De quelles villes numériques voulons-nous ? … et qui le décide pour nous ?

Urbanisation et mimétisme numérique

La dématérialisation, la généralisation de l’usage d’Internet, de l’informatique, des plateformes numériques, ont fait basculer la société dans une ère de changements. Changement des habitudes de faire, de communiquer, de consommer, de se déplacer, de se distraire, de travailler, de se former, ces changements marquent l’ensemble de nos relations, qu’elles soient réelles ou dématérialisées. La ville, lieu de concentration de personnes physiques et morales, et par conséquent des sources et usagers des données est concernée par l’urbanisation numérique. La ville numérique est un nouveau monde développé à partir des infrastructures informatiques et télécoms, des capteurs, des objets, des systèmes connectés. Les données irriguent ses artères virtuelles.

Pour ses citoyens, la société de tout numérique passe désormais par « l’expérience client ». Imposée par les fournisseurs de services et les plateformes numériques, elle conditionne les interactions entre les personnes et les institutions. L’économie des services numériques se développe dans une logique de mimétisme qui décline et duplique les modèles d’affaire basés sur l‘exploitation des données dont les acteurs hégémoniques du Net (GAFAM, NATU, BATX)[1] sont les maîtres.

Ce clonage des modèles déployés empêche de penser des modèles alternatifs qui pourraient mieux tenir compte des besoins de protection des données personnelles, de la préservation de l’intimité numérique, des droits fondamentaux ou encore des besoins des populations particulières.

 

Clonage et uniformisation

La transition numérique revient à « Chercher ses clés sous le lampadaire »[2] et à normer, homogénéiser, uniformiser les modes de vie, les manières d’être et de se comporter dans un monde globalisé.

Sous couvert de divertissement, d’aide à la prise de décision, ou de promesses illusoires de mieux être, les e-trucs et les smart-machins conditionnent leurs utilisateurs, forcés de consentir à leurs conditions générales, à se soumettre au pouvoir des algorithmes et par conséquent à celui de leurs fabricants et maîtres.

Comme le rappellent Natacha Polony et le comité Orwell dans l’ouvrage «Bienvenue dans le pire des mondes , le triomphe du soft totalitarisme» l’industrie du divertissement présente « une efficacité bien plus grande que n’importe quel système de coercition » [3] .

Le pouvoir de séduction et d’attraction des interfaces électroniques, associé à la force des discours idéologiques portés par les acteurs hégémoniques du Net s’appuyant sur une logique de marché néolibérale et sur le capitalisme numérique, présentent le progrès technologique comme inéluctable et indiscutable. Le slogan TINA « There is no alternative » (il n’y a pas d’autre alternative) fait écho au fait de considérer à tort, que l’évolution technologique s’inscrit dans la thérorie de l’évolution des espèces et de la sélection naturelle soutenue par C. Darwin au XIXe siècle[4].

Dans sa publication de 1943 le psychologue américain Abraham Maslow “A Theory of Human Motivation”[5] structurait en cinq niveaux les besoins fondamentaux des individus et les représentaient selon une pyramide. Désormais, les individus comme les institutions publiques et privées sont devenus dépendants d’Internet et des systèmes d’information pour la satisfaction de leurs besoins. A chaque instant de leur vie les personnes, parfois dès leur plus jeune âge, dépendent des infrastructures numériques et des fournisseurs de services pour vivre leurs vies professionnelle et personnelle. Besoins réels ou induits par ces mêmes fournisseurs qui proposent de les combler.

 

L’individu constitue une source de minerai informationnel

Toutes les activités informatiques traitent des données et laissent des traces numériques. Celles-ci sont fournies directement par les utilisateurs (contenu d’un message, d’une requête, …) et récupérées indirectement à partir de l’usage des services numériques (il s’agit de métadonnées comme celles relatives au type de système utilisé, à l’heure de connexion, à la localisation géographique de l’utilisateur, …).

Toutes ces données sont complétées par celles provenant de leurs traitements informatiques. Ce sont des données fabriquées par des algorithmes, qui permettent généralement, un profilage des personnes selon des analyses et critères propres aux fournisseurs de services. Cela peut notamment inclure des analyses relatives aux comportements, goûts, sentiments, achats, etc., via des inférences mathématiques et des croisements de données.

