Triptyque pour les communes vaudoises II/III: une autonomie financière aux soins palliatifs

Le débat sur l’introduction du taux d’imposition communal unique qui s’est tenu au Grand Conseil vaudois au début du mois est l’occasion de revenir sur divers aspects de la relation entre canton et communes. Après un premier volet consacré à la péréquation, revenons sur la notion d’autonomie communale.

A en croire les opposants au taux unique d’imposition communal, le passage de cette mesure signifiait la fin de l’autonomie communale, si chère au cœur des vaudois. D’un coup de plume, le parlement cantonal – en fait, le corps électoral, une telle modification des règles constitutionnelles devant évidemment obtenir l’aval du peuple – pouvait transformer l’échelon communal en simple instance d’exécution des politiques décidées à Lausanne par le Canton. Derrière cette affirmation, l’idée, maintes fois ressassée en débat, que les communes pourraient décider en toute autonomie tant de leurs tâches que de leurs revenus, et concernant ce dernier volet, par le biais unique de la fixation du taux d’imposition communal. C’est d’ailleurs la même conception qui sous-tend la question de la justice ou non de ce mécanisme, que nous avons exploré dans le premier volet: l’idée que la commune est complètement autonome, qu’elle choisit l’ensemble de ses politiques, et l’ensemble des moyens qu’elle y alloue, que si elle est chère, c’est de sa faute, et que si elle ne l’est pas, c’est de son mérite. Après avoir largement démonté cette affirmation fallacieuse dans le premier volet, il est temps de regarder de plus près la question de l’autonomie communale.

Ah! L’autonomie communale! Si l’on en croyait ses chantres, elle existe de toujours, comme si elle était apparue de droit divin, du fond des âges, organiquement. S’il est vrai qu’historiquement, la seule part d’autonomie qui restait aux vaudois d’avant 1803 était locale – conseils de ville et paroisses, la commune au sens contemporain du terme est un héritage de la très centralisatrice révolution française, que notre grand voisin exporta de force en nos contrées. De ce point de vue, nos communes sont une invention napoléonienne – comme le Canton de Vaud d’ailleurs. Et si ce dernier est depuis 1803 au bénéfice d’une existence “organique” – il est un état souverain doté d’une constitution et qui définit ses lois – tel n’est pas le cas des communes: elles n’existent, en droit, que par la grâce de la Constitution vaudoise, et de la Loi sur les Communes qui en découle. Leur autonomie est également consacrée par la Constitution (art. 139) – en théorie, elle pourrait être révoquée par l’instance qui la consacre: la Constitution cantonale, et donc le Canton et le peuple.

Voilà pour les aspects historiques et juridiques. En termes financiers maintenant, on voudrait donc croire que les communes disposent d’une autonomie financière qui s’exerce notamment par le biais de la fixation du taux d’imposition communal, lequel s’ajoute à l’imposition cantonale décidée au Grand Conseil. La même croyance professe doctement que la commune lève souverainement les impôts dont elle a besoin pour s’acquitter souverainement des tâches qu’elle se choisit. Voilà pour la théorie. Dans les faits, rien n’est plus faux.

Prenons l’exemple de ma commune. Yverdon-Les-Bains percevra en 2022 75 points d’impôts. Cela signifie que pour chaque contribuable, la Ville touche 75% du barême cantonal d’imposition de référence – le canton, lui, en perçoit 155% pour ses besoins à lui. Dans les faits, chaque point d’impôt rapporte environ 800’000 francs à la ville, qui disposerait donc souverainement d’une somme totale à peu près équivalente à 60 millions de francs par ce biais.

Sauf qu’elle ne dispose pas de cette somme. En effet, dans le cadre de la participation à la cohésion sociale – la fameuse facture sociale vaudoise – la ville reverse au canton l’équivalent de 14,6 points d’impôt de manière directe, et de l’équivalent de 4 points supplémentaires au titre des prélèvements conjoncturels. A cela s’ajoutent l’équivalent de 19,2 points de participation versés au pot commun de la péréquation intercommunale, et 1,3 points au titre de la facture policière. A ce stade, au total, des 75 points que la Ville perçoit, elle en a déjà reversé pratiquement 40, plus de la moitié, après cette première étape des participations à l’état et à la solidarité intercommunale.

