Après Beyrouth… faire exploser nos modes de vie

4 août 2020, 18h08. Deux gigantesques déflagrations dans le port de Beyrouth soufflent la ville, provoquant la mort de 218 personnes et y ajoutant 6’500 blessés. Ce bilan humain tragique se double d’un bilan économique catastrophique, évalué à 4 milliards d’euros. En cause : l’explosion de 2’750 tonnes de nitrate d’ammonium, entreposées dans le hangar n°12 du port de Beyrouth. Le drame survient dans un contexte politique et économique difficile et laisse le pays exsangue.

Au-delà de la déflagration physique, l’impact sur les consciences est mondial. Depuis sa ferme de Nouvelle Zélande, une agricultrice s’émeut et rédige un texte poignant en hommage aux victimes de la catastrophe. Un an après, avec son autorisation et nos plus vifs remerciements, nous publions en français et en anglais cet appel à la solidarité et au changement de nos modes de vie. Car, à bien y réfléchir, ce dont parle ce texte, ce n’est pas tant des libanais que de nous, de notre petit confort occidental, de notre rapport au monde, au vivant et aux autres.

Port de Beyrouth, après l’explosion – Août 2020. Mehr News Agency, CC BY 4.0.

« Des larmes plein les yeux, elle regarde les images de l’explosion. Il voit la destruction, le sang, les cris. Elle imagine l’immense souffrance, la peur, les avenirs détruits. Il pense aux vies perdues et, pour les humaniser, il leur met des visages, des noms. Son cœur se serre pour leurs familles endeuillées. Elle est dans le confort de sa maison, elle regarde par la fenêtre et essaie de concevoir l’apocalypse qui vient de se dérouler à des milliers de kilomètres. Ça aurait pu se passer ici…

Il ne peut pas détourner le regard, ces personnes, ce peuple, ce pays a besoin d’aide. Elle va faire un don aux associations qui travaillent dans l’urgence pour sauver des vies et restaurer un peu de dignité, d’humanité, sur place. Les besoins sont énormes mais il n’est pas riche. Elle va renoncer à un achat prévu, joyeusement anticipé, et donner cet argent qui sera bien mieux utilisé ainsi. Que peut-il faire d’autre ? Un sentiment d’impuissance l’envahit et l’étouffe. Un peu d’argent, c’est tout, vraiment tout ? Peut-être fait-elle partie de ces rares individus dont la vie n’est pas prisonnière de contraintes et de dettes, peut-être peut-elle sauter dans un avion et, les manches retroussées, offrir son temps et son énergie, là-bas. Le sentiment nauséeux d’impuissance disparaîtrait-il pour autant ? Il le sait, cette aide est indispensable mais ce n’est qu’un pansement. Demain, elle tournera la tête de l’autre côté et assistera à d’autres destructions, d’autres catastrophes, d’autres souffrances. Ça ne rend pas cette tragédie plus banale et il ne veut pas qu’elle disparaisse de son esprit aussi vite qu’elle se volatilisera, dans les journaux, aux profit de désastres plus récents.

Elle regarde l’horreur dans les yeux et elle comprend que ce sentiment d’impuissance, jour après jour et catastrophe après catastrophe, peut se transformer en engourdissement, voire même en paralysie. Il sait qu’il lui suffit de détourner un peu le regard, d’aller boire un verre avec des potes, d’allumer Netflix. Ca ne fera de toute façon pas beaucoup de différence. Et il se sentira mieux. Mais justement : ce sont l’engourdissement, l’inaction, les regards détournés des vrais problèmes qui ont conduit à abandonner des produits dangereux à proximité des populations, avec les conséquences atroces dont elle vient d’être témoin. Fermer les yeux sur les catastrophes à venir, autres dépôts abandonnés, navires encore remplis qui se désagrègent dans les océans, contaminations minières, déforestation, pandémies, disparition des sols cultivables, guerres pour l’accès aux ressources et vagues immenses de réfugiés, changement climatique et autres vagues immenses de réfugiés… La tête lui tourne et il a la nausée.

