Liberté de la presse et droits humains menacés sur fond de pandémie dans l’Inde de Modi

L’Inde, censée être la « plus grande démocratie du monde », mérite-t-elle encore d’être surnommée ainsi, à l’heure notamment où les entraves à l’encontre du travail des journalistes ne cessent d’augmenter ? Il semble bien que sous le gouvernement Modi, sur fond de pandémie, la liberté de la presse et les droits humains se réduisent comme peau de chagrin.

142. Dit comme ça, ce chiffre peut paraître anecdotique. Il s’agit pourtant du score indien au classement mondial de la liberté de la presse établi chaque année par Reporters sans frontières. Et en se plaçant à la 142e place sur 180 en 2021, l’Inde fait pâle figure, loin derrière la plupart des Etats qualifiés de « démocratiques ». Certes le Sous-Continent indien connaît depuis des décennies une « tradition » de violences de toutes sortes exercées par différentes mafias et divers potentats locaux lorsque leur business est menacé par des enquêtes de journalistes un peu trop indépendants. Quatre journalistes ont même été tués en 2020 pour avoir exercé leur métier. Mais l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi et du parti extrémiste hindou du BJP en 2014, réélu très largement en 2019, a considérablement compliqué l’exercice du métier de journaliste sur le Sous-Continent. En particulier pour celles et ceux cherchant à travailler en toute indépendance du pouvoir, tant politique qu’économique. Et la pandémie de Covid 19 n’a rien arrangé.

Un pouvoir dépassé par la pandémie

Le premier ministre Narendra Modi doit son succès politique à l’exacerbation des tensions qu’il n’a cessé de jouer depuis le début de sa carrière à l’encontre des minorités indiennes, et en particulier vis-à-vis de la communauté musulmane. Alors qu’il bénéficiait encore en 2019 d’un soutien populaire très élevé, la pandémie de Covid 19 l’a mis en grande difficulté à partir de mars 2020. L’Inde a en effet subi de plein fouet depuis l’année dernière trois vagues pandémiques face auxquelles il est reproché au pouvoir actuel de ne pas avoir suffisamment réagi. Actuellement, en plus d’une troisième vague, de nombreux malades doivent faire face dans le sillage du Coronavirus à la menace d’un champignon extrêmement invalidant et souvent mortel, la mucormycose[1]. Cette infection des sinus et du cerveau se traite notamment par ablation du nez ou même des yeux et entraîne souvent la mort des malades. Plus de 45 000 personnes en auraient été victimes et plus de 4200 personnes auraient succombé à la maladie d’après les autorités locales[2].

Le gouvernement du BJP a été largement dépassé par l’ampleur de la pandémie tout au long de ces derniers mois. Alors qu’il annonçait encore récemment 420 000 décès, le nombre de morts réels de la Covid serait dix fois plus élevé, entre 3,4 et 4,7 millions, faisant de l’Inde le pays le plus touché au monde, devant le Brésil et les Etats-Unis. C’est grâce au travail indépendant et méticuleux de médias comme le Dainik Bhaskar, un des journaux les plus lus du pays, que l’ampleur réelle de la pandémie a été connue du grand public, malgré les démentis des autorités. Mais plutôt que de changer de stratégie sanitaire, le gouvernement de Narendra Modi a préféré utiliser la manière forte pour bâillonner toute critique et voix discordante au storytelling officiel des extrémistes hindous au pouvoir.

Une crise bien commode pour museler toute voix dissidente

Près de 60 journalistes indiens font l’objet de plainte depuis l’année dernière pour avoir décrit et dénoncé la gestion chaotique de la pandémie par le gouvernement Modi. Ce dernier use sans vergogne de la section 124A du Code Pénal indien, punissant de prison à perpétuité les personnes se rendant coupables du crime de « sédition », une notion suffisamment vague juridiquement pour être instrumentalisée à dessein par les autorités. Un recours abusif à ce texte a d’ailleurs été reconnu par la Cour suprême, plus haute juridiction indienne le 15 juillet dernier[3]. Et le gouvernement fait feu de tout bois en attaquant également les médias dissidents comme que le Dainik Bhaskar sur le front fiscal, ayant remercié le journal d’avoir bien fait son travail sur la pandémie en lui envoyant la brigade financière le 22 juillet dernier.

Un pouvoir de plus en plus fébrile et critiqué

Cette politique agressive vis-à-vis des médias indépendants démontre surtout la fébrilité de plus en plus flagrante de l’actuel pouvoir indien face aux critiques de sa politique qui se développent sur plusieurs fronts : loi très controversée sur la citoyenneté de décembre 2019, gigantesques manifestations paysannes aux portes de Delhi depuis novembre 2020[4], critiques de plus en plus nombreuses de sa gestion de la crise sanitaire[5], soupçons de corruption qui se multiplient[6]

Tant et si bien que la stratégie de mutisme des Occidentaux face aux dérives autoritaires du gouvernement Modi, au nom du développement des affaires avec le Sous-Continent, commence à se fissurer : le secrétaire d’Etat américain Anthony Blinken, en visite en Inde le mercredi 28 juillet, a ainsi insisté sur la nécessité du respect des droits humains[7] par l’Inde. Malheureusement d’autres pays comme la France n’en sont pas encore là[8].

Quoi qu’il en soit, entre une gestion cataclysmique de la pandémie et un autoritarisme de plus en plus flagrant, en particulier vis-à-vis des médias et journalistes indépendants, le gouvernement Modi abîme gravement les standards démocratiques indiens. Et ça commence à se voir, tant en Inde qu’à l’étranger. Espérons que les prochaines élections reflèteront cette réalité et remettront l’Inde sur les rails de son image de « plus grande démocratie du monde ».

Benjamin Joyeux

[1] Lire https://theconversation.com/covid-19-quest-ce-que-la-mucormycose-linfection-fongique-qui-frappe-les-malades-indiens-161788

[2] Lire également https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/covid-19-cinq-questions-sur-le-champignon-mortel-qui-infecte-de-nombreux-malades-en-inde_4717503.html

[3] Lire l’article de Sophie Landrin dans Le Monde : https://www.lemonde.fr/international/article/2021/07/26/le-gouvernement-indien-intensifie-sa-repression-contre-les-medias-independants_6089596_3210.html

[4] Lire notamment https://blogs.letemps.ch/benjamin-joyeux/2021/03/17/modi-en-passe-de-reussir-la-convergence-contre-lui/

[5] Lire notamment cet article du Temps : https://www.letemps.ch/monde/narendra-modi-limage-puissance-celle-desastre

[6] Lire notamment https://www.monde-diplomatique.fr/2019/09/RACINE/60337

[7] Lire https://www.lemonde.fr/international/article/2021/07/29/antony-blinken-met-l-inde-en-garde-sur-les-droits-de-l-homme_6089915_3210.html

[8] Lire https://blogs.letemps.ch/benjamin-joyeux/2021/05/11/le-business-des-armes-se-poursuit-entre-paris-et-delhi-en-pleine-pandemie/

Benjamin Joyeux

Juriste de formation, journaliste indépendant passionné par l'Inde, après avoir travaillé également comme conseiller en communication dans diverses institutions à Paris (Sénat et Assemblée Nationale) et Bruxelles (Parlement européen), Benjamin Joyeux est installé depuis trois ans à Genève pour coordonner la grande marche Jai Jagat Delhi-Genève et couvrir l'actualité locale et internationale.