Le leadership européen est une hydre (et c’est tant mieux)

Ce fut la grande interrogation de 2021 : après le départ d’Angela Merkel, qui pour être le leader de l’Union européenne ? Qui pour planter ses yeux dans le regard glaçant de Poutine ou dans celui, méprisant, de Trump ou d’un de ses potentiels avatars à venir ?

Intéressons-nous d’abord à quelques candidats à cette succession. Emmanuel Macron, l’autre binôme du couple franco-allemand, apparaît naturellement en tête de liste, d’autant que la France va assumer, dès le 1er janvier et pour un semestre, la présidence du Conseil de l’Union européenne. Le président de la République est un Européen convaincu, habité par l’ambition de transformer l’UE en ce que la France n’est plus : une grande puissance politique, porteuse des idéaux humanistes et des Lumières. Toutefois, Emmanuel Macron a le défaut des ses qualités. Aux yeux de beaucoup d’autres Européens, il incarne une certaine « arrogance à la française », qui impressionne autant qu’elle exaspère. Enfin pour s’imposer parmi les 27, le magistère macronien doit surmonter l’écueil de sa réélection en avril par une majorité de Français.

C’est ainsi qu’une figure moins agaçante et plus capée sur la scène européenne s’est imposée dans cette course au leadership continental : Mario Draghi. Président du conseil depuis moins d’une année, l’ancien banquier central européen jouit d’une grande estime. N’a-t-il pas en 2012 sauvé l’euro des crocs des marchés financiers avec sa petite phrase « quoi qu’il en coûte » ?

Débarrassée pour un temps des bonimenteurs populistes qui encombrent sa vie politique, l’Italie pousse ses pions. Au moteur franco-allemand bien connu, elle vient d’ajouter le Traité du Quirinal, scellant une coopération renforcée entre Rome et Paris. Une manière d’élargir le jeu entre pays fondateurs de l’Union européenne. Mario Draghi a aussi pour lui d’incarner la perspective d’un nouveau miracle économique italien, après deux décennies d’austérité et d’absence de croissance. La péninsule reste une puissance industrielle, et les milliards d’euros des plans de relance européens devraient, grâce à l’expérimenté Draghi, lui permettre d’exprimer sa formidable créativité. Comme la chancelière, il parle peu, mais avec beaucoup d’autorité.

Alors, après le charme discret d’Angela Merkel, l’énigmatique sourire de Super Mario va-t-il personnifier la résilience du Vieux Continent ? On peut le souhaiter, tant l’intégrité et la crédibilité de Draghi sont fortes, mais il ne faut pas oublier que la vie politique transalpine place cette hypothèse à la merci d’un stupide accident d’un parcours. Fin janvier, le parlement italien doit élire un nouveau président de la République. Draghi, lui-même, avant d’être appelé au poste de premier ministre, fut longtemps pressenti pour ce poste. Président de la République, il resterait bien sûr une figure d’autorité reconnue comme celle de Sergio Mattarella avec bienveillance par les Européens, mais il ne pourrait plus jouer les premiers rôles dans les conseils européens auxquels il n’aurait plus accès.

Demeurant premier ministre, Draghi pourrait être victime d’une rupture au sein de la coalition hétéroclite qui soutient son activité gouvernementale. Sans compter que l’élection à la présidence de Silvio Berlusconi, que les partis de droite soutiennent, ruinerait le crédit que l’Italie vient à peine de reconquérir sur la scène européenne.

Formé chez les jésuites, rusé et créatif, ne craignant pas de bousculer les lignes, mais n’aimant pas les effets de manche, Mario Draghi a beaucoup d’atouts pour incarner le leadership européen, encore faut-il que les politiciens italiens ne brisent pas ses chances.

À la différence de Macron et Draghi, le nouveau chancelier allemand, Olaf Scholz, évolue dans un horizon électoral dégagé. S’il réussit à mettre en musique l’ambitieux programme de gouvernement qu’il a négocié avec les verts et les libéraux, il pourrait aussi à terme succéder à Angela Merkel dans le rôle de premier interlocuteur européen face aux puissants de la planète. Mais il est encore un peu tôt pour être certain que Scholz a l’étoffe d’un héros.

