La Suisse et le monde

Le mouvement anti-vax, un virus qui s’attaque au corps social?

Que se passe-t-il dans notre société pour que des personnes a priori tout à fait sensées se révoltent contre une mesure de prévention qui est quasiment la seule à pouvoir arrêter la circulation d’un virus qui a déjà tué plus de 5 millions de personnes dans le monde? Pour qu’un gouvernement démocratique soit traité de dictature, pour que la liberté soit perçue comme un droit absolu, sans aucune contrepartie en termes de responsabilités et d’égards pour autrui? Pour qu’on accepte allègrement le risque d’aboutir aux soins intensifs, à l’impact sur les coût de la santé de plus de 10’000.- par jour auxquels il faut ajouter les semaines de rééducation, alors que le vaccin est offert gratuitement? Pour qu’on nie que les personnes vaccinées qui tombent malgré tout malades le sont de manière bien moins grave que les non vaccinées?

Le mouvement anti-vax ne cesse de surprendre par son intransigeance, sa victimisation, son refus de la discussion et sa propension aux amalgames et aux demi-vérités. Il y a là une mixture étrange faite de ressentiment, de nombrilisme, de complotisme, d’exaspération. Le tout garni du célèbre : «Tu ne me convaincras pas». Réclamera-t-on demain de rouler à 200 à l’heure sur l’autoroute, de ne payer les impôts que volontairement, de demander le libre choix entre l’enseignement du créationnisme et celui de la théorie de l’évolution, de refuser les contrôles d’identité ?

Plongée dans les profondeurs d’un mouvement
Je précise que dans une démocratie il est tout à fait normal voire nécessaire que des avis divergents se confrontent. Mais ce qui crée ici le malaise sont les motifs et la manière. Ainsi, un ami journaliste m’interpelle : qu’attend la gauche pour dénoncer l’imposture des gouvernements, de la pharma, de l’OMS alors qu’il existe tant de moyens de guérir et de prévenir le Covid de manière naturelle et bon marché ? Que nous votions tous pour l’UDC ?

Une personne active dans une institution scientifique compare la discrimination et les critiques dont souffrent, à l’écouter, les anti-vax au port de l’étoile juive imposée par les nazis et prémisse de l’holocauste, ou, plus modestement, à l’apartheid de naguère en Afrique du Sud. Un 3e, à peine remis d’une grave atteinte à sa santé, proclame à propos du vaccin : «ils ne m’auront pas». Une autre personne ressent la présence de particules magnétiques à l’endroit de la piqûre. La preuve : des objets métalliques y resteraient attachés. Enfin, un autre qui se persuade que le vaccin opère par manipulation génétique.

Et toujours ce discours : «ils» , «eux», le système, ceux qui tirent les ficelles, ceux qui veulent nous soumettre à leur volonté, les pharmas, le gouvernement. Tous pareils, tous ligués contre le peuple et sa liberté, tous corrompus, méchants, malveillants.

Une immense méfiance
Une immense méfiance s’est ici accumulée, qui débouche sur un récit plus que biaisé, donnant une apparence de cohérence et de vraisemblance aux suppositions les plus hallucinantes, construit en ne retenant que les éléments qui le conforteraient.

Mais qui reflète les incertitudes et les angoisses croissantes de notre temps. Il est certain que cette vague du rejet est alimentée par l’indécision des pouvoirs publics devant : les scandales financiers (cf. les paradise papers) ; le changement climatique ; la montée des inégalités ; les bénéfices et revenus injustifiés dans l’économie ; la fuite en avant irresponsable dans des technologies de moins en moins saisissables ; l’épuisement du modèle des «30 Glorieuses», ou encore la malbouffe industrielle.

Et aussi une dérive sociale majeure. Un individualisme qui fait fi des exigences de la vie sociale. Un refus d’accepter comment fonctionne l’immunité collective, que le risque d’infecter autrui est bien là, que l’immunité naturelle est bien évidemment précieuse mais jamais une garantie. A moins de rejeter toute médecine «chimique» sous prétexte qu’elle interviendrait dans des processus organiques qui se sont révélés défaillants.

Et quand l’argumentaire anti-vax a été décliné, on passe au discours sur le covid qui ne serait qu’une «petite grippe». On citera des chiffres et des destins individuels là où seule compte la statistique, on croira davantage tel bonimenteur sans vraie crédibilité scientifique, du seul fait qu’il ou elle »ose s’opposer à la pensée unique».

Une société en danger de fracturation

En effet, le mouvement anti-vax exprime aussi un rejet de la discipline de pensée qu’impose la démarche scientifique. Toujours cette obsessionnelle revendication de liberté sans aucune responsabilité, sans aucun effort intellectuel… qu’on avait déjà rencontrée avec le climatoscepticisme ou le créationnisme (ou plus absurde encore, dans le mouvement de la Terre plate auquel adhèrent selon certaines études 10% des Français, persuadés que, «contrairement à ce qu’on nous dit», la Terre est plate).

C’est vraiment saper deux fois la cohésion sociale : une fois en ignorant les conditions de la santé publique et communautaire ; une seconde fois en ignorant les lois de la construction du savoir scientifique. Si l’opinion de tout quidam vaut celle d’un expert confirmé, plus rien n’est possible, et 2 + 2 feront, au choix, aussi 3, 5, ou 6.

Affirmer ou débattre?

Un débat honnête part de la prise de connaissance de tous les faits pertinents, se poursuit par la mise en doute des conclusions qu’on en tire et aboutit sur une amélioration de la compréhension des phénomènes. Mais attention : le doute est le doute scientifique, fondé sur une exacte observation des situations, sachant que leur interprétation peut et doit être vérifiée constamment avec le même soin qu’elle a été construite. La séparation entre faits et opinion, raisonnement et émotions est la seule manière d’éviter la fracturation d’une société en petites chapelles de croyants. Personne n’a jamais tout tort, tout est dans la manière !

Cette ambiance délétère de nombrilisme et de méfiance exacerbes pourrait marquer la fin d’une certaine modalité du vivre ensemble, la fin d’un consensus social sur ce qui est vrai ou faux, juste ou injuste. A cette aune, la loi sur le covid risque fort de subir le même sort que la loi sur le CO2. Et il ne serait pas étonnant que ce soit l’extrême-droite qui ramasse la mise de cette exacerbation des contradictions, et d’un refus du dialogue – qui va jusqu’au refus de la méthode qui le rend possible. Vues sous cet angle, les votations de ce type dépassent largement leur sujet technique. Réponse le 29 novembre…

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