.

 

 

 

 

 

 

Le bilan de la présence de deux UDC au Conseil fédéral qui ne sera pas tiré

Quel acide télescopage dans l’actualité fédérale : le 7 décembre, 30 ans et un jour après le non des Suisses à l’Espace économique européen (EEE), sera élu le successeur d’Ueli Maurer. Il est à craindre que dans les semaines à venir, le « débat » se concentre sur le profil des papables et qu’aucun bilan sérieux ne soit tiré de la présence de deux élus de l’UDC (Union démocratique du centre) au Conseil fédéral.

L’hégémonie du parti national populiste sur la politique suisse a pourtant commencé par cette courte victoire en politique étrangère, (50,3% des votants refusèrent de s’arrimer à l’EEE ce « dimanche noir » du 6 décembre 1992, selon la fameuse formule de Jean-Pascal Delamuraz au soir de la votation). De 1995 à 2015, les Blochériens ont quasi doublé leur représentation au Conseil national, et frôlé les 30% de suffrages. Dès 2003, ils ont obtenu un second siège dans le collège gouvernemental. De quatrième roue du char depuis la naissance de la formule magique en 1959, ils sont devenus l’attelage prépondérant (non sans quelques péripéties entre la non réélection de Christoph Blocher en 2007 et l’élection -justement – d’Ueli Maurer en 2008 et celle de Guy Parmelin en 2015).

Qui pourrait contester la légitimité de cette double représentation ? Même si l’UDC a perdu lors des élections fédérales de 2019 un peu de sa superbe, elle reste avec plus de 25% des voix au Conseil national le premier parti de Suisse. La formule gouvernementale helvétique – que l’on s’obstine à qualifier de « magique » même si elle ne produit plus d’étincelles – octroie 2 sièges aux trois partis arrivés en tête et 1 au quatrième.

La fin des compromis

Or cette répartition du pouvoir entre les quatre grands partis, qui permit à la Suisse dans les années 1960 de développer son état social et d’engranger tous les bénéfices des Trente Glorieuses, s’est peu à peu grippée sous l’emprise du parti blochérien. D’habile machine à réformer la Confédération dans le consensus et par des compromis gauche-droite « gagnant-gagnant », elle est devenue une toupie qui tourne obstinément sur elle-même sans jamais plus se poser la question de son efficacité, de ses résultats et de sa finalité.

L’UDC doit ses succès électoraux à son intransigeance. Dans sa vision de la politique, le compromis n’est pas un outil vertueux qui permet aux Suisses d’avancer ensemble malgré leur diversité, elle est une faiblesse coupable. L’UDC n’a cure du respect des minorités, essence de notre fédéralisme, elle veut imposer sa volonté, par le rapport de force. Elle n’aime pas les contre-pouvoirs, propres au régime démocratique qui est le nôtre. Exaltant le kitsch et le folklore, le parti blochérien se proclame plus suisse que les autres : cette prétention à incarner à lui tout seul le pays est pourtant on ne peut plus antisuisse. Tout notre édifice institutionnel basé sur la représentation proportionnelle et la collégialité appelle à la collaboration constructive entre élus. Plutôt que d’exercer son leadership par des propositions stimulantes pour les autres partis gouvernementaux, l’UDC a imposé le blocage au cœur du système politique. Figée sur une conception idyllique de notre histoire, de la neutralité et de l’indépendance, elle a gelé toute réflexion ouverte sur l’avenir.

Dès lors, tant en politique intérieure qu’extérieure, le Conseil fédéral a toutes les peines du monde à se projeter, à trouver des compromis et à convaincre la population. La Suisse ne parvient pas à se réformer, donc à s’adapter aux défis de l’époque, qu’il s’agisse de son système de santé, des retraites, de la fiscalité et bien sûr de sa politique européenne. On reblètse de justesse (comme la réforme de l’AVS acceptée du bout des lèvres le 25 septembre dernier) ou sous pression afin de se conformer à de nouvelles régulations internationales (telle la réforme de la fiscalité RFFA en 2019).

Le dossier européen embourbé

En matière de politique européenne, et malgré une dizaine de scrutins depuis l’approbation des accords bilatéraux en 2000 ayant entériné des coopérations plus poussées avec l’Union, le Conseil fédéral ne réussit plus à avancer. Il s’est progressivement embourbé, sous l’influence des ses deux ministres UDC, sans que jamais d’ailleurs le parti ne revendique l’honneur et la responsabilité d’aller négocier avec les Européens en qualité de chef du Département des Affaires étrangères. Tout au contraire, au cours de son mandat Ueli Maurer a préféré ostensiblement afficher son soutien au régime chinois plutôt que de rechercher le contact avec Bruxelles.

