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I would prefer not to

Durant l’année 2022 est apparue un concept encore peu connu en Suisse le « quiet quitting », traduit généralement en français par « démission silencieuse ». Sans origine définie, la médiatisation de cette, on dira, modalité d’exécution du travail, a connu un bon viral en 2022, principalement par le biais de l’application TikTok. Le « quiet quitting » nouvelle religion au travail ! Le principe consiste à s’engager dans son activité professionnelle uniquement pendant les heures définies. Effectuer son travail et uniquement son travail, pas de surpassement dans une productivité effrénée au détriment de son temps libre, de sa santé tant mentale et/ou et physique. Le « quiet quitting » voue même une religion à une déconnection systématique en dehors de ses heures de boulot. Force est toutefois de constater que le concept n’est pas clairement défini et qu’il englobe à l’heure actuelle toutes sortes de variantes dans son application, selon sa source, ses adeptes ou encore les régimes politiques et légaux disparates dans lesquels ce modèle d’exécution du travail évolue. Dans tous les cas, attention à son nom, car le « quiet quitting » n’est pas lié à l’abandon d’un emploi, mais plutôt au fait de précisément ne faire que ce que l’emploi exige et pas plus, i would prefer not to..

On comprendra au sens large que le salarié qui adhère au « quiet quitting » en fait le strict minimum pour préserver son bien-être tout en ne violant pas ses devoirs contractuels envers son employeur. Le but premier n’est pas de perturber le lieu de travail ni même d’exercer une pression sur son employeur, mais plutôt d’éviter l’épuisement professionnel et de mettre en priorité sa santé et son épanouissement. Bien que l’expression « quiet quitting » ait été très médiatisée en 2022, ses adeptes ne datent pas d’hier. Ce concept s’est par exemple retrouvé dans la série à succès « the Office » sortie dans les années 2020 qui retraçait en autre le parcours d’un salarié nommé Jim en quête de sens harassé par sa routine professionnelle et dans laquelle il œuvre à en faire le moins possible, mais également dans une grande figure du refus du travail de Bartelby, émanant de la nouvelle de Herman Melville, en 1853 avec cette formule devenue célèbre « I would prefer not to ». Le « quiet quitting » est également le prolongement de mouvements sociaux tels que The Big Quiet qui a vu le jour aux Etats-Unis mais également dans le Tang ping (“s’allonger à plat“), en Chine apparu comme une nouvelle philosophie de vie à contre-courant de la politique productiviste prônée par le président Xi Jinping.  La « grève du zèle » soit « Work to rule » s’y apparente également sur certains points tout en n’aspirant pas au même but.

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Le droit suisse ne fait pas expressément référence à la productivité de l’employé. On peut toutefois se poser respectivement les questions suivantes dans une mise en exécution par un employé de son travail en « quiet quitting ». En soi effectuer son travail et uniquement son travail suppose, pour le travailleur, un respect de ses obligations, telles que définies dans le Code des obligations du 30 mars 1911 (ci-après : CO), mais également d’obligations définies par une éventuelle convention collective applicable ou découlant des modalités même du contrat de travail convenu entre les parties.

Le Code des obligations énumère différentes obligations principales auxquelles un employé doit se tenir, notamment, l’obligation de diligence et de fidélité à observer (321a al. 1 CO), et l’obligation corolaire d’un employé d’effectuer des heures supplémentaires (art. 321c CO). En raison de son obligation de diligence et de fidélité, le travailleur doit sauvegarder les intérêts légitimes de son employeur (art. 321a al. 1 CO) et par conséquent s’abstenir de tout ce qui peut lui porter préjudice économiquement. Ainsi, il ne doit pas faire concurrence à l’employeur pendant la durée du contrat (art. 321a al. 3 CO). L’obligation de fidélité complète l’obligation de diligence en ce sens qu’elle confère au travail un but, des objectifs et la défense des intérêts de l’employeur (ATF 140 V 521 consid. 7.2.1). Cela veut dire qu’un employé qui exécute son travail doit renseigner son employeur sur sa charge de travail, son avancement, mais également l’informer d’éventuels dommages à l’entreprise ou perturbations dans l’exécution du travail, ainsi que d’irrégularités ou d’abus.

