La reconnaissance faciale, une violence invisible

Épisode 3

Comment lutter contre une violence invisible ?

 

De quoi parle-t-on?

La reconnaissance faciale informatisée est une technique de surveillance des comportements et d’identification des personnes. La technique n’est pas neutre. Installée dans les lieux publics, les personnes sont considérées comme étant une source de données à exploiter (justification commerciale) et comme étant toutes coupables (justification sécuritaire).

Ce que la surveillance informatique fait à l’humain

Lorsque des personnes passent dans le champ de collecte de toutes sortes de capteurs (caméras, mouchards, portails de détection, vigiles électroniques, …), la surveillance informatique dont elles sont l’objet, est virtualisée. La relative invisibilité des instruments de collecte de données et des traces laissées par les individus font qu’ils évoluent dans des lieux symboliquement clôturés par des capteurs électroniques et des systèmes d’information. Ces instruments sont sous le contrôle des fournisseurs de services et d’équipements et de ceux qui le mettent en œuvre.

La discrétion des dispositifs, la dématérialisation de l’information, l’invisibilité du traitement des données contribuent à ce que les procédés de surveillance présents dans le quotidien des personnes et sur lesquels elles n’ont aucun contrôle, leurs échappent. De plus, les mécanismes qui les régissent ne sont pas transparents.

Pour autant la personne sait qu’elle est sous surveillance. Sujet de la surveillance, elle intériorise la contrainte de la surveillance et se sait observée en permanence. Cela lui fait inconsciemment intégrer les limites de son enfermement symbolique et l’accepter. Elle adopte alors ses comportements aux attentes du système de surveillance en fonction des lieux fréquentés. Cela constitue des formes de restriction de la liberté.

La reconnaissance faciale automatisée est un moyen de dissuasion psychologique et de normalisation des comportements qui met fin à la liberté d’aller et venir librement.

Ce sont la virtualisation de la clôture et la conscientisation de la contrainte qui reste invisible pour tous les autres, qui sont à la base de l’usage du bracelet électronique de détention des prisonniers (concepts de PSE (Placement sous surveillance électronique) et de PSEM (placement sous surveillance électronique mobile)).

Les limites imposées par la surveillance à distance sont invisibles aux observés comme le sont les critères qui permettent de déclencher une action répressive à leurs égards. Ces contraintes intangibles et obscures engendrent un sentiment de culpabilité par avance, sans savoir forcément de quoi. L’anticipation instaure un climat de peur, ce qui renforce la violence vécue.

Métaphore de la surveillance informatique

Si par le passé, le barbelé symbolisait l’enfermement et l’oppression, comme l’analyse si bien Olivier Razac dans son ouvrage « Histoire politique du barbelé »[1], désormais ce sont les caméras de vidéosurveillance et le smartphone qui représente le mieux la métaphore de la surveillance électronique et informatisée.

Ces technologies et instruments de la surveillance intensifient la virtualisation de la surveillance tout en la personnalisant et en la rendant intangible. Cela se fait en douce, au sens de « à l’insu des personnes » et en douceur, sans violence physique directe. Pourtant, la violence existe bien mais elle est masquée par une illusion de liberté du fait que l’usager peut se déplacer sans contrainte apparente et peut par exemple, accéder à des lieux, des biens et des services, communiquer ou encore bénéficier d’offres commerciales géolocalisées et personnalisées. Cela se fait de manière instantanée, interactive, adaptative et efficace.

La dualité du smartphone, ses capacités de divertissement, les réseaux sociaux auxquels il donne accès tout le temps, les systèmes de notation, permettent de banaliser la surveillance, y compris celle de tous par tous. Cela contribue également à la rendre désirable et incontestable.

Transparence des observés, obscurité des observants

La transparence totale des êtres est à opposer à l’obscurité des entités qui fournissent et exploitent l’écosystème numérique de la surveillance de masse et de la surveillance personnalisés et ciblée. Leur pouvoir et la symbolique de leur pouvoir sont ainsi dématérialisés et rendus invisibles. Ce qui contribue à accroitre également la puissance de leur pouvoir.

Quelle compatibilité avec la Déclaration universelle des droits de l’homme?

Quelles que soient les justifications avancées et la finalité des investissements consentis pour mettre en place de tels systèmes de surveillance, ces derniers portent atteinte à la vie privée et à la dignité des observés. Ils sont des obstacles au respect des Articles 1, 11, 12, 13, 20, 30 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

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Note & remerciement

[1] Olivier Razac « Histoire politique du barbelé »  Editions Flammarion, collection Champs Essais, 2009.

