Le Père Noël Cybernaute

Fable de l’ère numérique écrite en décembre 1994, publiée dans le bulletin HEC n°47 de février 1995 et retrouvée ce jour. La voici sans retouche, entre souvenir et prospective, toujours d’actualité 26 ans plus tard… 

 

24 Décembre 1994, il neige, tout est calme autour de la gentille maisonnette, de la gentille petite ville où habite Jérémie.

A l’intérieur, un sapin brille de toute sa parure de fête et Jérémie attend le passage du Père Noël auprès de son ordinateur. Ce dernier a lui aussi revêtu ses bellures qui brillent de toutes ses icônes et fenêtres colorées, sur un écran qui parfois ressemble à un aquarium.

Windows, Mosaic, Netscape et les autres sont là pour Jérémie, rien que pour lui, pour ne plus être seul.

Lui que ses parents ont laissé cette veille de Noël pour aller réveillonner chez des amis.

Alors Jérémie, plutôt que de jouer les légumes devant le petit écran a décidé de sortir, d’aller se balader et de découvrir le monde.

Son monde à lui c’est Internet, son net. Il l’a créé de toute pièce à partir d’Eliot, d’Ursule, Ulys, et de toutes ces autres machines qui portent des noms de copains, qu’il n’a qu’à nommer pour qu’elles lui répondent et lui offrent des services comme Pégasus, le cheval ailé qui fait rêver Jérémie. Tout comme Gopher d’ailleurs.

Après quelques clics de souris, le voilà connecté.

Il peut alors communiquer avec des millions de personnes réparties sur la terre entière. Une toile d’araignée géante, sorte de super filet maillé constitué de tuyauterie et d’ordinateurs, les relie.

Jérémie s’invente des vies au gré de ses humeurs.

Un jour, il est archéologue.

Par le biais d’une base de données et grâce à la réalité virtuelle, il pénètre des sites archéologiques qu’il explore. Il y est, il voit tout, s’y promène. Il s’imagine alors déchiffrer les énigmes du passé.

Un autre jour il est zoologue ou gardien du Musée du Vatican, constructeur automobile, ou encore journaliste, il envoie des messages aux industriels et chercheurs du monde entier et même au président des États-Unis.

En revanche, l’encyclopédie Universalis ce n’est pas pour lui. Il a horreur de consulter un dictionnaire, alors pensez donc une encyclopédie, même électronique c’est une crise d’urticaire assurée.

Non, il préfère demander ce qu’il ne sait pas et est curieux de connaître à “ses amis” des forums, lieux de rencontre magiques ou l’on se dit tout.

Bientôt, il espère qu’il n’aura plus besoin d’aller à l’école et qu’un professeur électronique se substituera à ses maîtres.

Ce soir, Jérémie se prend pour le Père Noël.

Il se ballade de magasins virtuels en magasins virtuels, fait fi des heures d’ouverture, consulte de superbes catalogues, choisis des cadeaux qu’il désirerait offrir ou recevoir, passe sa commande et la valide en donnant le numéro de la carte de crédit de sa mère ainsi que les adresses de livraison.

Plutôt que de passer par les cheminées, Jérémie préfère manifester sa présence parmi les innombrables foyer Internet, en délivrant un message électronique de paix et d’amour dans toutes les boîtes aux lettres du réseau.

Arrêtons là cette fable sur fond de solitude, avant qu’elle ne dégénère en scénario catastrophe, tels que:

– La surcharge du réseau engendrer par une profusion, à l’échelle internationale de messages bien intentionnés ou non (virus), entraînant des dysfonctionnements plus ou moins importants, voire la paralysie totale du réseau et des systèmes interconnectés ;

– La gêne occasionnée par la réception de messages de n’importe qui, dont on a strictement rien à faire (encombrement des boites aux lettres, lecture, tri des messages pertinents, etc.) ;

– Le préjudice subi par la divulgation et la diffusion d’informations confidentielles, accédées souvent, par des “bidouilleurs de P.C.”, qui avec un esprit ludique, patience et ruse arrivent à pénétrer des systèmes plus ou moins bien protégés ;

– Les conséquences liées au fait que tout un chacun peut créer des serveurs, diffuser n’importe quelle information (vraie ou fausse). Quel bonheur pour les pouvoirs totalitaires de pouvoir disposer d’un tel outil de communication et remarquons également qu’environ la moitié du trafic actuel sur Internet est consacré au transport de photos dites “de charme”.

Non, je ne jouerais pas les troubles fêtes en insistant sur les aspects négatifs ou en invoquant des effets secondaires pervers d’Internet, dont on appréhendera les conséquences dans un avenir plus ou moins proche.

Des bénéfices réels et immédiats sont à tirer de la numérisation de l’information. Et c’est cela, la véritable révolution d’Internet, la dématérialisation, et non pas le réseau lui même (il a plus de vingt ans). Bien que cela soit seulement maintenant, que le grand public le découvre à grand renfort de médiatisation et d’outils de sensibilisation.

Mais surtout, n’oublions pas que l’outil de communication ne vaut jamais mieux que celui qui communique, l’utilisateur méchant communique méchamment, le violent violemment, le faible faiblement, le bête bêtement, … et que pour véritablement communiquer il faut être au moins deux, deux êtres.

 

Solange Ghernaouti

Docteur en informatique, la professeure Solange Ghernaouti dirige le Swiss Cybersecurity Advisory & Research Group (UNIL) est pionnière de l’interdisciplinarité de la sécurité numérique, experte internationale en cybersécurité et cyberdéfense. Auteure de nombreux livres et publications, elle est membre de l’Académie suisse des sciences techniques, de la Commission suisse de l’Unesco, Chevalier de la Légion d'honneur. Médaille d'or du Progrès

4 réponses à “Le Père Noël Cybernaute

  1. Allons, pas de négativisme.

    Les aspects négatifs de l’internet, on peut s’en protéger sans trop de difficulté et on n’est jamais obligé de s’inscrire à un de ces réseaux prétendus sociaux.
    Mais c’est grâce à l’internet qu’un retraité isolé peut lire et regarder ce qu’il souhaite et demander un renseignement à un internaute dont il a finit par reconnaître la compétence.
    Sans oublier le plaisir de lire vos articles que j’attends toujours avec impatience.

    1. Il ne s’agit pas d’oublier les bons côtés du numérique et de l’Internet mais de constater que les problèmes évoqués dans cette fable écrite il y a plus d’un quart de siècle, existent toujours…
      Les cyber nuisances que nous subbissons aujourd’hui sont connues depuis longtemps et ne sont pas suffisamment prises en compte, les coûts sont portés par la société et les utilisateurs.
      Opter pour toujours plus de technologie, sans maitriser les risques ne permet pas un développement serein de la société …cela promet pour la 5 G!
      à suivre …
      SGH

  2. Bien que convaincu que vous soyez d’une intelligence et d’une loyauté hors de la moyenne, chère Solange, j’avoue ne pas comprendre pourquoi vous référer à des visions (certes, justes) mais d’il y a vingt ans?

    Il y a tellement à faire en ces temps de GAFAMM, miam miam pandémie 🙂

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