Le coup de grâce remonte au 26 mai 2021 : ce jour-là, le président de la Confédération UDC Guy Parmelin enterre l’accord-cadre, longuement négocié depuis 8 ans avec l’UE. Cet accord devait offrir une solution pérenne aux relations entre la Suisse et les 27, grâce à un mécanisme de règlement des éventuels différents. Il promettait d’ouvrir de nouveaux champs de coopération renforcée, comme par exemple en matière d’électricité. L’UE avait fait de nombreuses concessions à la Suisse, au cours des discussions. Mais prisonniers de la posture de détestation systématique de tout ce qui vient de Bruxelles dans laquelle les Blochériens ont enfermé une bonne partie de notre classe politique, les deux élus UDC n’ont écouté ni les experts ni les diplomates. Infliger un affront à l’UE leur a semblé plus crucial que de réfléchir aux conséquences à court, moyen et long terme de leur geste. Si gouverner c’est prévoir, ces deux gouvernants-là n’ont pas prévu grand-chose – ni leurs collègues qui n’ont pas eu le courage politique de s’opposer à cette issue malheureuse et inutilement vexante pour les partenaires européens.

Un état-tiers qui ne se l’avoue pas

Dans leur inlassable guérilla contre Bruxelles, les élus UDC ont oublié de dire une chose essentielle au peuple: l’entreprise de démolissage des accords bilatéraux qu’ils ont méthodiquement entreprise conduit la Suisse vers l’isolement et la marginalisation, et à être considérée comme un état tiers. Sans solution institutionnelle avec l’UE, les accords bilatéraux sont peu à peu vidés de leur substance. Les Européens continuent à légiférer (pas pour ennuyer les Helvètes mais parce que de nouveaux défis surgissent qu’ils ont collectivement décidé de résoudre ensemble), et le fossé entre les règles appliquées par les Suisses pour être partie prenante du marché unique et celles adoptées par les Européens s’accroît. Comme sur un ordinateur, l’absence de mise à jour finit pas créer d’insurmontables difficultés : les programmes ne tournent plus.

Ont déjà fait les frais de l’absence de clairvoyance des conseillers fédéraux UDC l’industrie des technologies médicales, les programmes de recherche de nos hautes écoles. Bientôt ce sera l’industrie des machines, mais aussi nos aéroports qui se retrouveront largués, marginalisés, plus en état de concourir sur le marché européen dans des conditions de concurrence équitable.

Pour les 27 qui ont tenu bon face à la déflagration du Brexit, la posture d’exceptionnalisme, la revendication helvétique d’être traitée comme un cas particulier, devient chaque jour plus incompréhensible, inaudible, et indéfendable.

Sous l’influence de l’UDC, notre Confédération est ainsi passée du statut de partenaire privilégié de l’UE à candidat état-tiers qui n’ose même pas se l’avouer. Or, qu’on l’aime ou pas, mais parce qu’elle rassemble tous nos voisins et la grande majorité des nations de notre continent, l’UE est un partenaire commercial et politique incontournable. Lorsque le principal parti du pays n’a d’autres discours que de prétendre qu’on peut le contourner sans risques et sans gros dommages pour notre prospérité et notre sécurité, il conviendrait tout de même de se demander, à la faveur d’une vacance fortuite, s’il a toujours sa place au Conseil fédéral.

Réflexion d’avenir ou arithmétique ? 

Face à la guerre en Ukraine et ses innombrables répercussions, ne conviendrait-il pas d’exiger des candidats à la fonction suprême qu’ils développent une vision claire et ambitieuse de la place de la Suisse en Europe ? En d’autres mots, plutôt que de se contenter d’arithmétique électorale, la gravité de l’époque ne commande-t-elle pas de placer au gouvernement des élus en fonction d’un programme partagé avec les autres partenaires de la coalition ?

Il est regrettable que cette élection partielle, même si les Verts envisagent d’y proposer une alternative, ne soit pas encore l’occasion d’une grande remise en question de notre formule gouvernementale. L’an prochain, peut-être, après les élections fédérales lors du renouvellement de l’entier du collège… Mais la Suisse peut-elle toujours se permettre d’attendre une prochaine échéance pour résoudre ses problèmes ?

 

 

 

 

 

 

Dans le monde de 2022, l’abandon de l’accord-cadre en 2021 apparaît bien puéril

On ne fera pas grief au Conseil fédéral de ne pas avoir prévu la guerre en Ukraine. Mais à la lumière de cet événement majeur et de ses multiples impacts prévisibles ou non, la décision prise il y a tout juste un an, le 26 mai 2021, de jeter l’accord-cadre négocié depuis 2013 avec l’Union Européenne paraît bien sotte, arrogante et irréfléchie. En 12 mois, notre gouvernement s’est révélé incapable de mettre sur la table une alternative crédible et de nous prouver qu’il savait parfaitement où il entendait aller en opérant ce choix fatidique.

Dans un monde devenu beaucoup plus incertain et dangereux, il serait grand temps de remettre de la fluidité, de la prévisibilité et de la confiance dans nos relations avec les 27, qui demeurent nos principaux partenaires économiques ! Il serait grand temps de négocier sérieusement et de réparer les dégâts déjà infligés aux chercheurs, aux Medtech, et d’éviter d’autres nouvelles embûches pour notre économie. Le retour de l’inflation et du franc fort, conséquences directes de la guerre en Ukraine, seront déjà bien assez difficiles à appréhender pour les entreprises et les finances publiques.