Dans la conférence publique que  j’avais organisée à l’Université de Lausanne “Dans une société sous surveillance informatique, quel avenir pour notre liberté?” le 4 décembre 2007, Olivier Razac était intervenu sur le thème « Du barbelé au bracelet électronique : Virtualisation de la clôture et universalisation de la surveillance ».

Je remercie Olivier Razac dont les propos et écrits ont contribué à enrichir mes réflexions.

 

Cyber allégeance, la triple peine

Le contexte

L’allégeance est une obligation de fidélité et d’obéissance qui a pour corolaire la soumission.

La cyber allégeance est celle faite aux plateformes numériques auxquelles personnes et organisations publiques et privées sont devenues dépendantes.

Première peine :  Dépendance & Rente à vie

Dans mon article « La souveraineté numérique passe (aussi) par la sobriété »[1], je relève que la dépendance instaure une asymétrie du pouvoir entre utilisateurs et pourvoyeurs d’infrastructures et de services. Ces derniers peuvent à leur gré, selon les circonstances et en fonction de leurs intérêts, modifier leurs conditions d’utilisation et leurs coûts. C’est une logique d’abonnement à des services qui s’est mise en place en même temps que la plaformisation informatique. Ainsi, opter pour des solutions « Cloud » (ce qui constitue un choix généralement irréversible), contribue aussi à renforcer une économie du numérique basée sur la rente. Cette économie de rente profite à ceux qui l’imposent. Le prix de la dépendance est celui de la rente à vie pour certains et des coûts structurels pour tous les autres dont leurs propres données ne leur appartiennent plus dans la mesure où elles sont dépendantes de la location d’outils détenus par des tiers pour les accéder et les manipuler.

Deuxième peine : Insécurité & Défiance by design

Désormais, du fait de la réalité des cyberattaques, il est impossible d’ignorer que tout ce qui est connecté est piratable et que l’ampleur de la cybercriminalité et de ses impacts sur la société ne cessent d’augmenter. La surface d’attaque s’étend avec le nombre de personnes, de systèmes et d’objets connectés à Internet. Plus il existe de connectivité et d’informations échangées, plus le nombre de cibles croit, plus les opportunités de cybermalveillance s’amplifient, grossissant de facto, le nombre de victimes et d’institutions touchées.

Force est de constater qu’il est difficile de mettre les cyber risques sous contrôle. Dans son rapport « The global risk report de 2021”[2], le World Economic Forum identifie le défaut de cybersécurité, comme constitutive de la 4ème des menaces critiques. De facto, la cybersécurité, telle qu’elle est pratiquée est insuffisamment efficace. Elle l’est d’autant moins depuis les affaires « Solarwind » (2020)[3], « Kaseya »[4] et « Log4shell »[5] (2021) emblématiques de la confiance définitivement perdue dans les produits et les capacités des fournisseurs impliqués respectivement dans les chaines d’approvisionnement de la sécurité, dans la gestion des infrastructures IT et dans ce qui a trait à la journalisation des informations. Ces trois cas sont en lien direct avec la manière de réaliser la sécurité informatique. En outre, et pour ne citer que deux exemples, des défauts de sécurité dans des protocoles cryptographiques SSLv3[6] (2014) ou dans des processeurs[7] (2018) sont connus et pourtant nous continuons à les utiliser. Dans ces conditions, est-il encore possible d’obtenir une assurance raisonnable d’une sécurité effective ?

Nous acceptons le numérique, son écosystème, son économie, ses usages positifs mais aussi ses dérives, ses vulnérabilités, et le fait qu’il instaure un nouvel ordre du monde basé sur la normalisation des comportements, la transparence totale des êtres, le contrôle et la surveillance permanence. Le numérique permet de gérer et de piloter une société, une ville, les espaces publics et privés, un hôpital ou encore par exemple, une école, comme une entreprise, selon des critères de rationalité et de performance économiques. Le big data et l’intelligence artificielle permettant plus de rationalité économique, d’automatisation, de prédiction et de contrôle algorithmique, ont facilité le renversement de paradigme qui consiste à considérer tout le monde comme coupable par anticipation. Ce qui justifie de disposer de toujours plus de surveillance et de contrôles.