Et encore s’en tire-t-elle relativement bien  – les communes plus fortunées peuvent se retrouver à verser une grosse dizaine de points supplémentaires au titre de l’écrêtage; certaines, au bénéfice de taux les plus bas du canton, se retrouvent à reverser pratiquement l’ensemble de ce qu’elles perçoivent à ces mécanismes. Dans l’autre sens, évidemment, l’intégralité du pot commun de la péréquation intercommunale est reversé aux communes – en moyenne, 19,2 points d’impôt, mais répartis très différemment selon les communes: pour la mienne, très bénéficiaire des mécanismes actuels qui privilégient une solidarité selon la taille (surtout), la modestie des contribuables, et les dépenses effectives dans certaines tâches spécifiques, ce retour de péréquation tout compris représente presque 60 points d’impôt.

Faisons la somme: la ville perçoit 75 points d’impôt – elle en reverse directement 40, et en touche en retour 60. Et c’est vrai de l’ensemble des communes – pas moyen de reverser moins que l’équivalent de 36 points d’impôt à la “caisse commune”, alors que les versements aux communes peuvent varier de l’équivalent de moins d’un point, si votre commune est en même temps petite, très riche et qu’elle n’accomplit aucune tâche spécifique compensée – c’est le cas de Buchillon -, à plus de 90 points à Lignerolle: petite, modeste et qui effectue une tâche spécifique compensée dans le domaine des transports. A ce bel édifice vient encore se surimposer toute une série de cautèles et de plafonnements visant à protéger le système de l’implosion – ainsi, une commune ne peut pas payer au système plus de l’équivalent de 48 points d’impôt de plus que ce qu’elle n’en perçoit, et à l’inverse, hors dépenses spécifiques qui sont obligatoirement compensées, une commune ne peut pas toucher plus de 8 points d’impôt de plus que ce qu’elle verse au système.

Vous n’y comprenez plus rien? Je vous rassure: votre boursier non plus, sauf qu’à la fin, tout le monde devrait se rendre compte que ce qui finit par atterrir dans vos caisses communales ne dépend que de manière très indirecte de ce que vous avez décidé en termes d’imposition communale. Qu’on considère d’ailleurs les volumes en jeu: lorsqu’on parle, au sein des communes, et en toute autonomie, de faire varier le taux d’imposition, c’est généralement d’une ampleur qui n’excède pas quelques points – ainsi, Morges est aujourd’hui en débat et en votation communale pour une variation du taux d’impôt communal d’une valeur… d’un unique point.

A comparer aux 19 de la péréquation, aux 15 et plus si entente de la facture sociale, aux plafonnements respectivement de 48 points dans un sens, de 8 points dans l’autre – on ne joue juste pas dans la même cour, ce n’est juste pas le même niveau. En d’autres termes, on s’étripe au niveau communal pour des aimables vaguelettes alors qu’à un autre niveau, ce sont des raz de marée qui se négocient. Tout boursier communal qui vaut son poids en sel a compris depuis très longtemps que l’essentiel de la santé financière de sa commune se joue ailleurs qu’au moment de fixer son arrêté d’imposition devant son conseil communal ou général.

Car elle dépend bien plus de décisions et de mécanismes qui ont été mis en place à l’échelle cantonale, et souvent négociés en alcôve entre quelques délégués communaux d’ailleurs largement autoproclamés et le Conseil d’Etat, pilule à faire ensuite avaler de force et sans modification s’il vous plaît au Grand Conseil. Et c’est bien dans ce cadre qu’il faut recentrer le débat sur le taux unique – si ce dernier signifiait la mort de l’autonomie communale, comme l’affirmaient péremptoirement ses détracteurs, alors l’examen à tête reposée de la situation actuelle mène bien à la constatation que l’autonomie communale en est déjà aux soins palliatifs.

Triptyque pour les communes vaudoises, I/III: à quoi sert la péréquation?

En marge d’un débat sur l’introduction du taux d’imposition communal unique s’étant tenu au Grand Conseil vaudois à l’initiative du POP – et qui a donné le résultat attendu: refus de la droite, acceptation de la gauche, victoire à la première -, la discussion s’est étendue à l’ensemble de la problématique des relations entre canton et communes, du rôle et de l’autonomie de ces dernières, de leurs relations entre elles aussi. Sous l’angle financier et fiscal, de quoi alimenter un triptyque dont le premier volet est ici consacré à la péréquation et à son utilité. La péréquation, ça sert à quoi?

Lors du débat précité, trois questions essentielles sont revenues en boucle: la question de la justice fiscale et de la solidarité entre les communes, celle du rôle et des tâches des centres, et celle de l’autonomie communale. Nous reviendrons sur les deux dernières par la suite, mais pour le moment inaugurons cette série par la question de la solidarité financière entre les communes: la péréquation. A quoi sert-elle?