Le volume des données « cachées », qui ne sont pas livrées consciemment par un individu, représenteraient environ 80 % de la masse de données le concernant.

 

Un seul horizon : celui de l’exploitation et du commerce de la donnée

Les données créées à partir des données de l’utilisateur et de ses métadonnées sont à la base de la profitabilité de la majorité des intermédiaires techniques et des fournisseurs de prestations.

Toutes les entreprises, dans tous les secteurs d’activité en relation directe ou indirecte avec les individus, dès lors qu’elles traitent des données personnelles, sont concernées. Elles peuvent devenir, par opportunité ou par nécessité, des acteurs du commerce de la donnée.

Par exemple, en France, le géant de la distribution Casino, avec sa plateforme RelevanC dont le slogan de la page d’accueil est « Bienvennue dans l’ère de la pertinence » nous informe que « relevanC collecte et analyse chaque jour ; Des millions de transactions en magasin ; Des millions de transactions en ligne ; Des millions d’usages digitaux et mobiles ».

C’est plus de 50 millions de profils de consommateurs qui sont concernés et dont l’observation est rendue possible par le croisement des données des 10 000 magasins en France (hybermarchés Géant, Casino de proximité, Franprix, Monoprix et Leader Price) et des comportements des internautes via le site Cdiscount. La plateforme a pour ambition de mutualiser les données des consommateurs d’autres marques comme Courir ou Gosport par exemple.

Le commerce de la donnée est en pleine expansion, la protection des données personnelles tente de mettre un frein à des possibilités commerciales sans limites. Comme la profitabilité des « vendeurs de données » est corrélée à la qualité des profils constitués (pertinence, véracité, précision, qualité des données récoltées), il leur est fondamental de pouvoir croiser les données à partir de multiples sources et applications et de maintenir l’internaute connecté en permanence ou sous surveillance physique. Désormais il est possible dans des lieux publics (aéroports, centres commerciaux, …) de relier l’identification d’un smartphone (possible grâce à l’usage du WiFi), à une personne se déplaçant dans une zone de vidéo surveillance.

Google développe le moteur de recherche Dragonfly, pour la téléphonie mobile en Chine, qui permet de lier les requêtes de navigation d’une personne à son numéro de téléphone afin de renforcer la surveillance, le contrôle et la censure par les autorités chinoises. Ce pourait-il que ce modèle puisse être adapté et adopté par le reste du monde ?

Associé aux possibilités de l’intelligence artificielle, de l’informatique prédictive et avec l’apport des sciences cognitives et comportementales, il n’est pas incongru de penser que les entités qui maitrisent les données et leurs traitements sont ou seront bientôt en mesure de prévoir, de manipuler et d’orienter les déplacements, les opinions, les décisions, les actions des personnes qui sont connectées en permanence à leurs services.

Poussé à l’extrême avec ce type de systèmes, il pourrait ne plus être nécessaire de voter puisque nos moindres désirs, déplacements, actions, sentiments, seront sous contrôle et orientés. Initiatives, référendum, revendications, appartiendront au passé, il ne sera plus possible d’agir en dehors de la matrice… une transparence totale et totalitaire sans possibilité de surveiller le surveillant, de contrôler les entités qui contrôlent est en train de se mettre en place sous couvert de services personnalisés et d’optimisation de l’usage des ressources (transport, énergie, santé, …).

 

Pour le meilleur de la transformation numérique et sans le pire

Bien que de véritables opportunités pour le développement économique et personnel, existent autour de l’usage du numérique, il n’empêche que la dépendance à des infrastructures et à des fournisseurs de services informatiques, par ailleurs très énergivores, autorise la surveillance de masse et le contrôle social. De plus, les possibilités d’usages abusifs, détournés ou criminels des données, services et infrastructures, sont infinies. L’envergure des cybernuisances est large, leurs impacts sur la société bien réels.

Même si le numérique permet d’offrir de nouveaux services, le progrès technologique est rarement synonyme de progrès social pour tous.