La surveillance de masse qui procure un faux sentiment de sécurité mais qui est efficacement redoutable du fait de l’intrication des mondes physique et cyber et de l’omniprésence du numérique dans tous les aspects de la vie (QRCode, reconnaissance faciale, achat, …), porte atteinte aux droits humains fondamentaux[8] et par conséquent, à la sécurité des personnes.

Depuis longtemps déjà, la possible manipulation cognitive via la désinformation est incarnée au travers d’Internet. Au-delà de la publicité et des influenceurs de toutes sortes, des fake news, des deep fakes, des opérations de manipulations de personnes et de l’opinion publique, à des fins commerciales ou politiques, existent. Personne n’échappe à différentes formes de propagande et d’endoctrinement habilement organisées et parfois, personnalisées ou travesties sous couvert de divertissement.

L’impossibilité de distinguer le faux du vrai est un facteur d’insécurité et de défiance généralisée.

Troisième peine : Impossibles réparation & réversibilité

La troisième peine découle des deux premières. Il s’agit de l’irréalisable possibilité d’une quelconque forme de réparation pour les victimes de cybernuisances et de cyberviolences dans la mesure où elles n’ont pu être évitées et que la « Justice » est rarement opérande. De plus, comme pour le climat, les choix technologiques effectués engagent également les générations à venir. Les conséquences du « tout numérique » notamment en termes environnemental (épuisement des ressources naturelles) et sociétal (dépendance au numérique) sont irréversibles, sinon peut être, en dehors d’un effondrement généralisé, du fait notamment, de l’incapacité potentielle à éviter des ruptures d’approvisionnement en électricité.

Perspective faustienne

Parfois, dans la littérature l’allégeance peut faire référence à l’allégement, à l’adoucissement, au soulagement, à l’atténuation, mais aujourd’hui, la seule référence littéraire à laquelle l’allégeance me fait penser est liée à Goethe et à Faust.

Faust pactise avec Méphistophélès qui lui promet jeunesse et jouissance en échange de son âme. Faust accepte sans illusion.

Comme Faust, nous pactisons.

Comme Faust, sans illusion.

 

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Références

[1]Article du 15 décembre 2021 qui analyse les conséquences de la dépendance numérique tout en faisant le lien entre les problématiques environnementale, de cybersécurité et de cybersouveraineté, disponible sur le site The Conversation https://theconversation.com/la-souverainete-numerique-passe-aussi-par-la-sobriete-172790

[2] https://www.weforum.org/reports/the-global-risks-report-2021

[3] https://www.schneier.com/blog/archives/2020/12/how-the-solarwinds-hackers-bypassed-duo-multi-factor-authentication.html

[4] https://www.reuters.com/technology/kaseya-ransomware-attack-sets-off-race-hack-service-providers-researchers-2021-08-03/

[5] Faille Log4J https://www.cert.ssi.gouv.fr/alerte/CERTFR-2021-ALE-022/

[6] Faille Poodle https://cert.ssi.gouv.fr/alerte/CERTFR-2014-ALE-007/

[7] Failles Spectre et Meltdown https://www.kaspersky.fr/blog/35c3-spectre-meltdown-2019/11315/

 

How Digital Ecosystem and Practices Increase the Surveillance System’s Performance and Generate New Risks for Human Rights

Pourquoi il n’y a pas (beaucoup) de femmes en Cyber

Réflexions pour la journée internationale du droit des femmes du 8 mars 2021

La question de savoir pourquoi il n’y a pas beaucoup de femme dans les métiers de la cybersécurité m’est souvent posée. La réponse est sans doute à trouver dans notre culture, dans la construction sociale des inégalités, dans une répartition inégale des rôles, dans la difficile émancipation des femmes ou encore dans un certain refus de l’égalité entre tous les individus, indépendamment de leur sexe, de leur couleur de peau ou encore de leur origine.

 

Revisiter le passé, comprendre le présent, inventer l’avenir

The Atlantic titrait son dossier spécial de l’été 2010 « The end of men ». Ce numéro portait sur la manière dont les femmes ont mieux traversé la dernière crise économique et a mis en évidence, que les entreprises les plus en difficultés sont celles qui comptaient le moins de femmes dirigeantes, que l’économie post-industrielle était plus adaptée aux femmes et que cela sonnait la fin de l’âge de la testostérone. Serait-ce aussi la fin du monde ? Non car l’avenir de l’homme, c’est la femme écrivait Aragon en 1963, en écho à la célèbre phrase de Marx l’homme est l’avenir de l’homme. Mais qu’en est-il réellement en 2021 ?

