Fable de l’ère numérique
Comme à son habitude, Elsa était sur son application de rencontre.
Son attention fut attirée par l’annonce « Coaching pour amour courtois ».
Depuis qu’elle avait visionné une vidéo « L’amour avant Internet », des publicités avec des injonctions bizarres comme « Apprendre à aimer » ou encore « Innover, tomber amoureux » s’affichaient régulièrement sur son écran.
Elle ne savait pas ce que c’était de tomber amoureux, apparemment cela devait faire mal, ces publicités l’interpellaient plus qu’elle ne le souhaitait et l’intriguaient.
Elsa ne connaissait pas vraiment l’amour. Aussi loin qu’elle s’en souvienne, elle n’avait qu’expérimenté le Casual Sex, des rencontres éphémères, centrées sur le plaisir des corps.
Comme tous ceux de sa génération, elle pratiquait le sexe sans lendemain, comme un échange de services au travers de relations anonymes. Le plan cul était la norme relationnelle. Une norme générée par une économie de marché appliquée au sexe.
Trop jeune pour avoir vécu l’évolution des technologies, des mœurs et de la culture consumériste, Elsa ne vivait qu’au travers des plateformes numériques.
Conquise par les promesses d’égalité et de liberté qu’affichaient les sites de rencontres, elle avait mis du temps à comprendre que pour l’essentiel, cela se traduisait pour les individus par la liberté de ne pas s’engager.
Le marketing du corps, considéré comme une source autonome de plaisir, associé à des promesses de jouissance continue, a largement favorisé le consumérisme des rencontres.
Pas d’engagement, pas d’attachement, pas de lien, pas de projet d’avenir, pas de sentiment, pas de réciprocité, rien que le plaisir des corps.
Avec la numérisation et la commercialisation généralisées, les nouvelles formes de sociabilité ont donné naissance à de nouvelles pratiques consistant à tout évaluer, tout quantifier.
La quantophrénie, était d’abord un jeu.
C’est ensuite devenu un gage de qualité.
Un critère essentiel dans le choix des partenaires de jeux sur les plates-formes.
Puis c’est devenu une mode, une norme, et parfois même une obligation.
Évaluer, juger, quantifier, attribuer des notes, des évaluations, remplacer le jugement par un nombre.
Dans l’écosystème numérique, des notes étaient attribuées aux comportements, aux corps, aux images, aux actes, enfin à tout.
Attribuer une valeur aux personnes était une composante clé du marché de la mise en relation. Un rouage essentiel de son mode de fonctionnement.
Chaque proposition, chaque interaction, chaque rencontre, devait donner lieu à une appréciation.
Des milliers, puis des millions de signaux, interprétés par les machines pour affiner les propositions, encourager les interactions, et surtout encourager l’utilisation de l’application et la consommation de relations, pour générer un grand volume encore plus grand d’interactions quantifiées.
De fait, l’acte sexuel s’est progressivement transformé en performance quantifiable.
Le nombres de relations qu’un individu peut avoir, y compris avec des inconnus, est un des paramètres déterminant de sa valeur, comme l’est la note attribuée à sa performance à proprement parlé.
En organisant des rencontres sexuelles comme un marché et en suscitant des désirs infinis, la culture consumériste propose des produits à consommer et à jeter, des mises en relations en ligne, parfois des rencontres pouvant aboutir à des relations de courte durée afin de réaliser un acte sexuel entre individus interchangeables.
Des individus comme des marchandises sur étagères, à vendre et à consommer s’exposent et se proposent dans un supermarché virtuel infini.
Des corps comme des objets, déconnectés de l’esprit, une garantie de relation sans affect.
Pour Elsa, cela représente le droit au plaisir sexuel, le droit à avoir une sexualité performative, sans prise de tête. Cela lui convenait.
Toutefois, depuis quelques temps elle sentait bien que ce plaisir ne durerait pas. Comme certaines de ses copines un peu plus âgées, Elsa était en passe de devenir obsolète, périmée, inconsommable.
Sa propre obsolescence, pire que la mort, était une source d’angoisse qu’elle avait du mal à maîtriser.
Plus elle était angoissée, plus elle consommait des produits de beauté, des services de bien être, des prestations de coaching, des conseils de développement personnel, des actes de médecine anti-âge, des thérapies pour améliorer son image, sa réputation, ses compétences et son capital sexuel.
Elle avait déjà pris un cours d’attractivité sexuelle pour fabriquer sa beauté, pour mettre en scène et en image son sex appeal, pour développer sa capacité à susciter du désir chez l’autre. Par la suite, elle suivit un cours d’auto-production de soi dont le marketing affirmait qu’à l’issue de celui-ci, elle pourrait gérer son image et son capital sexuel comme une marque personnelle. Elle a trouvé ce cours formidable.
On lui avait appris que le fait d’être choisi ou non pour une mise en relation, se décidait très rapidement et d’une manière binaire. Dans ce jeu, l’apparence visuelle était fondamentale, puisque la satisfaction de la consommation sexuelle dépendait d’un contact initié sur la base d’une collection d’images.
Elsa ne comprenait pas comment les opportunités d’avoir son image retenue pouvait être influencée par des algorithmes, mais elle soupçonnait qu’ils étaient majoritairement conçus par des hommes, représentaient leur vision de la femme idéale et qu’ils étaient influencés par diverses industries. En tout cas, pour améliorer ses chances d’être un produit attractif, elle suivit le cours « Comment être appréciée des hommes ».
