Imaginaires

La déchetterie, lieu philosophique

Le stress d’un déménagement passe pour être presque aussi éprouvant que celui du deuil d’un être cher ou celui d’une perte d’emploi. Dans un pays comme la Suisse, où l’on n’est pas chassé de chez soi par l’épuration ethnique, la guerre ou la faim, cela me paraît un poil exagéré. Mais quoi qu’il en soit, déménager est aussi une aventure intérieure, qui porte à méditer sur toutes sortes de questions – en particulier sur l’attachement de l’animal humain aux objets, meubles, livres, vêtements et papiers qui pour lui/elle sont l’équivalent de la coquille de l’escargot. Si j’étais une animatrice de «cafés philosophiques», j’en organiserais un parmi les bennes d’une déchetterie.

Dans ce chef d’œuvre qu’est Outremonde de Don Delillo, roman paru en français en 1999 chez Actes Sud, l’un des personnages, contemplant une gigantesque décharge, se dit qu’il s’agit là «du comportement humain, des habitudes et des impulsions des gens, de leurs besoins incontrôlables et de leurs souhaits innocents, peut-être de leurs passions, certainement de leurs excès et de leurs faiblesses mais aussi de leur bonté, de leur générosité (…)». La planète (terre et eau) étouffe sous les déchets, mais c’est un peu court d’incriminer seulement notre débauche (réelle) de consommation : les déchets sont faits de la matière des émotions.

Depuis que je sais que je vais déménager, je suis devenue accro des virées à la déchetterie. J’adore cet endroit, où les «ambassadeurs du tri» (à noter qu’il y aussi des «ambassadrices») font léviter lampes rouillées et fours à micro-ondes cassés dans une ambiance euphorisante de pop à plein tube. Je regarde les gens, ceux qui ont de la peine à jeter même leur trousse de crayons mordillés de l’école primaire et ceux qui jouissent de se débarrasser de trois sacs pleins de lettres, peut-être d’amour. Deux jeunes femmes radieuses m’offrent leurs cartons vides, c’est ce samedi qu’elles inaugurent une nouvelle vie.

Non, je vous assure, il n’y a pas mieux qu’une déchetterie pour proposer une réflexion sur L’Etre et le Temps de Heidegger.

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