En guise de préambule, on entend beaucoup dire que les taux d’impôt communaux seraient proposés, en toute souveraineté, par les municipalités, et validés ou non, toujours en toute autonomie, par leurs conseils communaux ou généraux. C’est techniquement et institutionnellement vrai, mais de le reporter comme une vérité absolue faisant fi du contexte propre à chaque collectivité fait implicitement l’hypothèse que le taux d’imposition des communes résulte pour l’essentiel des politiques menées par leurs autorités. En d’autres termes, si le taux d’imposition de votre commune est élevé, c’est juste parce que vous avez élu des autorités qui dépensent – à l’inverse, si ce taux d’imposition est bas, c’est simplement parce que vos autorités sont économes. L’idée sous-jacente derrière cette affirmation est qu’il existerait donc un taux d’imposition “naturel” qui serait le même, ou à peu près, dans toutes les communes si elles délivraient les mêmes prestations à leur population. Et que donc, les disparités entre taux communaux sont uniquement dues aux différences de politiques menées par leurs autorités. Vos impôts sont chers? C’est de votre faute, vous n’aviez qu’à élire des gens plus regardants à la dépense!

C’est évidemment à peu près totalement faux, et pour une multitude de raisons, mais dont nous n’en développerons qu’une ici: l’existence de disparités fiscales entre les communes.

En effet, les communes ne partent pas toutes à égalité en matière de substance fiscale – en termes de richesse. Il existe des communes riches, et des communes pauvres. Les raisons en sont multiples, nous les avons par ailleurs maintes fois exposées, ici ou ailleurs. Pour rappel: historiquement et jusque dans les années 1950 en Suisse, les villes concentraient les richesses pendant que les communes rurales crevaient la misère, ce qui fut aussi à l’origine le lot des communes de banlieue – dont toute une kyrielle fit faillite par manque de ressources fiscales, jusque dans les années 1930. Mais depuis les Trente Glorieuses, le phénomène s’est partiellement inversé: plus mobiles, les classes moyenne et aisée ont eu tendance à sortir de ville, créant ainsi des poches de richesse dans les banlieues et plus tard dans les régions métropolitaines, alors que la pauvreté restait plutôt urbaine: les centres s’appauvrirent ainsi nettement, accompagnées des communes industrielles par suite de la désindustrialisation. Le phénomène se dispersa ensuite dans l’espace périurbain – les zones villas, les villages de campagne – sans que cette nouvelle géographie des revenus ne soit fondamentalement modifiée. Aujourd’hui, les villes sont donc sensiblement plus pauvres qu’avant, les régions métropolitaines nettement plus riches, particulièrement en banlieue et dans le périurbain, alors que les régions périphériques, qu’elles soient urbaines, industrielles ou rurales, sont restées modestes.

Ainsi, la richesse et la pauvreté des collectivités locales dépend aujourd’hui bien plus de cette évolution géographique que de l’action des politiques publiques – et il n’y a guère de doute que ces disparités sont structurelles. Cette géographie, souvent régionale d’ailleurs, de la richesse et de la pauvreté a par ailleurs plus d’un demi-siècle d’existence: elle s’est donc largement ancrée dans le territoire, et elle est très difficile à changer. Non qu’il n’y ait rien à faire, et toute municipalité confrontée à une assiette fiscale déficiente n’aura de cesse de l’améliorer – les moyens d’y parvenir peuvent différer, les paris pris aussi, mais l’objectif est toujours le même. Nous n’avons jamais croisé le moindre responsable politique louer la pauvreté de sa commune et chercher à la préserver – comme nous n’avons d’ailleurs jamais rencontré de responsable de commune riche mener des politiques visant à appauvrir sa collectivité. Mais la géographie et les structures sociales et territoriales établies de longue date ne se laissent pas bouger comme ça. Les communes pauvres aspirent à l’être moins, les communes riches à le rester – on comprend bien que rien de tout cela n’est facile et que tout prend du temps.