Elle respecta scrupuleusement les recommandations pour l’aider à comprendre ce qui compte dans une femme pour un homme, ce que les hommes affectionnent chez une femme. Sa valeur d’attractivité augmenta et elle fut rassurée. Son désir de plaisir sexuel allait pouvoir être satisfait à condition qu’elle soit dans un état de disponibilité permanente aux désirs des autres.
Elle comprit que sa valeur, déterminée par l’attirance sexuelle qu’elle pouvait susciter, dépendait de son corps, de ses mensurations, de ses performances et de son image. Cette dernière dépendant également des objets dont elle pouvait s’entourer. Dans la mise en scène d’elle-même, elle s’employait à faire oublier qu’elle avait un intellect et des talents, elle les cachait pour mettre en avant uniquement son capital sexuel.
Obnubilée par les évaluations permanentes, l’optimisation de son score, la productivité des rencontres, la performance sexuelle, elle passait son temps à comparer son profil à d’autres, à faire des comparaisons et du benchmarking.
S’évaluer et évaluer les autres étaient devenu sa manière de penser et d’agir, son activité sociale principale.
Dès l’instant où Elsa prit conscience que d’être à la fois évaluée et évaluateur, lui pesait, elle fut de plus en plus attirée par ces annonces qui lui promettait une autre approche relationnelle basée sur la compréhension de ses besoins fondamentaux et non sur une offre de désirs continuellement renouvelés. Cette approche était portée, non pas par des nostalgiques de l’ère pré-numérique, mais par ceux de La Nouvelle Vague de La Postmodernité convaincus qu’aucune technologie, qu’aucun service commercial ne peuvent simuler ou se substituer à la vraie vie, avec sa part d’imprévu et d’incertain, de finitude et d’infini, de puissance et de faiblesse, de complexité et de simplicité, de subtilité et d’inquantifiable.
Fatiguée de son auto-optimisation permanente et curieuse, Elsa opta pour un cours intitulé « Littérature & Amour aux siècles passés, la littérature est une rencontre ».
Un jour peut-être, en devenant singulière et unique, en sortant du capitalisme de la visibilité, en refusant la marchandisation de son corps et de sa sexualité, en refusant les mécanismes rapides de rejet de l’autre et d’obsolescence de l’humain, elle rencontrerait quelqu’un à qui elle pourrait écrire « Tes yeux sont si profonds qu’en me penchant pour boire / J’ai vu tous les soleils y venir se mirer ».
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Les vers cités sont ceux de Louis Aragon extraits de son poème “Les yeux d’Elsa”.
La lecture du livre de la sociologue Eva Illouz “La fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain”. Seuil, 2020, a inspiré l’écriture de cette fable.
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“Dans son cours d’auto-production de soi, on lui avait appris que le fait d’être choisi ou non pour une mise en relation, se décidait très rapidement et d’une manière binaire. Mais il fallait d’abord qu’elle améliore son image de marque, qu’elle apprenne à se vendre, lui répétaient “ad nauseam” ses mentors. Et ce qui était plus décisif que tout, dans une approche relationnelle, c’était le regard féminin, insistaient-ils. Aucun mâle ne pouvait y résister.
Elle se mit donc à suivre un nombre impressionnant de cours en programmation neuro-occulaire, facturés 150.- l’heure, et qui lui promettaient de développer un regard de feu. Mais après avoir vidé sa carte de crédit, tout ce qu’elle avait gagné au terme de son cours d’auto-production de soi était ce regard profond qui ne pense même pas à rien.
Le sexe lui-même était un algorithme, lui expliquait-on. Quoi de plus binaire, en effet? Le plus ancien ordinateur n’était-il pas la cellule humaine, qui contient déJà en elle, en forme binaire, le code génétique nécessaire à la reproduction de l’espèce? L’amour ne se mesurait dès lors plus pour elle que par dyades – amour-mort, eros-thanatos, bave-glu, ouvert-fermé, on-off, yin-yang, tu veux?-tu veux pas?, la main dans l’machin- l’machin dans la main, tu peux?-tu peux-pas?…
Chez elle, jusqu’ici l’amour ne s’usait que quand on s’en servait, comme les piles. Mais elle dut bien convenir que les siennes étaient à plat. C’est alors, au bord du désespoir, qu’elle découvrit l’approche de la Nouvelle Vague de la Postmodernité. Elle qui, née avec les technologies de l’information, ne savait pas qu’il y avait eu un âge Pré-moderne, suivit un cours où il était question d’un livre très ancien, intitulé “Pensées pour moi-même”, dont l’auteur était un certain Marc-Aurèle, empereur de son état et qui dormait, paraît-il, sur une planche. Il définissait ainsi l’amour: “un peu de morve crachée dans un boyau et accompagnée d”un certain spasme”. Après avoir lu ce livre, elle se retira au couvent des Soeurs de la Postmodernité et n’en ressortit plus que les pieds devant.
Excellent!
Espérons que la Nouvelle Vague de la Postmodernité ouvrera d’autres portes que celles de la réclusion et de la mort …
À suivre …
SGH
Bien vu et surtout bien dit : magnifique description de la dérive de l’amour dans nos sociétés en comparaison avec celles qui nous ont précédé !
J’ai vraiment apprécié votre écrit, cela nous montre vraiment la société dans laquelle nous vivons. On est vraiment manipulé par des algorithmes de nos jours.