Imaginaires

Camions comestibles et koalas dans les branches

J’apprécie beaucoup le remarquable talent de chroniqueur d’Alexis Favre, mais pourquoi diable cet esprit acéré veut-il absolument enseigner à son fils de deux ans et demi la différence «entre la réalité et le pays imaginaire» (Le Temps du 9 février) où ce petit garçon a mangé un camion et lancé une grenouille à la tête d’un monstre ? Une fois, un de mes petits-enfants, âgé alors de quatre ans, m’a fait remarquer le plus sérieusement du monde que des koalas étaient perchés sur les arbres de la place de jeu. Et j’ai pensé : pourvu qu’il ne remette pas trop vite les pieds sur terre.

J’ai l’impression que notre époque formidable, capable de transformer les délires d’Elon Musk en réalité, est paradoxalement néfaste pour l’imagination. La réalité, justement, occupe trop de place depuis qu’on peut l’augmenter par la technologie, par la consommation, aussi, de plus en plus facile, de toutes sortes de biens matériels et immatériels. On ne fantasme plus d’assister à l’éruption d’un volcan, on chausse des lunettes 3D et on est au bord du cratère. On ne rêve plus de voir Naples et mourir, on y va vite fait avec un vol low-cost (et on revient vivant.e). Moi la première, bien sûr. Mais cela mérite réflexion.

Je suis frappée par la formule «d’après une histoire vraie» qui prolifère dans le générique des films et qui est aussi devenue une arme de séduction massive en littérature. Après, tout dépend de la capacité du/de la cinéaste ou de l’écrivain.e de recréer artistiquement cette «histoire vraie» (c’est ce qui a apparemment manqué à Clint Eastwood dans son dernier film, que je n’irai pas voir) ; mais on dirait que, pour plaire au public, dans un monde saturé de réalité disponible, miser sur l’invention devient de moins en moins porteur.

Imaginer, comme le font les enfants quand ils et elles jouent aux pirates ou au supermarché, mangent des camions et voient des koalas dans les branches, c’est se tenir en équilibre entre le vrai et l’inventé (pas le faux, ça, on le laisse aux producteurs de fake news). L’ambivalence est bénéfique, créatrice de désirs, nourricière pour le cerveau, qui ne sera que trop colonisé plus tard par un excès toujours croissant de réalité.

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