Rétrospectivement, la grande bataille helvétique pour élever des digues d’apparence souverainiste en cas de désaccord sur la reprise du droit européen paraît bien dérisoire. Dans ses relations avec les autres états, la Suisse s’est toujours prévalue de la primauté du droit international, meilleure arme des petits pays contre les rapports de forces. Or le droit international vient d’être piétiné aussi sûrement que les villages ukrainiens par le pouvoir russe. Le juridisme obtus est impuissant quand l’adversaire choisit la brutalité.

Résolu à tenir la dragée haute aux Européens et à l’aimant que constitue leur marché unique, la Suisse a mis beaucoup d’énergie, ces dernières années, à diversifier les débouchés pour ses exportations. Or il apparaît que les investissements dans les pays autocrates, comme la Chine et la Russie, sont beaucoup plus « à risques » qu’estimé. Quand la communauté internationale décide de sanctions, la Confédération n’a pas d’autre choix que de s’aligner pour ne pas être pénalisée sur ses traditionnels marchés occidentaux. La neutralité économique n’existe pas – si elle n’a jamais existé !

Vent debout contre l’accord-cadre, le regard embué par l’insolence du Brexit, la classe politique helvétique ne s’est guère aperçue que l’Union européenne a accompli depuis quelques temps de considérables avancées dans des secteurs stratégiques. L’Europe se fait dans les crises, disait un de ses pères fondateurs, Jean Monnet, et cela a rarement été plus vrai que depuis 2 ou 3 ans : mutualisation des dettes, Green Deal, plans de relance, gestion commune des vaccins, législation sur les marchés numériques ; et bientôt, taxe carbone aux frontières, filières industrielles pour les produits stratégiques, défense commune, programme REPowerEU d’indépendance aux énergies fossiles russes …  Soudée par les épreuves, l’Union européenne, dont le projet de paix et de prospérité communes était parfois raillé ou jugé dépassé, a retrouvé avec la guerre en Ukraine une nouvelle et tragique légitimité. Berne ne semble pas en avoir pris la mesure, et prend le risque de marginaliser des pans entiers de l’économie suisse face à ces nouvelles dynamiques de production. Dans un monde qui se déglobalise, marqué par la crise Covid et les exigences de la lutte contre le réchauffement climatique, ce risque est mortel.  Nos intérêts économiques exigent de nouvelles réflexions de la part du Conseil fédéral, mais la morale et la politique devraient également les provoquer.

Conscient de la gravité de la situation et des menaces existentielles qui pèsent sur le Vieux-Continent, notre gouvernement devrait admettre que son coup de poker de l’an dernier était une erreur. Il devrait indiquer à la Commission européenne qu’il va parapher l’accord-cadre institutionnel, tel que négocié jusqu’en décembre 2018, et le soumettre ensuite à l’approbation des Suisses (qui viennent encore de donner une ample majorité au controversé système Frontex – montrant une fois encore leur attachement à tout l’édifice des accords bilatéraux). Il devrait situer l’enjeu de cette votation dans une feuille de route le conduisant à réexaminer d’autres voies d’intégration à l’Union européenne, telle l’adhésion pleine et entière, ou l’entrée dans l’Espace économique européen, qui a bien évolué depuis le vote de décembre 1992. Il devrait, comme l’a suggéré le président du Centre Gerhard Pfister, marquer son plus vif intérêt pour la proposition de Confédération européenne, lancée par le président français Emmanuel Macron, afin de servir de toit à toutes les démocraties du continent.

Bref, il devrait afficher audace et courage, sortir des sentiers battus et cadrés depuis trop longtemps par les intérêts de l’UDC (et qui nous ont mené dans l’impasse actuelle).  La stratégie de la niche, déclinaison opportuniste et cynique du concept de neutralité, c’est terminé. À l’avenir, la Suisse ne pourra plus impunément jouer la carte de l’avantage juridique ou financier aux dépends de ses partenaires économiques. Toutes les démocraties sont appelées à faire preuve de solidarité entre elles face aux menaces des pouvoirs autocrates. Jouer en solo, se croire plus malin que les autres, privilégier des intérêts économiques à court terme sur la morale, se dispenser de participer de manière tangible – et pas seulement déclamatoire – à la défense des libertés communes à tous les Européens n’est une voie ni raisonnable ni digne pour la Suisse.  Puisse la puérilité de l’abandon de l’accord-cadre, il y a un an, au vu des graves enjeux actuels, nous avoir au moins appris cela.

 

 

 

 

 

 

Ce que révèle l’autopsie de l’accord-cadre, un an après

Bientôt un an que le Conseil fédéral a laissé tomber les négociations de l’accord-cadre institutionnel avec l’Union européenne, lancées en décembre 2013. Pourquoi une telle issue après 32 cycles de réunions ? Le professeur René Schwok tente une réponse dans un bref essai, publié dans la Collection Débats et documents par la Fondation Jean Monnet pour l’Europe.*

En bon chercheur, René Schwok applique la méthode analytique, tel un médecin pratiquant une autopsie pour élucider une mort mystérieuse : il décortique au scalpel les faits, montre ce qui avait été obtenu au cours des négociations. Il s’essaie ensuite à quelques hypothèses sur les motivations de nos sept conseillers fédéraux, au moment de prendre la décision fatidique du 26 mai 2021.

