L’urgence de la non-violence dans un monde qui s’effondre

Si les effets du changement climatique sont désormais parfaitement perceptibles en nos contrées, ils revêtent un caractère encore bien plus apocalyptique en certaines régions du monde, comme en Inde ou au Pakistan. Dans ce contexte d’effondrement planétaire, le message de non-violence porté par Gandhi et ses héritiers en provenance de l’Inde n’a sans doute jamais eu autant de pertinence. Alors parlons d’ « économie non-violente », en particulier à Genève, capitale de la paix et centre de pilotage de l’Agenda 2030 :

Apocalypse Now

Campagne du Madhya Pradesh après la mousson © Benjamin Joyeux

Après l’été qui vient de s’écouler, plus personne ne peut nier sans ignorance crasse ou mauvaise foi absolue la réalité du changement climatique dû aux activités humaines. Sécheresses historiques, canicules à répétition, pluies torrentielles… des phénomènes météorologiques extrêmes se multiplient et s’intensifient à toute vitesse partout sur la planète. En Suisse, en France et partout sur le continent européen, nous avons connu des vagues de chaleur, des épisodes de sécheresse et des incendies inédits ces trois derniers mois, soupçonnés d’avoir entraîné des pics de mortalité[1]. Mais si plus personne ne peut se sentir à l’abri du dérèglement du climat, certaines parties du monde se prennent ses effets de plein fouet avec une violence décuplée. Suprême injustice, bien souvent dans des zones où les habitant.e.s sont historiquement les moins responsables de ce changement, émettant encore aujourd’hui bien moins de gaz à effet de serre par tête que dans nos pays riches. C’est bien entendu le cas du Sous-Continent indien[2]. Cette année, entre mars et mai, l’Inde et le Pakistan ont connu plusieurs semaines consécutives de canicule à plus de 40°C[3], avec même 51°C enregistrés dans la ville pakistanaise de Jacobabad le 14 mai, un record mondial avant d’être battu par la ville iranienne d’Abadan et ses 53°C le 5 août dernier. Et depuis juin, la mousson frappe de plein fouet la zone, avec des conséquences cataclysmiques au Pakistan, dont plus du tiers du territoire est désormais inondé et plus de 1400 personnes disparues sous les eaux. Il y a trois jours, le secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres, en déplacement dans le pays, parlait même de « carnage climatique », appelant tous les grands pollueurs de la planète à « arrêter cette folie »[4]. Mais une actualité chasse l’autre, à une vitesse toujours plus grande, et tandis que les regards des grands médias sont braqués sur la famille royale britannique qui a perdu sa Reine mère, on oublie, donc on accepte tacitement, que des zones entières de la planète, dont une bonne partie de l’Inde et du Pakistan, ont toutes les chances de devenir totalement inhabitables dans les décennies qui viennent[5]. Et on ne parle pas là de zones désertiques mais bien au contraire de territoires abritant des centaines de millions de personnes. Ce constat est d’une violence insoutenable, et l’on se demande bien en effet, dans la droite ligne du patron de l’ONU, comment arrêter cette « folie ». Peut-être justement en s’inspirant d’idées et de traditions en provenance du Sous-Continent, comme celles du père de la Nation indienne, aujourd’hui sur tous les billets de banque mais bien peu dans les esprits, Mohandas Karamchand Gandhi, dit le « Mahatma », la « grande âme ».

Rajagopal devant la statue de Gandhi à Genève, nov. 2019 © Benjamin Joyeux

Gandhi reviens !

Si l’apocalypse climatique en cours est le fruit d’un modèle économique et de développement, d’un modèle civilisationnel même, en provenance de l’Occident et qui promut le profit, le commerce et plus largement l’argent comme valeur ultime de toute chose, il convient peut-être de décaler le regard afin de changer de paradigme. D’aller piocher d’autres visions du monde plus en symbiose avec le vivant, qui seraient susceptibles de nous offrir des pistes pour dévier la course folle à la destruction et à l’effondrement à laquelle nous assistons.