Elle est de cette génération maudite qui voit avec incompréhension son monde pourrir et s’écrouler devant ses yeux, avant même d’avoir l’opportunité de s’y investir. Mais donner un peu d’argent, mettre un pansement, ce n’est pas la seule chose qu’il peut faire. Elle va mettre fin à sa servitude à l’égard du système capitaliste pour lequel l’argent dicte tout, pour lequel le vivant est une marchandise. Ce qu’il veut faire passer avant tout le reste, ce sont les gens, leur environnement, la vie en général. Elle veut se soucier de la diversité humaine, végétale, animale, culturelle. Il va s’informer mieux, s’éduquer, vraiment remettre en question son mode de vie et en parler autour de lui. Et aussi, elle va combattre les tyrans partout, à l’école, au travail, ceux pour qui écraser les autres pour leur propre bénéfice est aussi naturel que respirer. Surtout, il va faire tout son possible pour éviter que ces tyrans n’arrivent au pouvoir. Elle va s’engager, ne plus détourner le regard, reprendre le contrôle de sa vie. Ensemble, elle et lui aideront à faire la différence.

Parce qu’abdiquer, décidément, ce n’est pas concevable. »

Delphine Eastes
Le 5 août 2020, Whangarei (Nouvelle-Zélande).

 

Vues panoramiques du port de Beyrouth avant et après l’explosion du 4 août 2020.

After Beyrouth… blasting our ways of life

« With tears in her eyes, she looks at the images of the explosion. He sees the destruction, the blood, the screams. She pictures the immense suffering, the fear, the destroyed futures. He thinks of the lost lives and, to make them real, he gives them faces and names, his heart bleeds for their bereaved families. She is in the comfort of her home, looking out the window, and tries to fathom the apocalypse that has just unfolded thousands of miles away. It could have happened here…

He cannot look away, this country, these people need help. She will donate to associations working against the clock to save lives and to bring back some sort of dignity and humanity, out there in the rubbles of a once radiant city. The needs are immense, but he is not rich. She won’t buy that dress she wanted so much, she will make better use of her money and donate. What else can he do? A feeling of helplessness overwhelms him. A little bit of money, is that all, really? Perhaps is she one of those rare individuals whose life is not trapped by constraints and debts, perhaps can she jump on a plane, roll up her sleeves and offer her time and energy out there. Would the nauseous feeling of helplessness go away? He knows it, this help is indispensable, but it is only a band-aid. Tomorrow she will switch her gaze and see more destruction, more disasters, more suffering. That doesn’t make this tragedy any more mundane, and he doesn’t want it to disappear from his mind as quickly as it will vanish from the newspapers in favor of more recent disasters.

She looks at the horror in the eyes and realizes that, day after day and disaster after disaster, this feeling of helplessness can turn into numbness and even paralysis. He knows all he has to do is look away, go and have a drink with some friends, turn on Netflix, in the end he won’t have made more or less of a difference but he’ll feel better. But precisely: it is the numbness, the inaction, the propensity for looking the other way that have led  to the abandonment of dangerous products in a densely populated area, with the atrocious consequences she has just witnessed. Heads buried in the sand in the face of future disasters, other abandoned warehouses, loaded ships that are disintegrating in the oceans, mining contamination, deforestation, pandemics, disappearance of arable soils, resource wars and their huge waves of refugees, climate change and its huge waves of refugees… His head spins and he feels nauseated.

She belongs to this cursed generation who watches with incomprehension their world rotting and crumbling away before their eyes, before even having the opportunity to be a part of it. But to donate some money, to put on a band-aid, that’s not all he can do. She will terminate her servitude to the capitalist system for which money dictates everything, for which life is a commodity. What he wants to put above all else is individuals, their environment, life in general. She wants to nurture human, plant, animal and cultural diversity. He will inform himself better, educate himself, really question his way of life and talk about it with his peers. And also, she will fight tyrants everywhere, at school, at work, all those for whom crushing others for their own benefit is as natural as breathing. Above all, he will do everything possible to prevent tyrants from coming into power. She’s going to engage, no longer look away, regain control of her life, and together she and he will help make a difference.

Because to abdicate is – decidedly – unconceivable. »

Delphine Eastes
The 5th of August 2020, Whangarei (New Zealand).

 

Richard-Emmanuel Eastes

Responsable du Service d'Appui et de Développement Académique et Pédagogique (SADAP) de la Haute Ecole spécialisée de Suisse Occidentale (HES-SO, Delémont)   //   Membre associé du Laboratoire d'Etude des Sciences et des Techniques (STS Lab) de la Faculté des Sciences Sociales et Politiques de l'Université de Lausanne (UNIL)   //   Lead scientist chez Gjosa SA (Bienne) // Consultant en Communication scientifique & Ingénierie cognitive, CEO de la société SEGALLIS (Sorvilier)   // Partenaire académique de la société Creaholic (Bienne)   //   Président de l'association de médiation culturelle musicale Usinesonore (Bienne)