La question du leadership européen ne saurait cependant se réduire à celle du casting. Dans un monde aussi complexe que celui du 21ième siècle, la figure de l’homme ou de la femme providentiel-le apparaît très datée 20ième siècle et à bien des égards anachronique. Il conviendrait de se détacher de la perfidie attribuée à Henry Kissinger en 1970 – il y a tout de même un demi-siècle ! – « l’Europe, quel numéro de téléphone ? »

La force de l’Union européenne, mais souvent également sa faiblesse, est de coaliser 27 états. Aussi charismatique soit-il, un seul de ses dirigeants ne peut pas incarner à lui tout seul cette incroyable diversité.

Née du rejet inconditionnel des régimes fascistes et totalitaires, la construction européenne avec son système d’institutions et d’équilibre des pouvoirs démocratiques multiplie les figures légitimées à parler « au nom de l’UE », même si leurs fonctions sont différentes. Appelés à la présider six mois par tournus, tous les chefs de gouvernement des 27 états-membres peuvent revendiquer à un moment ou à un autre, compte tenu des circonstances géopolitiques, ce leadership. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, le peut également. Tout comme le président du parlement européen, David Sassoli, celui de la Cour de justice, Koen Lenaerts, ou encore le président du Conseil européen, Charles Michel. De fait, l’UE s’est développée contre le mythe du leader unique, et dans l’obsession de partager la gestion et la responsabilité des décisions communes.

On peut même dire que, dans l’esprit des résistants et des partisans qui l’ont inspirée, quand une de ses figures éminentes disparaît, une autre prend sa place pour défendre inlassablement les mêmes valeurs de l’Etat de droit. Avec toutes ses têtes, l’UE a tout de l’hydre, organisme pluricellulaire complexe, aux fortes capacités régénératrices.

Médiatiquement, cependant cette multiplicité de figures en capacité de s’exprimer,  « au nom de l’UE » est un vilain défaut. Elle cadre mal avec l’hyper-personnalisation du pouvoir et sa pipolisation. Elle rend l’actualité européenne difficile à simplifier ou à mettre en scène. Écueil supplémentaire dans la recherche d’une figure de référence, peu de personnalités restent charismatiques dans une autre langue que la leur.

Revenons au « modèle » Merkel. Si Angela Merkel s’est imposée comme la leader des positions européennes, c’est surtout dans la durée, grâce à la longévité de ses quatre mandats. Elle n’a jamais été une grande oratrice, mais elle a su faire preuve de détermination à des instants-clé (comme lors de la crise des migrants avec son « wir schaffen das » ).

Sur la scène géopolitique mondiale, face aux pouvoirs chinois, américain et russe, qui semblent si avides d’en découdre, l’Union européenne n’est pas conçue pour taper du poing sur la table. Mais, privilégiant le débat à la force, elle ne manque ni de figures ni d’arguments pour résister, sur le fond comme dans la forme, aux donneurs d’ordre qui veulent imposer une vision univoque de l’histoire.

 

 

 

 

 

 

 

Chantal Tauxe

Chantal Tauxe est journaliste depuis 1986. Elle est vice-présidente du Mouvement européen suisse.

6 réponses à “Le leadership européen est une hydre (et c’est tant mieux)

  1. « l’Union européenne n’est pas conçue pour taper du poing sur la table »

    Ca dépend avec qui. Avec la Suisse ou la Pologne, elle ne s’en prive pas.
    Avec la Chine ou les Etats-Unis elle met en effet des gants.
    Courageuse mais pas téméraire, elle a le courroux sélectif …

    L’UE (la Suisse également d’ailleurs) est gouvernée par une génération de capitaines par beau temps qui n’ont ni l’expérience ni la formation ni l’envergure ni l’épaisseur ni le goût pour gérer des crises de la dimension de celles que nous traversons et allons traverser. Nous sommes dirigés par des juristes, des avocats, des journalistes et des technocrates, pétris de grands principes et peu en phase avec le réel de leurs peuples, que rien, dans leur parcours et dans leur vie, n’a préparé à encaisser de tels bouleversements en aussi peu de temps. Ils n’ont tout simplement pas le profil.