Ça tombe bien car la non-violence chère à Gandhi fait partie de ces visions nous ouvrant la porte d’un autre paradigme. Entendons-nous bien : Gandhi n’était pas un saint, et la non-violence son évangile. Simplement un avocat et communicant génial et visionnaire, au sens éthique extrêmement exigeant, qui a su prendre le meilleur de ce qu’offrait tant la tradition indienne que les grands textes occidentaux (il a réussi à faire la synthèse entre les Védas, les Evangiles et les idées pacifistes de grands auteurs comme Tolstoï) afin de proposer à l’Inde puis au monde un autre modèle de « développement ». Ce que nous entendons par « non-violence » en nos contrées est en fait le principe d’« ahimsa », mot sanskrit signifiant plus largement «bienveillance » et « respect de la vie », de toute forme de vie. Il s’agit donc, de façon bien plus large qu’un simple refus de la violence, de promouvoir des relations pacifiées et harmonieuses avec l’ensemble du vivant. Ce principe intangible, sur une planète dont l’espèce dominante, homo sapiens, détruit chaque année sur l’autel de son alimentation au moins 65 milliards d’animaux terrestres et plus de 1000 milliards d’animaux marins, peut par exemple utilement nous inspirer. C’est en apprenant les racines de l’ahimsa, après plusieurs voyages en Inde, que j’ai par exemple décidé de devenir strictement végétarien il y a dix ans, afin de ne plus participer à mon échelle à ce massacre généralisé. Les mouvements animalistes qui ne cessent de se développer ces dernières années s’inspirent en partie de ces idées. Des idées qui bien avant Gandhi existaient plus près de nous avec par exemple Pythagore, Léonard de Vinci ou encore Schopenhauer ou Marguerite Yourcenar[6].

Rendre l’économie non-violente

C’est sans aucun doute dans le monde de l’économie que les idées de non-violence sont les plus nécessaires, à l’heure où nous n’avons historiquement jamais créé autant de richesses aussi mal réparties. En 2020 par exemple, les 50% les plus pauvres de la planète détenaient à peine 2% des biens privés, alors que les 10% les plus riches en possédaient 76%[7]. Cette violence structurelle de l’économie mondiale doit être combattue non seulement pour les populations les plus pauvres de la planète, comme les petits paysans sans terre indiens, mais également pour l’ensemble de l’humanité. Rappelons que le premier Objectif de développement durable de l’Agenda 2030, ratifié par l’immense majorité des Etats de la planète, veut « éliminer la pauvreté » d’ici à 2030. Les mots ont un sens et pour l’instant on est loin du compte[8]. Mieux répartir les richesses donc, mais également produire autrement, notamment en relocalisant, afin de cesser en permanence de rejeter du carbone dans l’atmosphère et d’éradiquer le vivant. Là encore on trouve des idées extrêmement intéressantes chez Gandhi comme le swaraj[9] ou l’autogouvernance des peuples et des individus afin de reprendre en main leur souveraineté. La relocalisation, l’économie circulaire, les systèmes d’échanges locaux, les monnaies complémentaires, les AMAP… tous ces nouveaux instruments au service d’une autre économie, plus vertueuse et pas moins rentable à moyen et long terme, peuvent utilement s’inspirer de principes gandhiens remis au goût du jour. La non-violence n’a pas à se cantonner à la sphère militante associative et à Alternatiba ou Extinction Rebellion. Sur une planète qui vient de dépenser pour la première fois plus de 2000 milliards de dollars en armement[10], non seulement la non-violence n’est pas un concept dépassé, mais elle est au contraire plus nécessaire et urgente que jamais.

Une conférence à Genève du 7 au 9 octobre prochains

Rajagopal[11], initiateur de la grande marche mondiale Jai Jagat[12] qui devait rejoindre Genève en septembre 2020, partie de Delhi un an plus tôt, et qui a dû stopper en Arménie en mars 2020 pour cause de pandémie, sera de passage à Genève à partir du 5 octobre prochain. L’occasion d’échanger avec lui et beaucoup d’autres sur la force de la non-violence et notamment ce qu’elle peut apporter à l’économie. C’est l’objet de la conférence qui se tiendra à Uni Mail du 7 au 9 octobre[13]. Faisons grandir les rangs de toutes celles et ceux qui refusent un monde de plus en plus destructeur et inégalitaire, qui obère directement notre avenir et celui de nos enfants. Comme le disait si justement Gandhi : « Il y a assez de tout dans le monde pour satisfaire aux besoins de l’homme, mais pas assez pour assouvir son avidité. »

Benjamin Joyeux

* Inscription à la conférence : https://docs.google.com/forms/d/e/1FAIpQLSdFQu4w_g20DC0mDA1HGmEydZHr396pGprleFqZCPIqxQWB9w/viewform

* Programme : https://jaijagatgeneve.ch/apres-la-pandemie-reenchanter-leconomie-par-la-non-violence/

 

[1] Lire https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/09/05/la-canicule-vraisemblablement-a-l-origine-de-plus-de-11-000-deces-supplementaires-en-france-cet-ete_6140294_3224.html#:~:text=En%202022%2C%20plus%20de%2011,sans%20%C3%A9pid%C3%A9mie%20de%20Covid%2D19.