Les pages consacrées au contenu de l’accord-cadre (tel que posé sur la table fin 2018 – mais jamais paraphé par nos diplomates), aux points réputés bloquants et aux concessions obtenues de Bruxelles, sont particulièrement éclairantes. Avec rigueur, le chercheur démontre que les négociateurs européens ont fait preuve de pragmatisme et de bienveillance, autorisant une fois encore des solutions « sur-mesure » pour rassurer les Suisses. Ce fact checking est à l’opposé de l’image qui s’est imposée dans le débat public d’une Commission intransigeante, ne cédant rien à la Confédération, dans un contexte de tensions post Brexit.

Le professeur Schwok cite d’ailleurs l’évaluation du Conseil fédéral à fin 2018: « le résultat des négociations correspond dans une large mesure aux intérêts de la Suisse et au mandat de négociation.»

Comment comprendre dès lors que le gouvernement n’ait pas mieux présenté et défendu les avancées obtenues, et qu’il ait décidé il y a un an, de jeter à la poubelle tout ce travail d’orfèvrerie diplomatique ? Ce caprice reste d’autant moins explicable que les conséquences négatives d’un tel camouflet à l’égard de notre principal partenaire économique, rappelle René Schwok, avaient parfaitement été identifiées par… le Conseil fédéral lui-même.

Pour conclure son étude, le professeur à l’Université de Genève émet différentes hypothèses en analysant le positionnement des conseillers fédéraux. À l’origine du fiasco apparaissent ainsi la faiblesse des acteurs en présence et une surestimation des forces de la Suisse dans ses rapports avec l’UE. Tant les conseillers fédéraux que les partis en prennent pour leur grade, ambigus et trop velléitaires. Est également pointée l’attitude des syndicats, en rupture avec leurs engagements précédents, qui ont détourné l’enjeu européen pour « peser sur l’agenda politique » interne.

Ces 66 pages d’analyse sont plus cruelles qu’un pamphlet. Elles révèlent une profonde méconnaissance des détails du dossier des bilatérales et la formidable incompétence d’une classe politique majoritairement focalisée sur la lutte pour des sièges au Conseil fédéral en 2023. Se maintenir au pouvoir est bien sûr un but louable de la part des quatre partis gouvernementaux, qui se le partagent depuis 1959, mais pour quoi faire ? Les petits calculs de politique politicienne excusent-ils de  négliger un sujet aussi crucial pour la prospérité du pays, l’avenir de son économie et de ses chercheurs ?  On se le demande en refermant cette courte étude sur le plus grand ratage de notre politique européenne récente.

* René Schwok, “Accord institutionnel: retour sur un échec”, Collection Débats et documents no 25, Fondation Jean Monnet pour l’Europe, mai 2022, 66 pages.

Le Conseil fédéral doit procéder à un aggiornamento de sa réflexion géopolitique

Dimanche devant le Bundestag, le chancelier Olaf Scholz a commencé son discours avec cette phrase : « Le 24 février 2022 marque un changement d’époque dans l’histoire de notre continent. » Prenant la mesure du bouleversement que représente dans l’ordre international et européen l’invasion de l’Ukraine par la Russie, M. Scholz a annoncé une révolution copernicienne dans la politique de sécurité de l’Allemagne, le réarmement de son pays avec une montée des investissements à 2% du PIB. La rupture avec la prudence et le pacifisme traditionnellement prônés, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, par la première puissance économique du continent est totale.

Même gravité dans l’allocution du président français Emmanuel Macron, le 2 mars, en évoquant le tournant que représente ce conflit : « Ces événements n’auront pas seulement des conséquences immédiates, à la trame de quelques semaines. Ils sont le signal d’un changement d’époque. La guerre en Europe n’appartient plus à nos livres d’histoire ou de livres d’école, elle est là, sous nos yeux. La démocratie n’est plus considérée comme un régime incontestable, elle est remise en cause, sous nos yeux. Notre liberté, celle de nos enfants n’est plus un acquis. Elle est plus que jamais un système de courage, un combat de chaque instant. A ce retour brutal du tragique dans l’Histoire, nous nous devons de répondre par des décisions historiques. »

Ce funeste 24 février 2022 choque autant les consciences que le 11 septembre 2001. Chacun pressent, à l’image du chancelier social-démocrate et du président de la République française, que le monde de demain ne sera plus pareil à celui qu’il a été jusqu’au 23 février. Encore faut-il avoir le courage d’y faire face. Peu rompu à la réflexion géopolitique, notre Conseil fédéral a tout de même attendu trois jours, pour comprendre qu’il fallait sortir de son mode de gestion « business as usual » et s’aligner sur les sanctions européennes. Trois jours où il s’est tortillé derrière le paravent de la neutralité et les arguties juridiques, plutôt que d’affirmer d’emblée sa solidarité de principe avec le camp des démocraties.