Revisiter le passé pour comprendre le présent et contribuer à inventer l’avenir devrait nous permettre de considérer l’Égalité des chances comme un droit, pour que l’égalité des droits deviennent une réalité et non une utopie ressassée.

 

Un rapport de force construit par la société, un modèle idéal demeuré « masculin »

Il semble toujours que la réalité des femmes qui travaillent relève encore de la course d’obstacles. Dans les conditions actuelles de travail que les femmes cumulent la plupart du temps avec les tâches domestiques, il ne leur apporte pas les mêmes gratifications qu’aux hommes. Le modèle qui prévaut encore chez beaucoup, est que le destin domestique des femmes est donné à voir comme l’essence naturelle de la femme. Comment expliquer que des femmes puissent adhérer implicitement à cette différenciation inégalitaire résultant d’un rapport de force construit par la société, sinon que par le fait que lorsque deux castes s’opposent, nous rappelle Simone de Beauvoir, il se trouve toujours dans la plus défavorisée, des individus qui par intérêt personnel s’allient avec les privilégiés. De plus, la femme parfois se valorise à ses yeux et à ceux de l’homme en adoptant le point de vue de l’homme. Lorsque la femme se plie à l’ordre normalisateur, qui ne manque pas de la récompenser, elle contribue à entretenir la conformité au modèle dominant existant. Le modèle idéal demeure encore masculin. Tout un chacun a acquis des habitudes de pensée, un système de référence et de valeurs dont il est devenu prisonnier.

Les propos du livre de Simone de Beauvoir « Tout compte fait » sont toujours d’actualité. Ils avaient le mérite de s’opposer à ce que Henri de Monterland prêtait, cette même année 1972, à un de ses personnages dans ses Jeunes filles : «  … elle a le tort d’être intelligente ; ça la rend laide » et cela 23 ans après la publication du Deuxième sexe.Cette Misogynie de salon à l’humour déplacé, quand bien même spirituelle ou auto-dérisoire, est regrettable. Rieuses et rieurs participent alors à la misogynie et l’entretiennent.

 

« Les hommes possèdent le monde », les femmes le nettoient

Aujourd’hui encore, qualifier quelqu’un de féministe est souvent insultant. Cela reste un préjugé dévalorisant qui s’inscrit dans la continuité de l’énergie dépensée pour convaincre la femme que le destin singulier et spécifique qui lui est imposé est celui de tenir sa maison, de faire des enfants et de les élever. Ainsi les hommes possèdent le monde, comme le souligne Gide dans Les nourritures terrestres, on pourrait avoir envie de rajouter, les femmes le nettoient …

Il ne s’agit pas de polémiquer autour de la question de l’existence d’une nature féminine mais de constater que le carcan des traditions est bien lourd. La nature féminine est un mythe inventé par les hommes pour enfermer les femmes dans des activités essentiellement définies par des hommes, les astreignant souvent à la soumission.

 

Une entreprise de destruction massive à l’œuvre

L’inégalité s’apprend dès l’enfance, absorbée à dose quotidienne, elle est facilement assimilée, comme sont acceptées les règles du jeu qui permettent de devenir des êtres soumis, voire de bonnes perdantes, à qui l’on peut faire croire que l’humiliation et la violence sont des pratiques normales et légitimes. Je reprends ici les propos de Benoîte Groult dans son magnifique ouvrage Mon évasion : « Les dés sont pipés, les mailles du filet que sont les lois, les interdits, les traditions religieuses les injonctions morales sont fortes. Il est difficile d’envisager de passer au travers des mailles du filet tant que les femmes sont persuadées que cela serait douloureux, voire dangereux de s’en dégager. Le seul avantage de l’inconscience et de la docilité, c’est qu’elles permettent de vivre à peu près n’importe quoi sans trop de dégâts ».

 

Dépasser l’universel masculin

La culture, la science, les arts, les techniques, l’ingénierie, ou encore les lois, les politiques de développement, etc. ont été majoritairement et de manière relativement exclusive, en tous les cas jusqu’à un passé récent, définis par des hommes, puisqu’ils représentaient l’universalité et l’université.

