La santé en question

André Comte-Sponville ou le déni de réalité

« Les travaux des historiens et des sociologues sur la mort, thème à la mode, offrent à côté de beaucoup d’analyses intéressantes et de quelques recherches rigoureuses, des fantasmes sociaux et idéologiques de nature à satisfaire les demandes de prophétie et de visions d’un public que Max Weber écartait jadis de la science sociale en le renvoyant au cinéma ». Cette citation date de 1976, elle est issue d’un article de Jean-Claude Chamboredon, sociologue français qui vient de nous quitter. Ces lignes, Chamboredon les adresse en particulier à deux auteurs, Louis-Vincent Thomas et Philippe Ariès qui, une année auparavant, en 1975, ont publié des ouvrages sur la mort, le premier dans une veine anthropologique, le second dans une perspective historique.

Les deux mettent en avant la facilité avec laquelle les sociétés “traditionnelles” apprivoisent (ou apprivoisaient) collectivement la chose mortuaire pour mieux souligner respectivement le désenchantement des Pays du Nord et le déni contemporain. Entre les progrès de la médecine, la montée de l’individualisme, la dictature du marché et un syncrétisme mélangeant les valeurs et les religions, l’Occident n’offrirait qu’une place exiguë et inauthentique à la chose mortuaire. A l’inverse, « avant » et « ailleurs », on mourait mieux, plus facilement, plus librement. Norbert Elias, sociologue allemand, s’est livré dans son ouvrage La solitude des mourants à une critique virulente des travaux de Philippe Ariès. Il y démontre, comme Chamboredon le souligne, tout à la fois le romantisme de l’historien, la confusion qu’il opère entre iconographie et réalité sociale, et son incapacité à mettre en relief le fait que, bien qu’étant sujette à une présence plus soutenue dans la sphère sociale, la mort au 15ème et 16ème siècle n’en est pas moins entourée d’un faisceau de craintes, voire d’une terreur certaine. Les mêmes critiques s’appliquent aux travaux de Thomas.

Quarante-cinq ans plus tard, on pourrait reprendre les propos de Chamboredon et d’Elias pour les appliquer au discours – pas tellement nouveau donc –  d’André Comte-Sponville. Lui aussi fait jouer le déni de mort dont on se rendrait coupable en plaidant le confinement contre sa posture de libre penseur, le courageux et le téméraire que rien n’effraie. A bon marché, il devient l’incarnation de l’anticonformisme. Sans se soucier des données de santé publique, des peccadilles, certainement des obstacles à sa pensée bien confortablement réfléchie sur son Chesterfield, hors de toute responsabilité puisque ce n’est pas lui qui se retrouve au chevet des patients à s’épuiser pour les guérir ou leur offrir un accompagnement digne et sans souffrance avant leur décès.

Au déni de la mort Comte-Sponville a préféré le déni de réalité. Rappel un peu bête, parce que tellement évident : oui, on peut plaider sa liberté de mourir, ou d’en courir le risque mais on doit symétriquement respecter la liberté de celles et ceux qui souhaitent s’en préserver encore un peu. Sans oublier la liberté des personnes qui vous soignent et vous survivent. Celui ou celle qui trouve en période de pandémie le moyen de concilier ces libertés sans mettre à mal l’une ou l’autre (autrement dit, sans que la liberté se fasse contrainte) peut prétendre aux plus hautes fonctions.

Références:

ARIES Philippe (1975), Essai sur l’histoire de la mort en Occident : du Moyen-âge à nos jours, Paris : Seuil.

CHAMBOREDON Jean-Claude (1976), « Sociologie et histoire sociale de la mort : transformations du mode de traitement de la mort ou crise de civilisation ? », Revue française de sociologie, XVII (4), pp. 665-676.

ELIAS Norbert (1987), La solitude des mourants, Paris : Christian Bourgois.

PAPADANIEL Yannis (2013), La mort à côté, Toulouse : Ancharsis., coll. Les ethnographiques.

THOMAS Louis-Vincent (1975), Anthropologie de la mort, Paris : Payot.

 

 

 

 

 

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