On peut très sérieusement douter de sa clairvoyance et de son sens de l’urgence à la lecture du communiqué, publié le vendredi 25 février, sur la manière dont il entend orienter un nouveau paquet de négociation avec l’Union européenne : le texte, sans doute préparé à l’avance, ne contient pas la moindre allusion au contexte géopolitique du moment ni l’affirmation des valeurs qui lient la Suisse aux Européens ! Quel manque de tact. Dans la démonstration du décalage qui se creuse entre la Suisse et ses principaux partenaires, depuis la rupture de l’accord-cadre en mai 2021, il pouvait difficilement produire une preuve plus éclatante.

Dès lors, faut-il se résigner à ce que notre pays apparaisse « à côté de la plaque », pleutre ou suiveur, jamais à la hauteur de la situation ? Ou bien peut-on espérer un sursaut, une inspiration, qui conduise le gouvernement à procéder à un profond aggiornamento du positionnement de la Suisse sur la scène internationale ?

Plus rien ne justifie une voie solitaire et particulière de la Suisse sur le plan européen. Le monde multilatéral dans lequel la Confédération pouvait jouer sa partition en solo est mort, broyé par les colonnes de chars que Poutine a lancées sur les routes d’Ukraine. Cet édifice multilatéral, pour partie localisé dans la Genève internationale, ne sera pas rétabli avant longtemps. Dans l’immédiat, l’ONU étant paralysée par le droit de veto des Russes au Conseil de sécurité, seule l’Union européenne a la capacité d’agir efficacement face à la menace. Notre gouvernement doit saisir la portée et les conséquences de cette nouvelle donne. Il doit revoir le logiciel qui tourne depuis une trentaine d’années et encadre notre politique étrangère.

Après l’échec de l’Espace économique européen, donc d’un premier arrimage de la Suisse aux institutions européennes, le Conseil fédéral a choisi, bon gré mal gré, de maintenir sa tradition humanitaire et sa pratique des bons offices (pour œuvrer à la paix dans le monde et se concilier au passage les bonnes grâces des puissants), de privilégier la voie bilatérale avec l’UE, mais aussi de parier sur le développement de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour offrir à son économie les meilleures conditions possibles d’accès aux marchés.

Un rapide bilan de ces trois choix stratégiques s’impose. Très valorisé, mais par nature peu explicité dans les détails, son rôle de facilitateur en cas de conflit lui a valu une certaine estime, flattant l’ego de nos ministres des affaires étrangères, mais pas beaucoup de dividendes concrets en faveur des intérêts helvétiques. Les Américains ont agi sans pitié à l’égard de la Confédération au moment de la crise des fonds en déshérence et ont obtenu quelques années plus tard la peau du secret bancaire. Quant aux efforts pour trouver des solutions de paix à long terme avec Poutine, on mesure ces jours à quel point ils étaient condamnés d’avance : le despote du Kremlin a-t-il jamais été un interlocuteur de bonne foi lors des discussions ? En diplomatie, il y a de la grandeur à paraître humilié dès lors qu’on a sans relâche chercher une solution pacifique, mais la défense des intérêts de la Suisse ne doit pas être indéfiniment immolée sur l’autel de cette nécessaire humilité. En l’occurrence, la Confédération n’est pas la seule qui s’emploie à maintenir ouvert des canaux de discussions entre l’agresseur et l’agressé.

Pour ce qui concerne la voie bilatérale avec l’UE, elle a été un succès, puisque notre pays est une des régions du continent qui a le plus profité de la prospérité créée par le marché unique. Mais cette voie a été torpillée peu à peu par le Conseil fédéral lui-même : en 2006, il renonce à l’objectif de l’adhésion à l’UE, qui lui avait valu passablement de goodwill de la part des diplomates européens. En 2021, il met fin aux négociations sur l’accord-cadre, un concept qu’il avait lui-même proposé à l’Union.

Quant à l’OMC, la machine s’est totalement grippée, incapable de produire les normes garantissant une mondialisation équitable et profitable pour tous. Cette paralysie a favorisé l’émergence de nouveaux blocs commerciaux, en Asie et en Amérique, avec lesquels il est compliqué pour la Suisse de s’entendre sans concessions difficilement acceptées sur le plan intérieur (comme on l’a vu par exemple lors de la votation populaire de mars 2021 sur l’accord de libre-échange avec l’Indonésie, accepté de justesse).

Les trois piliers du positionnement de la Suisse sur l’échiquier international étaient plus ou moins brinquebalants depuis un certain temps. Avec l’invasion de l’Ukraine et ses conséquences à court, moyen et long terme, ils vacillent et sont prêts de s’écouler, tel un château de cartes trop usées.