Il y a plus de deux mille ans que les hommes, dont les philosophes, approfondissent leur réflexion sur un monde où ils occupent toutes les places dans l’ordre de la pensée et du pouvoir. Il y a si peu de temps que les femmes ont accédé au droit de réfléchir, au droit de lire, d’écrire, de devenir artiste ou scientifique, et il n’y a pas si longtemps au droit de vote. Ce dont témoigne l’exposition « Femmes.droits » du Musée national de Zurich «  Les Suissesses ont longtemps été privées de droits civils et politiques. Le chemin qu’elles ont parcouru pour obtenir le droit de vote en 1971 et l’article constitutionnel sur l’égalité en 1981 a été semé d’embûches et a suscité de nombreuses controverses. Depuis que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 stipulait que l’exercice des droits politiques était réservé aux «hommes libres», les femmes n’ont cessé de se battre pour l’égalité. Aujourd’hui encore, femmes et hommes se disputent ce principe. 50 ans après l’introduction du suffrage féminin en Suisse, l’exposition au Musée national Zurich met en lumière les hauts et les bas de plus de 200 ans de lutte pour les droits des femmes dans notre pays. ».

 

L’histoire, témoin de la misogynie ordinaire

Pour que l’entreprise de destruction massive fonctionne, il a fallu compter avec la complicité des historiens. La présence des femmes dans l’histoire a été systématiquement occultée, à part quelques figurantes identifiées par des appellations marginalisantes comme « les précieuses ridicules » ou « les femmes savantes »; véritables repoussoirs, qui jettent en même temps le discrédit sur l’ambition créatrice des femmes. Le qualificatif de savant ne sert qu’à ridiculiser les femmes, alors que le même adjectif chez un homme est honorable. Entre « Savante » et « ridicule » : c’est la dérision qui l’emporte !

Diderot écrivait « passé la jeunesse, à la ménopause, qu’est-ce qu’une femme ? Négligée de son époux, délaissée de ses enfants, nulle dans la société, la dévotion est son unique et dernière ressource. » Pour que la dévotion ne soit plus la seule planche de salut de la femme, celle-ci se doit de ne pas « être nulle », ni invisible dans la société, ce qui revient à dire que son rôle doit être reconnu et valorisé, dans la logique économique actuelle, c’est à dire celle du marché, et en particulier du marché du travail.

N’oublions pas que le code civil de Napoléon établit en 1804 « la perpétuelle et obligatoire résignation des femmes » en faisant d’elles des incapables et des mineures leur vie durant. La promesse « d’obéissance à son mari » ne figure plus dans le rituel du mariage civil français depuis 1988 seulement !

Après « femme savante », est apparu au 19ème siècle l’expression venue d’Angleterre les « bas-bleu » pour désigner une femme qui a des prétentions littéraires. Il n’y a pas d’expressions équivalentes pour qualifier un homme même s’il en existe qui prétendent faire de la littérature. Quand une femme écrit, c’est par prétention et non pour faire de la littérature !

 

Le langage reflète nos préjugés

Le langage n’est pas un simple outil pour communiquer c’est le reflet de nos préjugés, le miroir de nos rapports de force, de nos désirs inconscients. Rendre invisible dans le vocabulaire l’accession des femmes à de nouvelles fonctions, c’est une façon de les nier. Les lacunes du vocabulaire ne concernent généralement pas les hommes. Le dynamisme du langage fera considérer bientôt ridicules les précieuses qui continueront à se dire madame le ministre, madame le doyen ou madame le professeur… Le blocage ne se situe pas au niveau du vocabulaire mais à celui des mentalités. L’intelligence n’a jamais préservé de la misogynie !

 

Esprit des lumières où es-tu ?

À « la résignation perpétuelle » inscrite par Napoléon, un peu plus tard, Freud répond dans la vie sociale et psychique par « l’envie de réussir chez une femme est une névrose, le résultat d’un complexe de castration dont elle ne guérira que par une totale acceptation de son destin passif ». Heureusement, il y a toujours eu des hommes philosophes, scientifiques, politiciens, managers pour affirmer l’égale dignité des deux sexes, ils existent, ils sont de plus en plus nombreux, et c’est tant mieux.

Ainsi par exemple, sous la Révolution française, Condorcet fut l’un d’eux, il passa au mieux pour un doux hurluberlu, au pire pour un dangereux utopiste, … jamais cité pour sa défense des droits des femmes, est-ce un détail sans importance ? Non juste une non-pensée : Esprit des lumières où es-tu ?

