Demain le commun

Faut-il interdire les concerts de Médine?

La couverture du premier album du groupe d'Ice-T, Body Count, dont la première version comprenait le titre "Cop Killer"

Les Docks, salle de concert lausannoise bénéficiant d’une importante subvention publique communale (mais dont la gestion est indépendante du pouvoir politique), a programmé pour le 27 octobre prochain un concert du rappeur français Médine. Un obscur groupement d’extrême droite a lancé une pétition demandant l’interdiction de ce concert par la Municipalité, qui est également relayée par l’association Vigilance islam. Le motif invoqué est double: la proximité alléguée du chanteur avec des milieux prônant un islam fondamentaliste, et les propos haineux contre les blancs ou les « laïcards » que contiennent certaines de ces chansons (lire, notamment, ce résumé du journal Marianne).

Cette interdiction n’a pas de sens.

Médine ne mérite aucune sympathie particulière, bien au contraire, de la part de quiconque est attachée aux valeurs de l’égalité démocratique, du progrès social, de l’universalisme humaniste. Défenseur d’une vision rigoriste de l’islam, travaillant avec des associations affiliées aux Frères musulmans, flirtant parfois avec l’homophobie, il se situe dans une ambiguïté permanente en tenant des paroles très dures, tout en affirmant qu’elles ne visent qu’à susciter le débat et lutter contre toute forme de radicalisation. A ceux, ensuite, qui l’interpellent et le critiquent dans le cadre, justement, du débat public, il est par contre prompt à assigner l’étiquette de fascistes ou de racistes… Médine est-il un simple provocateur du rap français, ou poursuit-il en réalité aussi un agenda politique? Il est inutile et impossible de trancher ici.

Il faut évidemment combattre sur le terrain politique les thèses racialistes et identitaires de Médine dans ses chansons, qui font de l’appartenance religieuse, de la couleur de peau ou de l’origine des marqueurs fondamentaux des êtres humains justifiant le regroupement en communautés naturelles ayant chacune son mode de vie, ses règles, son fonctionnement. Ses attaques, dans le contexte français, ne se dirigent pas uniquement contre le dévoiement supposé de la République ou de la laïcité, mais bien contre ces idées elles-mêmes. La démocratie, l’égalité et la solidarité ne peuvent au contraire se nourrir que de l’idée que nous pouvons tous, adhérer des mêmes lois, à des mêmes institutions pour mettre en œuvre un même projet commun, au-delà de nos différences (ce qui n’implique évidemment pas d’y renoncer). De ce point de vue-ci, il est incompréhensible et même dramatique que Médine soit invité dans un événement tel que la Fête de l’Huma, rassemblement traditionnel festif des communistes français. Mais les errances de la gauche radicale sont une autre question.

La différence entre le fonctionnement d’un Etat démocratique et l’obscurantisme d’inspiration religieuse, en l’occurrence islamique, qui semble intéresser le rappeur Médine, réside par contre justement dans le fait que ce dernier puisse se produire à Lausanne en n’ayant à craindre ni une interdiction motivée politiquement, ni des menaces à son intégrité personnelle – et en tous cas pas de la part de supposés « laïcards ». Il n’y a pas de raison non plus de craindre un déversement criminel de haine à l’issue du concert – sachant par ailleurs, hélas, que les discours islamistes les plus dangereux ne se distillent pas sur les scènes publiques, mais bien dans l’intimité numérique de sites web et réseaux de messagerie de propagande. Les seules représailles auxquelles s’expose Médine, selon la teneur de ses propos sur scène, sont judiciaires: la liberté d’expression n’est pas absolue (contrairement à ce qui est le cas justement dans ces pays, notamment anglo-saxons, structurés sur le mode communautaire et, en partie, racialiste), et l’article 261 bis du Code pénal suisse réprime, sous certaines conditions, les appels à la haine.

La liberté d’expression n’est pas une affaire de convenance personnelle. Quiconque signe une pétition demandant d’interdire le concert, dans un lieu dédié (et pas sur l’espace public), d’un artiste en raison de propos qui peuvent, certes, légitimement choquer, mais qui n’ont par ailleurs fait l’objet d’aucune condamnation ni ici ni en France, ne pourra ensuite pas s’offusquer qu’une conférence de personnalité laïques ou anti-religieuses, de celles qu’honnit Médine, ne fasse ensuite à son tour l’objet d’une pétition demandant son annulation. Il faut être en désaccord profond et total avec Médine. La banalisation du discours radical à laquelle il contribue est un fléau. Mais lui défendre de se produire en concert n’a aucun sens – et, évidemment, ne provoquerait rien d’autre, concrètement, qu’un effet de victimisation très contre-productif.

Quant à la teneur des propos, l’emphase et l’excès sont tout de même des modes d’expression fréquents dans l’art en général et notamment dans la musique. Il y a quelques années, le Conseil communal de Lausanne avait débattu de la programmation d’un festival de musique sataniste aux Docks, sous le doux intitulé de « European bloodshed rituals » (rituels européens de carnage), avec des morceaux dont les paroles sont des plus fleuries. Plus récemment, d’aucuns ont vu dans la présence même de M. Bertrand Cantat sur la scène des Docks une justification de la violence faite aux femmes, voire un appel à cette violence. Quelques années plus tôt, cela avait déjà été le cas avec le rappeur français Orelsan, dont l’un des premiers tubes s’intitulait « Sale pute ». S’agissant de hip-hop de très nombreux artistes appelant dans leurs chansons, de manière très explicite, à tuer ou à violer des policiers, notamment, se sont déjà produits à Lausanne, sans qu’il soit utile de les énumérer. On retrouve là une antienne du rap, dont on peut faire remonter l’une des premières occurrences au titre « Cop Killer » de Ice-T (avec le groupe Body Count) en 1992, mais qui a connu son heure de gloire avec des groupes français comme La Rumeur ou NTM. Ice-T et son groupe se sont, du reste, produits pas plus tard qu’en juin 2018 à Lausanne. Fort heureusement, personne n’a pensé à demander l’interdiction de ceux qui se rêvent encore, lors de leurs lives, en « tueurs de flics ». Face à tout ceci, une seule attitude doit prévaloir: la licence artistique autorise beaucoup de provocations, et c’est cette liberté particulière qui distingue justement nos sociétés occidentales ouvertes des Etats autoritaires, notamment islamistes!

Le concert de Médine s’est, finalement, bien déroulé, et tant mieux. Un compte rendu a été publié dans Le Temps.

Modification le 29 octobre pour ajouter le lien vers le compte rendu du concert
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