La Suisse ne peut plus plaider l’exception et le particularisme, elle doit choisir son camp et se ranger résolument du côté des démocraties face aux autocrates. Elle doit cesser d’être particulièrement intransigeante avec l’UE et extrêmement complaisante avec la Chine ou la Russie. Le Conseil fédéral doit rapidement élever son niveau de réflexion géopolitique. Dans cet esprit, il doit sans tabou étudier l’opportunité d’une adhésion à l’Union européenne. Il faut souhaiter qu’il s’y emploie au nom de la morale et des valeurs humanistes que nous partageons avec les Européens. Mais des considérations économiques devraient, si besoin, l’amener à une évaluation plus réaliste de la situation. La Suisse a bâti sa prospérité sur la fiabilité de son droit. Or, l’alignement sur les sanctions européennes contre la Russie prouve ce que les souverainistes blochériens s’obstinent à nier depuis trente ans : nous dépendons des normes définies par les Européens ; nous ne pouvons pas courir le risque de ne pas être en conformité avec leurs standards sans prétériter les affaires de nos banques et de nos industries d’exportation. En décidant un usage inédit de son énorme poids économique, l’UE s’affirme définitivement comme une puissance politique là où trop de ses détracteurs ne voulaient voir qu’un grand marché avec ses avantages fonctionnels.

À ces arguments en faveur d’un aggiornamento courageux, on pourrait ajouter des considérations sur la déstabilisation numérique entreprise par les hackers russes en direction du Vieux Continent, qui déploie chaque jour ses effets sur le territoire helvétique. Sans concertation avec les Européens, comment les Suisses, qui ont tant tardé à s’armer contre cette menace, pourraient-ils disposer à l’avenir d’une cyberdéfense efficace ?

Depuis trop longtemps, la Berne fédérale ne considère les relations avec l’Union que sous l’angle mercantiliste des accords bilatéraux, par petits bouts, comptant mesquinement les bénéfices qu’elle peut en tirer. Après le Brexit, la crise Covid et maintenant la guerre en Ukraine, il faut considérer l’ampleur des changements que l’Union porte (et qu’il est vain d’imaginer contourner compte tenu de notre position géographique et de nos intérêts commerciaux).  Il est grand temps de procéder à une réévaluation de ce que représente vraiment l’Europe des 27 pour nous : notre famille naturelle, notre meilleur rempart contre les menaces des dictateurs, la vraie garante de notre souveraineté et de notre indépendance en tant que démocratie.

Mattarella, le calcul du brave homme de 80 ans    

Au premier abord, cela pourrait passer pour de la maltraitance : forcer un vieux monsieur de 80 ans à continuer à travailler alors qu’il mériterait de jouir enfin de la retraite. Mais l’Italie est un pays démographiquement déprimé, où la blanche crinière de Sergio Mattarella est autant un signe de sagesse que d’espoir. L’espoir d’en finir avec la domination des populistes dans la vie politique, et l’espoir d’un rebond économique, digne du miracle italien d’après-guerre.

Entre les élections allemandes de l’automne dernier et la présidentielle française de ce printemps, il fallait, la semaine dernière, introniser un nouveau président de la République italienne. En mains de 1009 grands électeurs (les parlementaires des deux chambres et les délégués des régions), cette échéance, prévue tous les sept ans, a été particulièrement rocambolesque : il fut question d’un comeback de Silvio Berlusconi, d’une première féminine, et même de placer à ce poste politiquement si sensible l’actuelles responsable des services secrets. Mais à la fin, au terme de 8 tours de scrutins, c’est le président sortant Sergio Mattarella qui a été plébiscité pour habiter le Palais du Quirinal. Le vieil homme de plus de 80 ans se retrouve ainsi élu, alors qu’il ne le souhaitait pas, une situation à faire pâlir d’envie les trop nombreux candidats à la présidentielle française ! Prié de rempiler par des chefs de parti (y compris celui du Mouvement 5 étoiles qui avait demandé naguère son « impeachment »), habité par un sens du devoir digne de la reine Elisabeth II d’Angleterre, le Sicilien a accepté.

Ce faisant, ce brave homme offre à la péninsule un bon cadeau pour 16 mois de stabilité politique. La coalition menée par Mario Draghi, installé à la présidence du Conseil par Mattarella il y a tout juste un an, devrait pouvoir travailler jusqu’au terme de la législature, en mai 2023. Le conditionnel est de rigueur tant l’alliance qui gouverne est hétéroclite : elle marie le Mouvement 5 étoiles, la Lega, le Parti démocrate, Forza Italia, Italia Viva et Libres et égaux, et s’appuie autant sur des politiques issus de ces formations que sur des ministres dits « techniques ». Bénéficiant d’une large majorité dans les deux chambres, elle n’en reste pas moins à la merci d’un accident, orchestré par l’un ou l’autre leader en mal de visibilité.

Le gouvernement Draghi a été institué pour gérer la manne des plans de relance européens, inspirer confiance aux partenaires et investisseurs, déployer la fermeté et la créativité qui ont fait de l’ancien patron de la Banque centrale européenne une des personnalités italiennes les plus estimées sur la scène internationale. En panne de croissance depuis son arrimage à la zone euro il y a vingt ans, projetée au fond du trou par la crise Covid qui l’affecta en premier sur le continent européen, l’Italie se doit de relever – enfin – la tête.