Les droits des femmes rencontrent encore bien des obstacles, et sur bien des points de vue, ils ne font pas vraiment encore partie des droits de l’homme et il est toujours, tout autant difficile aujourd’hui d’avancer alors que l’égalité est reconnue officiellement. Par ailleurs, les femmes sont très mal placées pour mener un combat efficace, car l’oppresseur reste encore souvent leur père, leur amant, leur mari, le père de leurs enfants ou encore souvent le principal pourvoyeur de fond de leur foyer.

 

Vers plus d’équité

Heureusement aujourd’hui, les hommes convaincus de l’importance de ce besoin d’égalité entre les hommes et les femmes sont de plus en plus nombreux. Ils partagent le travail domestique, s’impliquent dans l’éducation des enfants et par des actions quotidiennes parfois invisibles dans leur vie familiale et professionnelle, ils contribuent à préserver et à développer les principes d’égalité.

D’après le philosophe René Berger « Les survivants du futur sont ceux qui prolongent leur capital de vie en se conformant aux normes et aux structures qui ont prévalu jusqu’ici, les primitifs du futur sont ceux qui rompent avec les normes et les structures établies pour élaborer l’avenir, non plus comme un supplément, mais comme une possible métamorphose. ».

Acteur et maitre de son destin, le primitif du futur, nous rappelle René Berger, « est celui qui est en mesure de s’affranchir du passé sans le nier et qui, en remettant en question les modèles de penser et d’agir qui ont prévalu, peut identifier les mutations et déceler les métamorphoses en cours », comme celle du printemps du féminisme par exemple. Il s’agit de nous affirmer au présent comme des êtres vivants et par une vision nouvelle, transcender le présent pour ériger l’avenir, qui ne serait plus un simple prolongement du passé.

Selon Lao Tseu « ce que la chenille appelle la fin du monde, le reste du monde l’appelle un papillon ». Avec beaucoup de bonne volonté, soyons des primitifs du futur, faisons-en sorte de métamorphoser notre présent, pour contribuer à l’origine d’un futur différent mais en mieux.

 

Une possible métamorphose

Des femmes en Cyber existent, des initiatives en témoignent et contribuent à mettre fin à leur invisibilité. Ainsi pour ne donner qu’un exemple de magnifiques portraits de femmes sont à voir (avec des photographies de Alain Zimeray) et à lire (avec des textes de Sylvaine Lucks) dans leur livre « Cyberwomen, des parcours hors normes, une filière d’avenir », parus aux éditions Michel de Maule (Paris) qui a reçu le prix « coup de cœur du jury » du Forum international de la cybersécurité de Lille (FIC 2020).

Au-delà des modèles de femmes auxquels il est peut-être possible pour une personne de s’identifier, ne faudrait-il pas aussi proposer des modes de vie et de carrières liés à des métiers Cyber qui fassent envie, voire rêver les femmes ?

Force est de constater que la vision que donne à voir une grande majorité de la communauté « Cyber » est construite autour du style « geek » ou de l’ambiance « boy’s club » dont l’humour est réservé aux seuls initiés. Rien en fait, qui soit vraiment attractif pour ceux et celles qui en sont exclues « by design ».

 

Au-delà d’une journée internationale, inventer l’avenir

Chaque 8 mars, la journée internationale des droits de la femme questionne sur la pérennité des dominations parfois symboliques et inconscientes, les stéréotypes, l’exploitation économique des femmes pour contribuer à comprendre comment se construisent ces inégalités, plus ou moins revendiquées ou intériorisées. Au-delà d’une émancipation superficielle, il s’agit toujours et encore aujourd’hui de participer à une « décolonisation » de l’intérieur pour inventer un avenir plus équitable pour tous et toutes.

 Le philosophe Charles Fourier écrivait en 1808 « les progrès sociaux et changements de périodes s’opèrent en raison du progrès des femmes vers la liberté ; et les décadences d’ordre social s’opèrent en raison du décroissement de la liberté des femmes ».

Aujourd’hui quelle interprétation en faisons-nous ?

 

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Remerciements Je teins à exprimer mes remerciements aux femmes et aux hommes engagés pour défendre la dignité humaine et le droit des femmes. Ce texte est largement inspiré des réflexions, travaux et ouvrages de notamment :  Simone de Beauvoir, Benoite Groulte, Elsa Triolet, Sandrine Treinier, Françoise Gaspard, Elisabeth Badinter, Laure Adler… Il est également nourri de nombreuses discussions et expériences de femmes et d’hommes, croisés sur le chemin de la vie.