[2] Lire par exemple https://www.notre-environnement.gouv.fr/rapport-sur-l-etat-de-l-environnement/international/comparaisons-internationales/article/l-empreinte-carbone-comparaisons-mondiales

[3] Lire notamment https://fr.wikipedia.org/wiki/Canicule_de_2022_en_Inde_et_au_Pakistan

[4] Lire notamment https://www.francetvinfo.fr/meteo/climat/en-images-le-pakistan-victime-d-inondations-meurtrieres-qualifiees-de-carnage-climatique-par-l-onu_5353699.html

[5] Lire par exemple https://www.geo.fr/environnement/rechauffement-climatique-certaines-parties-de-linde-pourraient-devenir-inhabitables-196427

[6] Lire https://www.radiofrance.fr/franceculture/aux-origines-du-vegetarisme-8919790

[7] Lire un des plus grands spécialistes en la matière, Thomas Piketty : https://www.lemonde.fr/blog/piketty/2021/12/14/les-nouvelles-inegalites-mondiales/

[8] Lire par exemple https://www.oxfamfrance.org/communiques-de-presse/perspective-terrifiante-plus-de-260-millions-de-personnes-pourraient-basculer-dans-la-pauvrete-extreme-cette-annee/

[9] https://fr.wikipedia.org/wiki/Swaraj

[10] https://sipri.org/sites/default/files/2022-04/milex_press_release_fre.pdf

[11] lire https://www.letemps.ch/monde/lindien-rajagopal-un-marcheur-un-nouvel-ordre-mondial

[12] Voir https://jaijagatgeneve.ch/video-jai-jagat-2020-en-bref/

[13] Programme et inscription ici : https://jaijagatgeneve.ch/apres-la-pandemie-reenchanter-leconomie-par-la-non-violence/

Benjamin Joyeux

Juriste de formation, journaliste indépendant passionné par l'Inde, après avoir travaillé également comme conseiller en communication dans diverses institutions à Paris (Sénat et Assemblée Nationale) et Bruxelles (Parlement européen), Benjamin Joyeux est installé depuis trois ans à Genève pour coordonner la grande marche Jai Jagat Delhi-Genève et couvrir l'actualité locale et internationale.

8 réponses à “L’urgence de la non-violence dans un monde qui s’effondre

  1. Pas compris.
    Si des pays entiers deviennent inhabitables pour des millions d’habitants, que vient faire la non-violence (oui souhaitable) et l’inaction des pays riches (oui vraiment triste)?
    Merci d’expliquer….

    1. L’ahimsa est un concept permettant de répondre à notre rapport pour le moment biaisé avec le vivant et qui provoque l’inhabitabilité de territoires entiers dans un futur proche. Il est donc urgent de revoir notre rapport à nous-même et au reste du vivant pour préparer un futur beaucoup plus soutenable. La non-violence est un outil pertinent au service de cet objectif.

  2. Être non-violent, c’est se mettre à la merci des hommes violents; et ils sont nombreux.

    Ne pas confondre les vertus de l’individu et de la société.

    1. Merci pour ce commentaire aimable et constructif. La non-violence n’a jamais été le refus de se battre, surtout en cas de légitime défense. D’ailleurs Gandhi disait à ce propos : “si j’ai à choisir entre la lâcheté et la violence, je choisirai toujours la violence.” Les Ukrainiens n’ont pas d’autre choix que de se battre.

  3. « C’est sans aucun doute dans le monde de l’économie que les idées de non-violence sont les plus nécessaires »

    C’est le regretté dessinateur Sempé qui a montré, avec beaucoup de finesse et de subtilité, à quel point une telle idée est une complète illusion.

    http://www.nosoftware.com/Sempe_EnDouceur.jpg

  4. Gandhi ajoutait à cette phrase : “Mais je crois que la non-violence est infiniment supérieure à la violence”.
    Voici toute la citation : « Je crois vraiment, que là où il n’y a que le choix entre la lâcheté et la violence, je conseillerais la violence […] C’est pourquoi je préconise à ceux qui croient à la violence d’apprendre le maniement des armes. Je préférerais que l’Inde eût recours aux armes pour défendre son honneur plutôt que de la voir, par lâcheté, devenir ou rester l’impuissant témoin de son propre déshonneur. Mais je crois que la non-violence est infiniment supérieure à la violence […] Le véritable courage de l’homme fort, c’est de résister au mal et de combattre l’injustice en prenant le risque de mourir pour ne pas tuer, plutôt que celui de tuer pour ne pas mourir. Le plus grand courage, c’est de résister au mal en refusant d’imiter le méchant. »
    Les Ukrainiens ont fait le “choix” de la violence et de la guerre. Pour ma part, compte-tenu de la quantité de victimes civiles et militaires qu’implique ce choix, de la quantité de destructions qui fait de l’Ukraine un champ de ruines, je ne suis pas totalement convaincu de la pertinence de ce choix. Je me garderai bien de le critiquer, car c’est le choix des Ukrainiens. Face à une occupation militaire, d’autres options, non armées, sont possibles, l’histoire l’a montré. Encore faut-il s’y préparer et être convaincu de leur efficacité.

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