Mais si le pays s’est retrouvé en aussi mauvaise posture, au point de devoir confier son sort à un premier ministre eurocrate jamais soumis au verdict des urnes, il le doit à un paysage politique particulièrement émietté. Là où la politique allemande recombine ses gouvernements avec la démocratie-chrétienne, les socialistes, des libéraux et les verts, l’Italie peine depuis le scandale Mani Pulite sur le financement de partis, il y a 30 ans tout de même, à retrouver des familles politiques stables. La surenchère populiste a fait émerger le Mouvement 5 étoiles, prétendument ni de gauche ni de droite, vainqueur des élections législatives en 2018. Sur la durée le Mouvement apparaît surtout comme une girouette, sans conviction, incapable de tenir une ligne.

Premier dans les intentions de vote depuis qu’il a été repris par Enrico Letta, le Parti démocrate recueille à peine plus de 21% des suffrages. Ses concurrents de droite, Fratelli d’Italia et la Lega, engrange chacun de 18 à 19%. Le Mouvement 5 étoiles a fondu de moitié (à 14%). Au fur et à mesure que l’échéance de mai 2023 va s’approcher, la tension risque de monter, d’autant que lors de la prochaine législature le nombre de députés et de sénateurs sera réduit, par la réforme constitutionnelle votée en 2020. Les partis voudront se profiler pour mieux séduire des électeurs italiens particulièrement volatiles.

Malgré cette grande complexité politicienne, le maintien de Sergio Mattarella au Palais du Quirinal laisse augurer d’un scénario qui assure à l’Italie un rebond de son économie comme de sa crédibilité sur la scène internationale. Forcé de jouer les prolongations, le président risque d’être intransigeant face à toute tentative d’affaiblir le gouvernement Draghi par les partis de droite qui, s’ils n’avaient pas été si désorganisés et irresponsables, auraient pu mettre à sa place l’un ou l’une des leurs. Draghi pourra donc continuer à réformer et à remettre l’Italie sur de bons rails. Ses résultats vont achever de discréditer les programmes fantasques de Matteo Salvini et de Georgia Melloni aux yeux des électeurs. Garant d’une Constitution marquée par son antifascisme, le président l’est également des engagements européens de son pays. Mattarella fera tout ce qui est en son pouvoir pour que les Italiens voient à nouveau l’Europe comme une évidence positive. Puisqu’on l’a forcé à rester, il s’efforcera de concrétiser l’avenir qui lui semble le meilleur pour l’Italie.

Aux élections de 2023, si le PD maintient sa course en tête, grâce au travail de rassemblement des forces de gauche que Letta a entrepris au travers d’agoras démocratiques, il pourra reprendre la présidence du conseil. Mission accomplie, il sera alors temps pour Mattarella de démissionner afin de placer pour sept ans Draghi à la présidence de la République. Draghi au Quirinal, c’est bien le scénario qui était prévu de longue date par tous ceux qui voulaient vacciner l’Italie contre ses foucades populistes, et redorer son prestige international. Il a juste pris un peu de retard. Comme disent les Italiens : il tempo è galantuomo (littéralement : le temps est un homme galant, que l’on pourra traduire « tout vient à point à qui sait attendre »).

 

 

Le leadership européen est une hydre (et c’est tant mieux)

Ce fut la grande interrogation de 2021 : après le départ d’Angela Merkel, qui pour être le leader de l’Union européenne ? Qui pour planter ses yeux dans le regard glaçant de Poutine ou dans celui, méprisant, de Trump ou d’un de ses potentiels avatars à venir ?

Intéressons-nous d’abord à quelques candidats à cette succession. Emmanuel Macron, l’autre binôme du couple franco-allemand, apparaît naturellement en tête de liste, d’autant que la France va assumer, dès le 1er janvier et pour un semestre, la présidence du Conseil de l’Union européenne. Le président de la République est un Européen convaincu, habité par l’ambition de transformer l’UE en ce que la France n’est plus : une grande puissance politique, porteuse des idéaux humanistes et des Lumières. Toutefois, Emmanuel Macron a le défaut des ses qualités. Aux yeux de beaucoup d’autres Européens, il incarne une certaine « arrogance à la française », qui impressionne autant qu’elle exaspère. Enfin pour s’imposer parmi les 27, le magistère macronien doit surmonter l’écueil de sa réélection en avril par une majorité de Français.

C’est ainsi qu’une figure moins agaçante et plus capée sur la scène européenne s’est imposée dans cette course au leadership continental : Mario Draghi. Président du conseil depuis moins d’une année, l’ancien banquier central européen jouit d’une grande estime. N’a-t-il pas en 2012 sauvé l’euro des crocs des marchés financiers avec sa petite phrase « quoi qu’il en coûte » ?

Débarrassée pour un temps des bonimenteurs populistes qui encombrent sa vie politique, l’Italie pousse ses pions. Au moteur franco-allemand bien connu, elle vient d’ajouter le Traité du Quirinal, scellant une coopération renforcée entre Rome et Paris. Une manière d’élargir le jeu entre pays fondateurs de l’Union européenne. Mario Draghi a aussi pour lui d’incarner la perspective d’un nouveau miracle économique italien, après deux décennies d’austérité et d’absence de croissance. La péninsule reste une puissance industrielle, et les milliards d’euros des plans de relance européens devraient, grâce à l’expérimenté Draghi, lui permettre d’exprimer sa formidable créativité. Comme la chancelière, il parle peu, mais avec beaucoup d’autorité.

