Les non-dits de l'économie

Une réforme structurelle est nécessaire pour éviter la prochaine crise bancaire

Il ne faut pas croire qu’un niveau de fonds propres supérieur aux règles actuellement en vigueur pour les banques d’importance systémique («too big to fail») aurait rendu moins probable une ruée sur Credit Suisse, compte tenu des graves problèmes que cette banque a connus au cours des années qui ont précédé son rachat forcé par sa rivale historique, UBS. Cette ruée bancaire est en fait le résultat d’une série de graves problèmes affichés par Credit Suisse, notamment les pertes milliardaires annoncées pour l’année 2022. Une augmentation des fonds propres de Credit Suisse n’aurait pu éviter une ruée sur cette banque qu’à condition que sa direction générale eût préalablement adopté une stratégie beaucoup moins risquée, réduisant ses activités de banque d’investissement après l’éclatement de la crise financière mondiale à l’automne 2008. C’est d’ailleurs le virage qu’UBS avait été contraint de prendre, l’amenant ainsi à abandonner largement ce type d’activités pour se concentrer sur la banque commerciale et la gestion de fortune, réduisant par conséquent son exposition au risque avec des résultats positifs pour ses actionnaires, et rassurant finalement aussi ses déposants, contrairement à ce qui s’est passé pour Credit Suisse.

Il n’en reste pas moins que l’augmentation des ratios de fonds propres pourrait réduire la complexité de la réglementation bancaire, qui est, en réalité, le fruit de l’imagination des différentes autorités de contrôle: il est en fait impossible d’évaluer correctement les risques associés aux différentes catégories d’actifs financiers. Ceci est d’autant plus vrai qu’une part importante des activités financières des banques est très opaque et complexe. En effet, risque et incertitude ne doivent nullement être considérés comme synonymes, car le premier ne peut être mesuré que s’il existe un nombre fini de scénarios possibles (comme au poker), alors que l’incertitude est liée à l’existence d’un nombre infini de scénarios futurs, rendant alors ledit futur inconnaissable et donc imprévisible. Par conséquent, l’adoption de ratios de fonds propres beaucoup plus élevés que ceux qui existent en l’état pourrait réduire la complexité de la réglementation financière, quand bien même ces exigences demeureraient largement insuffisantes pour empêcher une autre crise financière systémique similaire à celle qui a résulté de la faillite de Lehman Brothers le 15 septembre 2008.

Or, deux critiques récurrentes concernant l’introduction de ratios de fonds propres plus élevés doivent être renvoyées à leur expéditeur (dont les intérêts coïncident généralement avec ceux des institutions financières). La première critique consiste à affirmer que le relèvement des exigences minimales de fonds propres pour les banques entraîne des coûts plus élevés pour celles-ci, donc une diminution de leurs profits. Il n’en est rien dans les faits, puisque les banques sont généralement en capacité de répercuter ces coûts sur les clients auxquels elles accordent des prêts. D’ailleurs, comme l’a noté James Tobin, les banques sont en mesure d’ouvrir des lignes de crédit même si elles ne disposent pas des dépôts préalables. Joseph Schumpeter, peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, expliquait à ce propos que, dans le cas des banques, ce sont les prêts qu’elles accordent qui créent les dépôts, tandis que c’est logiquement l’inverse pour les institutions financières non-bancaires, telles que les fonds spéculatifs et les compagnies d’assurance. Ces institutions doivent d’abord obtenir le montant d’épargne qu’elles veulent prêter, car elles ont une contrainte budgétaire – que les banques n’ont logiquement pas.

À cet égard, la deuxième critique fallacieuse des milieux financiers est l’affirmation selon laquelle toute augmentation des exigences minimales de fonds propres pour les banques les amènerait à réduire le volume des prêts qu’elles accordent, réduisant ainsi à la fois la croissance et le niveau d’emploi dans l’ensemble de l’économie. Il s’agit également d’un argument facile à réfuter en réalité, puisque les banques peuvent prêter tout montant qu’elles considèrent profitable pour elles, sans qu’aucune limite ne leur soit imposée par un quelconque niveau d’exigences en matière de fonds propres. Ce niveau ne doit être atteint qu’après que la banque ait prêté un montant quelconque: la banque, en fait, ouvre d’abord toute ligne de crédit qui lui semble profitable, et seulement ensuite cherche les dépôts nécessaires pour la financer et satisfaire ainsi aux exigences de fonds propres. Le volume de crédits accordés par les banques résulte donc toujours des choix de comportement de ces dernières, et ce quel que soit le niveau minimum des ratios de fonds propres.

C’est pourquoi la réglementation bancaire se doit d’être entièrement revue, exigeant que les banques qui acceptent de prêter pour réaliser des opérations improductives, c’est-à-dire des opérations purement financières, disposent d’abord de tous les fonds nécessaires pour financer ces opérations. En d’autres termes, il doit y avoir une réserve de liquidité de 100% pour les transactions que les banques décident de financer par des prêts, quand ces transactions ne génèrent aucun revenu dans l’ensemble de l’économie. Ce régime de réserve intégrale ne devrait cependant jamais être appliqué aux prêts bancaires pour les transactions formant un revenu dans l’économie, entendez les transactions à l’origine du produit intérieur brut, suite au paiement des salaires par les entreprises sur le marché du travail – qui est, en fait, le seul véritable facteur de production, à savoir, la seule source logique du revenu national.

Seule une telle réforme structurelle de l’activité bancaire peut empêcher les banques, notamment celles d’importance systémique, de continuer à jouer au grand casino de la finance globale. D’autant plus qu’elles savent désormais pouvoir compter sur l’intervention de l’État en cas d’insolvabilité, faisant ainsi d’elles des institutions financières qui, non seulement dictent les choix aux entreprises de toutes sortes, mais dictent aussi les lois aux autorités politiques et influencent l’élaboration des réglementations financières, de sorte que les intérêts des élites, notamment de la finance globale, sont préservés au détriment du bien commun.

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