Un employé est ainsi également obligé d’effectuer des heures supplémentaires (art. 321c CO) sous certaines conditions, même si cela n’entre pas dans son cahier des charges initialement établi. Il faut que deux conditions soient remplies pour que l’employeur puisse contraindre son personnel à fournir ces heures. La première est qu’elle soit acceptable pour lui, les limites résidant dans sa capacité de travail, ainsi que la protection de sa santé (art. 6 LTr et art 328 CO) et de sa personnalité (art. 328 CO). La deuxième est que les circonstances l’exigent pour l’employeur, soit que l’exécution d’une charge supplémentaire de travail soit nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts économiques. Si ses conditions sont remplies, le travailleur est tenu d’effectuer des heures supplémentaires à celles initialement contractuellement prévues pour respecter ses obligations. Ainsi un employé qui exécute son travail en « quiet quitting », doit, dans certains cas particuliers effectuer des heures supplémentaires pour respecter ses obligations, même si ça ne rentre pas initialement directement dans son cahier des tâches.

Dans ce contexte, on peut se demander comment un travailleur qui exécute son travail et uniquement son cahier des charges est protégé d’un éventuel licenciement. La réponse: pas suffisamment. Le droit suisse est un droit libéral qui octroie une grande marge de manœuvre aux employeurs dans la gestion de leur personnel, notamment pour se départir du contrat dans le respect du délai de congé applicable. Ainsi, un employeur peut licencier son personnel en respectant le délai de congé sans grief particulier, même si le travailleur exécute parfaitement bien son travail. L’unique protection accordée au travailleur est, dans ce contexte une protection contre un licenciement donné pour un motif abusif (art. 336 CO). Si le motif abusif existe, l’employé peut prétendre uniquement au versement d’une indemnité et en aucun cas une réintégration n’est possible. Une liste non exhaustive de motifs considérés comme abusifs découle de l’art. 336 CO. L’art. 336 let. a CO définit spécifiquement qu’un congé est abusif lorsqu’il est donné par une partie pour une raison inhérente à la personnalité de l’autre partie, à moins que cette raison n’ait un lien avec le rapport de travail ou qu’elle porte sur un point un préjudice grave au travail de l’entreprise. Cela voudrait dire qu’un employeur pourrait se départir du contrat avec son employé pour le motif simple que sa productivité a baissé, pour le moins dans les cas où le préjudice grave est démontré.

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A mon sens, le constat est sans appel, notre législation doit se réinventer et rapidement pour répondre aux défis tant sociaux, qu’économiques et écologiques que doit relever le salariat d’aujourd’hui.

Parce que oui, une crise évidente frappe le monde du travail et le statut de salarié, dans son essence et son évolution. Après la révolution industrielle, le travail s’est construit autour de la prévalence de l’économie. Tout est devenu économique, commercial, business. Cette crise se manifeste notamment ces dernières années par la chute des mouvements syndicaux et plus généralement collectifs. Les commissions du personnel sont désertées, le taux de syndicalisation chute. Des études démontrent parallèlement qu’un salarié est d’autant plus démotivé et se sent d’autant plus mal quand il travaille pour une entreprise, peu investie sur les questions écologiques et sociales, voire polluante.  Les crises sanitaires et géopolitiques jouent également un rôle dans cette reconsidération du rapport au travail qui a émergé. On a changé notre manière de travailler, nos habitudes de rassemblement, ainsi que nos peurs. On peut comprendre qu’un certain nombre de personnes s’interrogent sur le rôle qu’ils jouent et c’est d’autant plus évident lorsqu’ils travaillent dans des entreprises dont on ne sait parfois pas très bien, ni en quoi elles ont une quelconque utilité pour notre société, ni ce qu’elles produisent, qu’il s’agisse de produits nocifs pour la santé, de mauvaise qualité ou polluants, ou de services plus ou moins abstraits et superfétatoires.