Alors, après le charme discret d’Angela Merkel, l’énigmatique sourire de Super Mario va-t-il personnifier la résilience du Vieux Continent ? On peut le souhaiter, tant l’intégrité et la crédibilité de Draghi sont fortes, mais il ne faut pas oublier que la vie politique transalpine place cette hypothèse à la merci d’un stupide accident d’un parcours. Fin janvier, le parlement italien doit élire un nouveau président de la République. Draghi, lui-même, avant d’être appelé au poste de premier ministre, fut longtemps pressenti pour ce poste. Président de la République, il resterait bien sûr une figure d’autorité reconnue comme celle de Sergio Mattarella avec bienveillance par les Européens, mais il ne pourrait plus jouer les premiers rôles dans les conseils européens auxquels il n’aurait plus accès.

Demeurant premier ministre, Draghi pourrait être victime d’une rupture au sein de la coalition hétéroclite qui soutient son activité gouvernementale. Sans compter que l’élection à la présidence de Silvio Berlusconi, que les partis de droite soutiennent, ruinerait le crédit que l’Italie vient à peine de reconquérir sur la scène européenne.

Formé chez les jésuites, rusé et créatif, ne craignant pas de bousculer les lignes, mais n’aimant pas les effets de manche, Mario Draghi a beaucoup d’atouts pour incarner le leadership européen, encore faut-il que les politiciens italiens ne brisent pas ses chances.

À la différence de Macron et Draghi, le nouveau chancelier allemand, Olaf Scholz, évolue dans un horizon électoral dégagé. S’il réussit à mettre en musique l’ambitieux programme de gouvernement qu’il a négocié avec les verts et les libéraux, il pourrait aussi à terme succéder à Angela Merkel dans le rôle de premier interlocuteur européen face aux puissants de la planète. Mais il est encore un peu tôt pour être certain que Scholz a l’étoffe d’un héros.

La question du leadership européen ne saurait cependant se réduire à celle du casting. Dans un monde aussi complexe que celui du 21ième siècle, la figure de l’homme ou de la femme providentiel-le apparaît très datée 20ième siècle et à bien des égards anachronique. Il conviendrait de se détacher de la perfidie attribuée à Henry Kissinger en 1970 – il y a tout de même un demi-siècle ! – « l’Europe, quel numéro de téléphone ? »

La force de l’Union européenne, mais souvent également sa faiblesse, est de coaliser 27 états. Aussi charismatique soit-il, un seul de ses dirigeants ne peut pas incarner à lui tout seul cette incroyable diversité.

Née du rejet inconditionnel des régimes fascistes et totalitaires, la construction européenne avec son système d’institutions et d’équilibre des pouvoirs démocratiques multiplie les figures légitimées à parler « au nom de l’UE », même si leurs fonctions sont différentes. Appelés à la présider six mois par tournus, tous les chefs de gouvernement des 27 états-membres peuvent revendiquer à un moment ou à un autre, compte tenu des circonstances géopolitiques, ce leadership. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, le peut également. Tout comme le président du parlement européen, David Sassoli, celui de la Cour de justice, Koen Lenaerts, ou encore le président du Conseil européen, Charles Michel. De fait, l’UE s’est développée contre le mythe du leader unique, et dans l’obsession de partager la gestion et la responsabilité des décisions communes.

On peut même dire que, dans l’esprit des résistants et des partisans qui l’ont inspirée, quand une de ses figures éminentes disparaît, une autre prend sa place pour défendre inlassablement les mêmes valeurs de l’Etat de droit. Avec toutes ses têtes, l’UE a tout de l’hydre, organisme pluricellulaire complexe, aux fortes capacités régénératrices.

Médiatiquement, cependant cette multiplicité de figures en capacité de s’exprimer,  « au nom de l’UE » est un vilain défaut. Elle cadre mal avec l’hyper-personnalisation du pouvoir et sa pipolisation. Elle rend l’actualité européenne difficile à simplifier ou à mettre en scène. Écueil supplémentaire dans la recherche d’une figure de référence, peu de personnalités restent charismatiques dans une autre langue que la leur.

Revenons au « modèle » Merkel. Si Angela Merkel s’est imposée comme la leader des positions européennes, c’est surtout dans la durée, grâce à la longévité de ses quatre mandats. Elle n’a jamais été une grande oratrice, mais elle a su faire preuve de détermination à des instants-clé (comme lors de la crise des migrants avec son « wir schaffen das » ).

Sur la scène géopolitique mondiale, face aux pouvoirs chinois, américain et russe, qui semblent si avides d’en découdre, l’Union européenne n’est pas conçue pour taper du poing sur la table. Mais, privilégiant le débat à la force, elle ne manque ni de figures ni d’arguments pour résister, sur le fond comme dans la forme, aux donneurs d’ordre qui veulent imposer une vision univoque de l’histoire.