C’est dans ce cadre qu’on se retrouve avec des communes riches, et des communes pauvres. Dans le Canton de Vaud, c’est très régional: les communes riches se concentrent dans les districts de Morges et Nyon, au cœur de la métropole lémanique, les communes pauvres en périphérie de cette dernière, dans les districts d’Aigle, de Broye-Vully et du Nord Vaudois. Or, ces différences de revenus par habitant, parfois assez fortes – sans même parler des cas exceptionnels, on va facilement du simple au double autour de la moyenne cantonale, se retrouvent exacerbées au plan du revenu fiscal: dans ma commune d’Yverdon-les-Bains, un revenu net par habitant à 73% de la moyenne cantonale se traduit par une capacité fiscale (le point d’impôt par habitant) équivalente à tout juste 57% de cette moyenne cantonale. Cela signifie qu’à taux d’imposition égal, en ville d’Yverdon-les-Bains l’impôt rapporte une somme par habitant qui est inférieure de presque moitié à la moyenne de ce que perçoivent les communes du canton. L’effet est évidemment inversé dans les communes riches: ainsi à Aubonne, sur la Côte, un revenu moyen supérieur de 20% à la moyenne cantonale se traduit par une capacité fiscale supérieure de 50% à cette moyenne.

Pourquoi? Essentiellement, parce que notre imposition est progressive: les ménages à faible revenu paient peu d’impôts, et plus le revenu des ménages augmente, plus la part que ces ménages consacrent aux impôts est importante. De ce fait, toutes choses étant égales par ailleurs, un ménage pauvre rapporte beaucoup moins à sa collectivité qu’un ménage riche. Par suite, les communes qui concentrent les premiers se retrouvent avec une capacité fiscale plus faible que les communes qui concentrent les seconds. En d’autres termes, à taux d’imposition égal, une commune pauvre percevra moins d’impôts qu’une commune riche. Beaucoup moins.

Si maintenant ces deux communes souhaitent fournir les mêmes prestations au même prix à leur population, comme à taux d’impôt égal la commune pauvre dispose de moins de moyens que la commune riche, il en découle obligatoirement que pour accomplir les mêmes tâches, et donc disposer de la même somme, la commune pauvre devra fixer son taux d’impôt communal à un niveau supérieur à celui de la commune riche – et plus l’écart de revenus fiscaux est important entre les deux communes, plus leur différence de taux d’imposition sera forte afin de combler cette différence. Oui, mais si vous vous y prenez ainsi, vous poussez évidemment les ménages de la commune pauvre à déménager vers la commune riche. Scoop: les ménages riches sont plus mobiles que les ménages pauvres – ce sont donc les ménages riches qui vont quitter la commune pauvre pour aller s’installer dans la commune riche, les ménages pauvres restant de ce point de vue beaucoup moins enclins à déménager. Cela, évidemment, a tendance à accroître la différence de revenus entre nos deux communes, donc la différence de capacité fiscale, donc la différence de taux d’imposition: un vrai cercle vicieux, un renforcement des différences fiscales qui n’a strictement rien à voir avec les différences de politiques menées par les municipalités de nos deux communes – rappelez-vous: elles offrent exactement les mêmes prestations aux mêmes conditions.

Qu’on ne s’y trompe pas – cette petite démonstration est théorique, mais l’effet est on ne peut plus réel. Dans le Canton de Vaud, deux tiers des communes comportent un taux d’imposition communal supérieur à la moyenne cantonale: pour l’essentiel, des communes dont la capacité fiscale est inférieure à cette moyenne. A l’inverse, le tiers comportant un taux d’imposition plus bas que la moyenne est essentiellement composé de communes qui jouissent d’une capacité fiscale plus forte. Le taux d’impôt des communes pauvres est haut, celui des communes riches est bas.

A quoi sert la péréquation? En essence, à contrecarrer ce phénomène, et à réduire les différences de capacité de financement des communes qui ne sont dues qu’à des caractéristiques structurelles. Il est acceptable, et largement accepté, que toutes choses étant égales par ailleurs, une collectivité qui veut en faire plus que ses voisines paie pour cela, et ses contribuables avec elle. Mais il n’est pas acceptable que deux communes voulant offrir les mêmes prestations se retrouvent, pour des raisons structurelles, avec une capacité fiscale et par suite des taux d’imposition  largement différentes. Parce qu’en fait, c’est injuste.

Au-delà de tous les débats qu’elle suscite désormais, la péréquation intercommunale vaudoise remplit – partiellement, imparfaitement et avec une kyrielle de défauts certes – une tâche essentielle: assurer que quelque soient les conditions structurelles qui commandent la perception locale de l’impôt, une certaine justice règne entre les communes quant à leur capacité d’action effective sur le terrain, au service de leur population. Il faut donc en prendre le plus grand soin.

