Le fin mot de l'Histoire

La victoire de l’AKP et d’Erdogan en Turquie est une défaite pour la démocratie en Europe et au-delà

Pour paraphraser une idée à la mode, même si ses mérites sont hautement appréciés, la démocratie n’est pas « sexy ». C’est un dispositif difficile à maintenir, exigeant, plein de complexités, dont la mise en œuvre présuppose la responsabilité et le respect de l’individu. Elle n’est pas ordonnée et simple comme le fascisme et de loin pas aussi attirante que l’utopie du communisme. Une véritable démocratie ne peut jamais être considérée comme acquise, on y est toujours au travail, ce qui la rend souvent exaspérante ! Voilà quelques leçons que les élections et dernières évolutions turques nous enseignent à propos de tout cela…

La Démocratie est reconnue et promue dans ce monde comme un projet occidental avec un certain degré de succès dans d’autres cultures et sociétés. La Turquie était l’un des pays souvent cités comme exemple que justement, la démocratie n’est pas seulement un projet occidental implanté de force en sol étranger, mais quelque chose dont toute culture et toute société est capable, au prix d’efforts et sacrifices. La démocratie en Turquie rendait cette idée plus forte et renforçait sa légitimité en tant que dispositif transnational. Si un pays voisin de l’Europe, héritier de l’histoire et des difficultés d’un empire, pouvait fonctionner comme une démocratie, cela rendait plus difficile le rejet de cette dernière en tant qu’idée « euro-centrique ».

Les Européens ont laissé faire

Le fait que les Turcs,  même les plus pro-européens, parlaient de « valeurs occidentales de respects des droits humains » et de « valeurs européennes de liberté d’expression » a permis l’instrumentalisation de ces idées par ceux qui voulaient les utiliser pour mieux les rejeter.

En se repliant sur eux mêmes, à l’abri de « leurs » valeurs, les pays de l’UE ont laissé faire et ont laissé passer les gestes, toujours plus nombreux et systématiques, par lesquels les acquis démocratiques se faisaient éroder en Turquie au nom du “ceci ne sont pas NOS valeurs, mais les LEURS”, au point où aujourd’hui on ne peut qu’assister sidérés et impuissants à l’instauration, de façon démocratique (parce que élection il y a eu – même si ce critère reste discutable), d’un régime anti-démocratique (ça vous rappelle quelque chose ?…)

En plus, le fait de courtiser et louer la Turquie dans ces moments sombres du régime au pouvoir, affaiblit une position déjà fragile de la démocratie en Europe, qui s’avoue contrainte de travailler avec un partenaire qui ne suit pas les pratiques qu’elle a tant promues dans ce pays.

Politique et thermodynamique

Enfin, comme on le savait déjà, des élections ne suffisent pas pour constituer une démocratie. L’exemple turc montre qu’en cinq mois des résultats bien différents peuvent être obtenus grâce à la manipulation et la confiscation de l’espace public à force d’armes, d’accusations et fausses menaces brandies pour effrayer les gens. La “stabilité”, au nom de laquelle l’AKP se déclare vainqueur signifie, ni plus ni moins, une réduction des libertés et droits individuels. Approuver cela parce qu’il y a eu des élections relève d’une position affaiblie dans tout pays européen ou autre, où des pareils processus peuvent produire des résultats contraires à la nature démocratique d’un régime, et ne pourront être contestés à cause d’un élément technique.

Je dis souvent aux étudiants en sciences politiques que la politique et les relations internationales n’ont pas à être un jeu à somme nulle et que les lois de la thermodynamique ne s’y appliquent pas : ni la dictature ni la démocratie ne se trouvent en quantité limitée dans ce monde, et elle ne sont pas liées par une relation inversement proportionnelle.

Pourtant, ce qui se passe dans la Turquie de l’an 2015 fait écho de plus en plus fort à une réalité depuis longtemps présente : plus le pays s’enfonce dans l’autoritarisme et la restriction des libertés, plus cela érode la démocratie, non seulement sur son territoire, mais en Europe aussi et, je dirai, dans le monde.

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