Ce que nous apprend l’affaire Facebook

Une affaire pas si surprenante

Il n’est pas étonnant que les agences de renseignement fassent du renseignement. De même, il n’est pas surprenant que les entreprises qui ont pour modèle économique l’exploitation des données, les utilisent. Ce qui est le cas de Facebook, mais aussi de la majorité des plateformes numériques. Ce qui est moins prévisible se sont les facteurs et les conditions qui déclenchent des révélations concernant des usages abusifs, détournés ou criminels des données et des services du numérique.

En 2015, la manipulation de l’information a été identifiée comme étant une préoccupation majeure par le site américain Defense One. La manipulation, sert des stratégies d’influence, de persuasion ou de guerre psychologique, qui peuvent être d’envergure, concerner la population, des décideurs politiques et économiques, des civils et des militaires. Ces attaques sémantiques ne visent pas à la prise de contrôle de systèmes informatiques, mais celle du « cerveau humain ».

La marchandisation des données s’applique à tous les domaines. Pour certains, voter est assimilable à un acte d’achat. Dès lors, il n’est pas étonnant que le ciblage publicitaire facilite la diffusion de messages politiques lors de campagnes électorales.

Toute l’économie du numérique est une économie de prédation des données, basée sur leur collecte et exploitation massives et les internautes sont des proies faciles. L’insuffisance des mesures de prévention et de protection pour empêcher le siphonage des données des utilisateurs et de leurs contacts sans leur consentement éclairé et explicite, facilite le détournement des données.

Tous les acteurs hégémoniques du Net, les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), les NATU (Netflix, AirB&B, Tesla, Uber) sont concernés et pourraient se retrouver un jour ou l’autre sur le banc des accusés. Cela devrait nous faire réfléchir aux pratiques de leurs concurrents et homologues chinois que sont notamment Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi (les BATX).

Vers un éveil des consciences

Si l’affaire Facebook engendre une vraie prise de conscience sur nos dépendances au services et acteurs du numériques, de leur pouvoir et plus globalement de l’importance de protection de la sphère privée et des données personnelles, cela sera plus important que les excuses peu crédibles de Mark Zuckerberg. Le mal est fait, ni les promesses, ni les excuses ne peuvent en atténuer les conséquences. Il est un peu tard, voire peut-être trop tard pour les entités dépendantes à Facebook, en situation d’addiction et d’accoutumance pour envisager éventuellement de modifier leurs pratiques. La seule sincérité du dirigeant de Facebook concerne celle liée au risque réputationnel auquel son entreprise doit faire face, car la confiance des utilisateurs est essentielle à sa profitabilité.

Il ne faut pas se leurrer, dans l’économie du numérique, l’individu n’est pas considéré comme un acteur doté de bon sens et de libre arbitre mais plutôt comme un objet, un système d’information à exploiter, à piloter, à améliorer ou encore à mettre en conformité.

Aucun discours messianique ou pseudo humaniste proféré par les grands patrons des GAFAMs ne peut faire oublier leur vision du monde orientée à la transformation des données en argent et la connectivité en pouvoir. Les multinationales ne sont pas des philanthropes, leur objectif est de maximiser leurs profits le plus vite possible. Toutefois, une action collective d’envergure (initiatives de boycott, de « namming & shamming (nommer le crime et infliger la honte», d’action en justice, …) contribuerait à un renversement des rapports de force. En préjudiciant les intérêts des fournisseurs de services, en portant atteinte à leur image, en exigeant des mesures de protection des données, il est possible de contribuer à faire évoluer la situation vers un meilleur respect des droits fondamentaux.

Vers un frein possible à l’exploitation des données et à un marché sans limite

Le frein à la forte mainmise des plateformes numériques sur le marché publicitaire dépendra du comportement et du nombre des internautes, de leur connectivité plus ou moins permanente, de la banalisation de l’usage des services et des objets connectés, de l’invisibilité des transferts d’informations entre les équipements électroniques omniprésents, jamais éteints, invisibles. Mais il ne faut pas rêver, dans la mesure où le corps humain, les jouets, les vaches, les fermes, les maisons, les organisations, les moyens de transport, les villes sont déjà connectés et que les incitations sont fortes pour aller vers toujours plus de technologie, plus de mobilité, plus d’intelligence artificielle, plus de réalité virtuelle, plus d’utilisation. Tout cela rend complexifie et ardu le changement de paradigme souhaité. Mais ce n’est pas parce que cela est difficile qu’il ne faut rien faire ou que cela est irréalisable.

Vers une certaine régulation des géants du Net 

La mise en place du Règlement européen sur la protection des données (RGPD) poursuit cet objectif dans la mesure où il s’appliquera aux entreprises étrangères qui gèrent des données de citoyens européens. Facebook n’est que l’arbre qui cache la forêt, la régulation n’est possible et n’a de sens que si elle concerne tous les acteurs.

Or, la puissance des acteurs hégémoniques du numérique, basée sur une organisation du marché en oligopole pseudo concurrentiel soigneusement orchestré selon une logique néolibérale, soutenue par des moyens financiers considérables, leur permet de garder leur suprématie en éliminant les potentiels concurrents, tout en mettant la barre très haute pour d’éventuels nouveaux entrants. Ils sont donc en mesure d’influencer fortement les processus et les moyens de régulation. Il s’avère que réguler des acteurs multinationaux n’est pas chose aisée car ils disposent d’un pouvoir parfois supérieur à celui des États.

La gouvernance mondiale est une question complexe. Dans le domaine de l’Internet, elle touche à la fois les domaines civil et militaire que cela soit au niveaux national ou international. Cela soulève des questions de souveraineté, de sécurité, de défense, de coopération, de lutte contre la criminalité et le terrorisme, de philosophie politique et économique, de vision du bien commun et de l’intérêt public. Sujets d’ordre géopolitique, délicats par nature, loin de faire l’objet d’une vision consensuelle.

Par ailleurs, ces acteurs, cibles potentielles de la régulation peuvent être tentés de résoudre le problème de l’autorégulation, par une fuite en avant technologique, en substituant des mesures effectives de régulation et en traduisant le pouvoir de la main invisible du marché par des logiciels d’intelligence artificielle. Cela ne ferait qu’aggraver la situation sans pour autant répondre de manière claire et honnête aux questions suivantes: Qui contrôle et valide les développements technologiques ? Comment ? Qui certifie leurs niveaux de fiabilité, de sûreté, de sécurité, de confiance ? Comment ? La transparence est-elle possible ? Comment vérifier la véracité et la justesse des décisions prises par des systèmes d’intelligence artificielle ? Quelles sont les responsabilités des acteurs ?

 

 

 

Solange Ghernaouti

Docteur en informatique, la professeure Solange Ghernaouti dirige le Swiss Cybersecurity Advisory & Research Group (UNIL) est pionnière de l’interdisciplinarité de la sécurité numérique, experte internationale en cybersécurité et cyberdéfense. Auteure de nombreux livres et publications, elle est membre de l’Académie suisse des sciences techniques, de la Commission suisse de l’Unesco, Chevalier de la Légion d'honneur. Médaille d'or du Progrès