    Dans le passé, lorsque des crises, le plus souvent des conflits, surgissaient, c’était les militaires, préparés de par leur métier à faire face à des situations chaotiques et à évaluer rapidement les risques et les opportunités, qui étaient là pour conseiller les politiques dans l’urgence … politiques ayant parfois eux-mêmes une expérience du combat.

    Face aux crises inédites qui nous attendent, je crains que les dirigeants qui permettront à l’UE et au continent de traverser cette mauvaise période ne sont pas encore au pouvoir. Certains sortiront peut-être des rangs des politiques actuellement aux affaires, d’autres présenteront un parcours et un profil complètement atypiques.

    Quoi qu’il en soit, un changement profond et rapide du personnel au pouvoir devra avoir lieu sans quoi l’Europe pourrait bien finir aussi piteusement que l’Empire romain au moment de son effondrement.

    1. ” Avec la Suisse ou la Pologne, elle ne s’en prive pas”, argument qui “ne tient pas la route”. Avec la Suisse, l’UE a au contraire fait preuve d’une rare patience et tolérance vis-à-vis d’un pays qui n’a cessé de chercher à obtenir “le beurre et l’argent du beurre”. Et qui l’a gentiment “menée en bateau”, en faisant longtemps miroiter une future adhésion qu’elle n’avait nullement l’intention de concrétiser! Par ailleurs, l’UE ne demande rien à la Suisse si celle-ci décide clairement de n’être qu’un pays tiers comme un autre, sans demander alors à bénéficier d’avantages en principe accordés aux seuls membres de l’Union,
      Quant à la Pologne, la comparaison avec la Chine ou les Etats-Unis devient franchement ridicule (depuis quand ses pays sont-ils membres de l’UE?!), La Pologne a demandé à adhérer à l’UE, en toute connaissance des règles du “club”. Règles qu’elle bafoue à présent allégrement quand cela l’arrange! Si l’UE était la dictature que certains prétendent, il y a déjà longtemps que ses chars occuperaient Varsovie! Là aussi c’est la patience et la modération de l’UE qui sont plutôt à remarquer, même si c’est une erreur à mon avis. Comme dans le cas de la Suisse, l’UE devrait mettre la Pologne au pied du mur, soit elle veut être membre de l’Union pour en bénéficier des avantages, et alors elle en accepte complètement les règles, soit elle se met à l’écart et est considérée comme un simple état tiers comme la Chine, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la Turquie, etc., etc. A un moment, il faut savoir ce qu’on veut!

      1. « Quant à la Pologne, la comparaison avec la Chine ou les Etats-Unis devient franchement ridicule »

        Je suis d’autant plus d’accord avec vous que là n’est pas mon propos.

        Je dis simplement que l’UE, malgré qu’on lui prête, à tort selon moi, des portées humanistes, utilise les même techniques de négociation que tous les autres, que Khrouchtchev avait résumées par « ce qui est à nous est à nous, ce qui est à vous est négociable », et ne se prive pas d’être dur avec les faibles et doux avec les forts.

        C’est de bonne guerre mais ça ne fait certainement pas de l’UE ce parangon de vertu que certains voudraient désespérément voir en elle.

  2. Merci pour ce commentaire.

    Le courroux sélectif ou l’intransigeance à géométrie variable, le reproche vaut aussi pour la Suisse, actuellement plus critique avec l’UE qu’avec la Chine.

    Quant’à l’effondrement de l’UE tel l’Empire romain, je promets d’y consacrer un prochain post !

  3. Jean Monnet disait nous ne coalisons pas des États nous unissons des hommes. Grosse erreur que de penser que l’UE aurait pour finalité de coaliser même si en ce moment elle ne réussi ni l’un ni l’autre. Qui est prêt à mourir pour l’Europe?

    1. pour une goutte de sang je ne donne pas à ce club antidémocratique, par contre si notre C.H. veut je donne ma vie

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