Réenchanter l’économie par la non-violence

Face à la violence de l’économie actuelle, un changement de paradigme est urgent et nécessaire. Un changement qui peut utilement s’inspirer d’initiatives en provenance de l’Inde comme la longue marche Jai Jagat pour la justice et la paix. Des réflexions qui furent l’objet d’un récent colloque à Genève pour réenchanter l’économie par la non-violence après la pandémie :

  • Article élaboré également pour Planète Paix, le mensuel du Mouvement de la Paix

De la violence de l’économie actuelle

2113 milliards de dollars, ce sont les dépenses militaires mondiales en 2021[1]. 1380 milliards, c’est le chiffre approximatif d’animaux terrestres et marins massacrés chaque année dans le monde[2]. 420 PPM (parties par millions), c’est la concentration de CO2 dans l’atmosphère dépassée en 2022, un taux que la planète n’avait pas connu depuis des dizaines de millions d’années, à une époque où le niveau de la mer était entre 5 et 25 mètres plus élevé.

Dernier chiffre, en 2022, 252 milliardaires se partagent plus de richesses qu’un milliard de filles et de femmes vivant en Afrique, en Amérique latine et aux Caraïbes réunies[3]. Il n’y a jamais eu autant de richesses créées aussi peu partagées !

Ces quelques chiffres, qui ne cessent d’ailleurs d’augmenter, illustrent parfaitement la violence apocalyptique de l’économie mondiale actuelle, se caractérisant par le fait qu’une seule espèce, l’Homo sapiens, détruit ses contemporains, l’ensemble des autres espèces et plus largement toute la biosphère terrestre selon une amplitude et une cadence jusqu’alors inconnues. Quelle que soient nos origines, croyances, opinions politiques et perceptions, ces chiffres sont ténus, se basant sur des constats scientifiques imparables. Les expert.e.s (GIEC, IPBES, et.) ne cessent de nous alerter depuis des décennies sur l’impasse de notre modèle économique globalisé actuel, encore et toujours basé sur l’idée d’une croissance infinie sur une planète aux ressources finies.

Destruction d’une montagne pour une retenue collinaire à Hirmentaz (74), juil.2022 ©Benjamin Joyeux

De l’urgence d’un changement de paradigme

A l’heure de l’anthropocène, les solutions techniques (stockage du C02, hydrogène, voitures électriques…) constituent donc de bien piteuses illusions. C’est bien plutôt d’une « révolution politique, poétique et philosophique » dont nous avons besoin, comme le souligne l’astrophysicien Aurélien Barrau[4]. Un changement de paradigme, tant à l’échelle collective qu’individuelle, qui verrait pour commencer chacun.e d’entre nous se réancrer au sein du vivant. Comprendre que notre petite personne n’est pas la seule et unique mesure de toute chose[5], comme nous l’enseignent la plupart des traditions spirituelles en provenance de l’Orient et des peuples premiers partout sur la planète. Comprendre qu’à l’échelle collective, nous sommes toutes et tous interdépendants au sein de la chaîne du vivant et que, comme le disait si justement Martin Luther King : « Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots ».

Ce rehaussement du niveau de conscience s’observe aujourd’hui un peu partout sur la planète, et même s’il ne fait pas encore système, toutes ces graines d’espoir montrent la voie et permettent de mettre en œuvre cet « autre monde possible » dont nous avons tant besoin[6]. Et elles finissent progressivement par influencer l’économie, ce qui est une excellente nouvelle.

Des réponses en provenance d’Inde

En tournant notre regard vers le Sous-continent indien, on peut y trouver un cocktail assez détonnant de tous les grands maux actuels de notre civilisation humaine : mégalopoles saturées, pollutions dantesques, inégalités gigantesques, etc. Mais, chose moins connue, on y relève également un très grand nombre d’idées, d’initiatives, de réponses au « mal-développement » actuel qui peuvent constituer des leçons très utiles pour le reste du monde[7].

Il y a bien évidemment la figure incontournable de Gandhi, le Mahatma (« grande âme ») qui prônait dès le début du 20ième siècle le swaraj[8], ou l’autodétermination, devant permettre à l’Inde de se libérer du joug britannique et surtout aux Indiennes et aux Indiens d’être indépendants, dans tous les sens du terme. Idéal de vie en communauté à l’échelle de villages devenus autosuffisants, éloignés des grands circuits économiques capitalistes, le swaraj gandhien a beaucoup inspiré les idées de décroissance, de relocalisation de l’économie, de souveraineté alimentaire… jusqu’à nos jours.

Le père de l’indépendance indienne était également un fervent promoteur de l’ahimsa[9], concept de la philosophie indienne consistant à ne jamais nuire à aucune vie. Traduit par non-violence en nos contrées, ce principe a également beaucoup influencé les idées et mouvements écologistes, en appelant à cesser de maltraiter l’environnement et les autres espèces[10].