« Voir sans être vu » est un projet politique, économique et techno-idéologique s’inscrivant dans une logique de pouvoir et de puissance sans limite. L’exemple de la Chine nous montre que cela est possible comme avec le système de crédit social pour surveiller la population.

Ici déjà, les caméras de vidéosurveillance omniprésentes dans les leux publics, procurent une illusion de sécurité et une surveillance bien réelle.

Par ailleurs, Apple vient d’annoncer un système d’évaluation et de notation relatif au comportement des usages de iPhone, iPad, Apple Watch et Apple TV, dont la finalité est de contribuer à prévenir des fraudes relatives au e-commerce.

Souhaite-t-on un modèle de société technologique de surveillance totale à la chinoise ?

 

Pour une ville intelligente de confiance

Comment sont pris en compte les besoins de protection des données personnelles dans des applications comme celles :

  • de suivi des déplacements pour l’optimisation du trafic ;
  • d’analyse des comportements pour gérer la consommation électrique (comme avec le compteur Linky en France qui fait l’objet d’un rejet de la population) ;
  • de pilotage des objets connectés (comme les vélos en libre-service) ?

A ce jour, peu de services sont conçus en privilégiant le respect de la sphère privée (« privacy by design »), c’est-à-dire en assurant une sécurité renforcée des données de l’utilisateur, en minimisant la collecte de données, et en vérifiant que ces dernières ne sont pas détournées.

Existe-t-il une obligation pour prendre en compte ces préoccupations et pour vérifier que les produits commercialisés satisfont le respect ces droits humains fondamentaux ?

 

Injonction d’innovation

L’injonction d’innovation technologique s’inscrit dans une logique d’optimisation et de rationalisation économiques basées sur l’exploitation des données captées gratuitement (mais dont le coût est porté par l’utilisateur via notamment l’achat de son objet connecté (téléphone, montre, ordinateur, …) et son abonnement télécom et par le temps passé à produire des données. Dans les lieux publics, le coût du WiFi « gratuit » est à la charge de la société c’est-à-dire du service public tandis que les bénéfices de la connectivité sont généralement pour le secteur privé qui en maitrise les usages.

L’économie de la donnée a fait place à l’économie de l’attention avec une informatique toujours plus « affective » qui permet de pister en permanence les goûts, les sentiments, les envies, les déplacements et les actions. Le maillage et les croisements des données que permettent une ville intelligente sont sans limite.

Est-ce qu’un instrument juridique comme Le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) qui est le résultat de la prise de conscience par le régulateur européen de la nécessité d’agir sera suffisant pour développer une ville intelligente de confiance, et où il fait bon vivre ensemble ?

 

Quel projet de société pour la ville numérique ?

Une ville numérique ne peut se résumer à la somme des initiatives qui permettent de contrôler et d’optimiser des flux et des ressources. Ce ne sont pas ces types d’applications ou celles ayant pour finalité la sécurité comme celle par exemple de police prédictive, qui peuvent engendrer du progrès social et un meilleur bien être pour tous.

Même les vaches peuvent être connectées, pour autant sont –elles plus heureuses sachant que la technologie est pensée pour améliorer la vie des éleveurs, pour qu’elles produisent plus de lait ou encore éventuellement un lait de meilleure qualité ? Qu’en pensent les vaches ? Si le numérique a pour finalité de mieux les traire et de les exploiter, est-ce vraiment à leur avantage ?

Un modèle de ville basée sur une économie numérique dans laquelle le citoyen est un client, tout en étant de fait, l’employé non rémunéré de plateformes dont ses activités dépendent, est-il pertinent ?

Est-il raisonnable de penser qu’une ville, un marché, une place de jeu pour enfants puissent être conçues comme un quartier d’affaires et gérées comme une entreprise ?

L’informatisation des entreprises consiste pour l’essentiel à automatiser des processus. Beaucoup d’entreprises investissent dans le numérique pour se passer de leurs employés. Appliquée aux villes intelligentes, cette logique conduira à leur déshumanisation.

Dans une ville optimisée technologiquement, que faire des personnes allergiqueséfractaires, inaptes au numérique ?