Cette crise de sens est exacerbée ces derniers mois également par un déclassement économique qui s’accélère et qui touche une partie de la population jusque-là sauvegardée. Montée du prix de l’essence ; du mazout, de l’électricité et les salaires stagnent !  Les emplois se paupérisent et une partie de la population jusque-là restée en dessus de la vague, boit la tasse, se retrouve précarisée avec un pouvoir d’achat réduit parfois par moitié.

Ce que nous vivons et ce qu’illustre en partie le « quiet quitting » est peut-être la fin du contrat social contemporain, soit un contrat libéral qui dit qu’un travail doit permettre de s’épanouir, de se libérer, de gagner sa vie, et de se développer librement. En vérité, aujourd’hui, et pour beaucoup, le travail n’est pas épanouissant, mais simplement indispensable pour vivre tout en restant insuffisant pour faire face à la flambée des prix. L’envie de faire des nouvelles générations dans ce modèle s’érode et leur quotidien se réinvente pour laisser place à de nouvelles formes de travail. Le spectacle est-il sur le point de prendre fin ? Guy Debord l’avait si bien dit ! 

A propos : quelle heure est-il ? Bartleby n’est peut-être pas le malade, mais le médecin d’une Amérique malade, le Medicine-man, le nouveau Christ ou notre frère à tous.

*Illustration réalisée par, Manuel Boschung à Neuchâtel

 

Virginie Ribaux

Passionnée par toutes formes d’art et de luttes sociales, Virginie Ribaux nous amène par des contributions éclectiques jouant parfois avec la transgression à percevoir la vie à travers les questionnements d’une juriste trentenaire tentant de garder les pieds sur terre.

4 réponses à “I would prefer not to

  1. Ah, c’est pour cela que vous ne publiez plus d’articles ? 🙏

    Sinon, en ce qui concerne le quiet quitting, on a juste marre des écrans. Faut nous offrir un peu de cahiers et de crayons, et la motivation repart.

  2. Chère cousine,

    Merci pour cette analyse juridique fort intéressante. Cela ne t’étonnera qu’à moitié, si je ne te suis pas sur ta dernière partie.

    De l’autre côté du Jura ou du Lac Léman, nous sommes en batailles constante pour que les descriptions de postes restent indicatives. Si, par malheur, elles deviennent parts intégrales du contrat de travail, nous avons le droit de subir un “quiet quitting”.
    Bien sûr, les syndicats salariés aimeraient l’inverse, car une modification demandera une approbation du salarié et en cas de refus pourrait déclencher un licenciement économique, chose passablement chère en France.

    De mon côté d’employeur, la description de poste doit (pouvoir) évoluer dans le temps. Les situations technologiques et économiques changent et il est donc naturel que la description de poste évolue.
    Si on laisse la possibilité au salarié de s’y opposer catégoriquement, avec à la clé un licenciement économique et tous les avantages qui vont avec, cela peut très rapidement être rapidement rédibitoire.

    Bien sûr, il y a un accompagnement à faire. Il ne s’agit pas d’abuser des changements ou de les modifier trop rapidement et trop souvent.
    Mais à la fin, cela doit rester le pouvoir de l’employeur d’adapter ses ressources à ses besoins

    1. Cher Guillaume,

      Je te remercie pour ton apport. Compte tenu des disparités entre nos deux législations, il me sera complexe pour ne pas dire impossible de faire émerger toute tentative de comparaison. Je reste persuadée, c’est que les dispositions en vigueur en droit suisse sont obsolètes pour répondre aux défis multiples que relèvent l’évolution du concept même de travail.

  3. Salut Virginie

    On a en effet les deux extrêmes en question du droit du travail :
    + une version libertérienne et donc le droit du plus fort en Suisse
    + “Cuba sans le soleil” en France

    Aucune n’est saine

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