De Jai Jagat à l’économie non-violente

On trouve en Inde beaucoup d’associations, ONG et mouvements qui s’inscrivent dans la droite ligne de Gandhi. C’est le cas d’Ekta Parishad : créé en 1990, ce mouvement qui défend les millions de petits paysans sans terre exclus du modèle économique indien s’est fait connaître à l’échelle nationale et internationale en organisant de grandes marches pacifiques : Janadesh en 2007[11], Jan Satyagraha en 2012[12], Jai Jagat en 2019[13]

Marche Jai Jagat dans le Madhya Pradesh, Inde, nov. 2019 ©Benjamin Joyeux

Cette dernière marche, signifiant la « victoire du monde », devait défier l’imagination en partant de Delhi le 2 octobre 2019, 150e anniversaire de Gandhi, pour arriver à Genève un an plus tard, le 21 septembre 2020, Journée internationale de la paix. Composée de dizaines d’activistes indiens et internationaux, la longue marche pour la justice, la paix et la planète dut malheureusement stopper son périple en Arménie en mars 2020 pour cause de pandémie et de fermeture des frontières. Néanmoins des marches en provenance de France et de Suisse ont pu tout de même converger à Genève en septembre 2020. Et un premier colloque sur l’économie non-violente s’était tenu dans la foulée, le 2 octobre, en présence de personnalités locales et internationales[14].

Après la pandémie, réenchanter l’économie par la non-violence

Forts de ces expériences enrichissantes, Rajagopal P.V et Jill Carr-Harris, les principaux initiateurs de Jai Jagat en Inde, de même que les différents réseaux mobilisés à travers le Globe, ont décidé de continuer l’aventure et de promouvoir à leur échelle et sur leur territoire la non-violence, en particulier dans la sphère économique. C’est ainsi qu’une nouvelle rencontre pour tenter de « réenchanter l’économie par la non-violence » s’est tenue à Genève du 7 au 9 septembre 2022, en présence d’actrices et d’acteurs de la transition, locaux et internationaux, comme Rajagopal et Jill, mais également les philosophes Patrick Viveret et Dominique Bourg, la réalisatrice Marie-Monique Robin, le professeur Dominique Steiler, expert de la paix économique, Sofia Stril-Rever, biographe du Dalaï Lama… Edith Boulanger et Yves Jean Gallas étaient également présents pour le Mouvement de la Paix. Tout un weekend riche d’échanges et de réflexions qui a permis à une soixantaine de personnes d’échanger sur des exemples et de nouvelles pratiques permettant d’envisager la mise en œuvre d’un autre modèle économique, un modèle dans lequel l’être humain cesserait de massacrer en permanence le vivant sur l’autel de l’argent, pour trouver enfin des solutions favorables à tou.te.s. Il y a du travail, mais l’urgence d’agir, de même que les milliers de projets positifs d’ores et déjà en cours partout sur la planète constituent autant de traces sur le chemin de cet autre monde possible.

Patrick Viveret à Uni Mail, Genève, le 8 octobre 2022 ©Benjamin Joyeux

Car comme le disait Gandhi, souvent cité par Rajagopal : « Il y a assez de tout dans le monde pour satisfaire aux besoins de l’homme, mais pas assez pour assouvir son avidité. »

Benjamin Joyeux

[1] https://www.sipri.org/sites/default/files/2022-04/milex_press_release_fre.pdf et ce chiffre va encore augmenter avec la guerre en Ukraine.

[2] https://www.planetoscope.com/elevage-viande/1172-.html

[3] https://www.oxfamfrance.org/rapports/dans-le-monde-dapres-les-riches-font-secession/

[4] https://www.zulma.fr/livre/il-faut-une-revolution-politique-poetique-et-philosophique/

[5] Lire à cet égard le grand Edgar Morin : https://www.ccfi.asso.fr/edgar-morin-pour-une-nouvelle-conscience-planetaire/

[6] Lire par exemple l’excellent ouvrage de Bénédicte Manier http://www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-Un_million_de_r%C3%A9volutions_tranquilles-9791020904102-1-1-0-1.html

[7] Ibid.

[8] lire : https://fr.wikipedia.org/wiki/Swaraj#:~:text=Le%20concept%20de%20swaraj%20insiste,mis%20sur%20la%20d%C3%A9centralisation%20politique

[9] https://fr.wikipedia.org/wiki/Ahimsa

[10] Lire par exemple https://www.greenpeace.fr/connaitre-greenpeace/la-non-violence-reponse-a-lurgence-dagir/

[11] https://fr.wikipedia.org/wiki/Janadesh_2007

[12] https://fr.wikipedia.org/wiki/Jan_Satyagraha_2012

[13] https://fr.wikipedia.org/wiki/Jai_Jagat_2020

[14] Lire https://jaijagatgeneve.ch/la-releve-par-une-economie-verte-et-non-violente/

 

Benjamin Joyeux

Juriste de formation, journaliste indépendant passionné par l'Inde, après avoir travaillé également comme conseiller en communication dans diverses institutions à Paris (Sénat et Assemblée Nationale) et Bruxelles (Parlement européen), Benjamin Joyeux est installé depuis trois ans à Genève pour coordonner la grande marche Jai Jagat Delhi-Genève et couvrir l'actualité locale et internationale.