Y aura – t- il une place quelque part pour les migrants du numérique, pour ceux qui ont une phobie du mobile ou qui souffrent d’addiction numérique et de surmenage digital (digital intox)?

« L’homme est né libre et partout il est dans les fers » nous rappelait au siècle des Lumières, Jean-Jacques Rousseau dans son « Contrat social ». Peut-être est-il temps de ne pas oublier que dans son ouvrage, le citoyen de Genève invitait les hommes à être vigilants « Tant qu’un peuple est contraint d’obéir et qu’il obéit, il fait bien ; sitôt qu’il peut secouer le joug et qu’il le secoue, il fait encore mieux. »

L’immense potentiel du numérique confirme l’importance à accorder à la transformation numérique de la société et celle à donner à la conception et à la gestion des villes dites intelligentes dès lors que leur population doit être connectée pour y vivre.

Partout dans le monde, des groupes de réflexions s’interrogent sur linformatisation du monde et son devenir au regard des évoutions technologiques. Ainsi par exemple, le Center for Humane Technology propose des axes de réflexions et des alternatives possibles pour reprendre le contrôle de notre destin en partant du principe que le problème fondamental du développement de la société est lié au fait que notre société a été piratée par la technologie « Our society is being hijacked by technology ».

 

En route vers des erreurs exemplaires ?

Dans un monde hyperconnecté et interdépendant, quel est donc le nouveau contrat social qui permettrait d’avoir foi dans un futur de qualité ?

Qu’elles sont les initiatives à prendre et les actions à poser pour que plus tard, des historiens ou anthropologues, à moins que cela soient des archéologues du numérique, ne puissent penser :

  • que notre époque a sous-estimé les risques associés à l’usage extensif du numérique ;
  • qu’elle n’a pas anticipé la perte de souveraineté des personnes et des institutions ;
  • que le politique s’est plus focalisé sur de la gestion quotidienne du court terme au détriment d’une vision stratégique à plus long terme.

Sommes-nous en mesure d’orienter les choix stratégiques et technologiques afin que les générations futures ne nous bannissent pas pour les choix opérés qui seront pour eux des erreurs exemplaires ? Cela en ayant notamment créé de nouveaux modes de dépendances à des technologies et à leurs fournisseurs. Dépendances, qui valorisent le dialogue avec des objets connectés au détriment des interactions entre personnes non médiées par de la technologie.

 

[1]GAFAM pour Google Amazon, Facebook, Apple, Microsoft (USA)

NATU pour Netfix, Airbnb, Telsa, Uber (USA)

BATX pour Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi (Chine)

[2] Jean-Paul Fitoussi, Le théorème du lampadaire ; Les Liens qui libèrent, 2013.

[3] Natacha Polony & Le comité Orwell, «Bienvenue dans le pire des mondes , le triomphe du soft totalitarisme » ; Editions Plon, 2016 (p.23 Editions J’ai lu, 2018)

[4] C. Darwin ; « L’origine des espèces » 1859.

[5] Maslow, A. H. (1943). A theory of human motivation. Psychological Review, 50(4), 370-396.

Solange Ghernaouti

Docteur en informatique, la professeure Solange Ghernaouti dirige le Swiss Cybersecurity Advisory & Research Group (UNIL) est pionnière de l’interdisciplinarité de la sécurité numérique, experte internationale en cybersécurité et cyberdéfense. Auteure de nombreux livres et publications, elle est membre de l’Académie suisse des sciences techniques, de la Commission suisse de l’Unesco, Chevalier de la Légion d'honneur. Médaille d'or du Progrès

Une réponse à “De quelles villes numériques voulons-nous ? … et qui le décide pour nous ?

  1. Toute cette rhétorique pour en arriver à l’essentiel qui consiste au choix du client à consommer intelligemment.
    Le progrès a commencé depuis longtemps avec l’agriculture et les humains ont copié les modèles ayant du succès pour en arriver à un univers numérique qui, s’il ne garantit plus l’isolement, augmente largement ses chances de survie, puisque par exemple, une personne connectée aura plus de chance de recevoir des soins rapides au détriment de la confidentialité de ses données médicales.
    On doit donc constamment peser entre les défauts et les avantages d’un système.

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