A propos de la facture sociale vaudoise (long)

Le ton monte entre canton et communes à propos de la facture sociale vaudoise. Jeudi passé, le 23 janvier 2020, les municipalités de Rolle et Crans-près-Céligny ont tenu des “assises de la facture sociale” dont on retrouve un compte-rendu ici. Parallèlement, l’auteur de ces lignes a publié une tribune dans le quotidien vaudois 24 heures, d’ailleurs dûment opposée à celle de la députée et vice-syndique de Prangins Dominique-Ella Christin.

Suite à cet échange et étant donné la teneur du débat entourant la facture sociale – et par ricochet la péréquation intercommunale vaudoise puisque la facture sociale en fait intégralement partie -, il m’a semblé utile d’élargir la perspective, tant la question du financement entre le canton et les communes éclipse l’ensemble de la thématique portée: celle de l’action sociale, près de deux milliards de dépenses annuelles par le biais de cette fameuse facture. Or, c’est bien de cela qu’il s’agit.

On peut ne pas faire l’économie d’une réflexion historique à propos de l’action sociale dans ce coin de pays. Pendant des siècles, elle était une affaire privée. Religieuse tout d’abord, au Moyen-Âge et durant l’époque moderne, puis, au moment de la modernisation de l’économie et de l’industrialisation, le fait d’institutions de bienfaisance et d’œuvres charitables – pour ne pas parler de dames patronnesses – la haute société rendait volontairement une part de ce qu’elle avait reçu – ou pris – à travers diverses actions qu’on pourrait qualifier aujourd’hui de “programmes sociaux” – entre autres actions d’ailleurs visant elles au mécénat artistique ou scientifique. Cette forme d’aide sociale ou sociétale est d’ailleurs toujours prévalente dans certains pays, notamment dans le monde anglo-saxon.

Il aura fallu l’arrivée au pouvoir de forces progressistes, vers la fin du XIXème siècle, pour que les premiers programmes sociaux publics voient le jour. A cette époque, ils avaient essentiellement une base communale, un modèle qui fit sens aussi longtemps que richesses et problèmes sociaux coexistèrent au sein des mêmes communautés. Avec l’essor de l’industrie, c’était le cas: les villes industrielles s’enrichirent aussi vite que les problèmes sociaux liés à la nouvelle organisation de la société se développèrent, de sorte que ressources et besoins correspondaient peu ou prou. Lorsqu’une commune urbaine faisait faillite – ce qui arriva un certain nombre de fois entre la fin du XIXème et le début du XXème siècles, elle était le plus souvent reprise par la ville-centre: ainsi s’expliquent les fusions communales urbaines ayant touché nombre de villes suisses jusque vers 1930 – Zurich, Bâle, Winterthour, Genève, Berne, Bienne… Cette situation de richesse urbaine persista jusqu’au milieu du siècle passé: au sommet de la Suisse industrielle, les richesses étaient encore concentrées en ville. On peut s’en convaincre en consultant par exemple ici les statistiques de l’impôt sur la défense nationale de la fin des années 1940.

La situation changea pour plusieurs raisons. La première en est qu’en droit, les communes étaient tenues d’assister leurs ressortissants sur la base de leur origine communale – raison pour laquelle d’ailleurs on continuera à recenser la commune d’origine des suisses jusqu’en 1990. Le système fonctionna tant que la mobilité intercommunale resta marginale, mais avec la constitution de 1848 libérant les migrations intérieures, le développement de l’industrie et l’exode rural, le système se déséquilibra peu à peu: de plus en plus de personnes originaires de la campagne se retrouvèrent à travailler en ville, souvent dans les usines, souvent de manière assez précaire, et parfois en tombant dans l’indigence – de sorte qu’elles devaient alors faire appel à l’aide de leur commune d’origine, laquelle, si elle ne s’était pas industrialisée, était restée pauvre comme Job, en proie au déclin suite à l’exode rural et donc sans possibilité aucune d’assumer ses obligations. Une misère à deux vitesses se mettait ainsi en place, entre une misère urbaine plus ou moins traitée par les services sociaux naissants des villes, et une misère rurale laissée à elle-même par des communes exsangues et incapables de faire face.

La seconde raison résida dans les profonds changements territoriaux qui marquèrent la Suisse et le Canton de Vaud dès les années 1960. A cette époque, l’avènement de la société de mobilité permit brusquement de découpler l’endroit où l’argent se gagnait de l’endroit où il était fiscalisé: l’avènement de la voiture et de la zone villa vit l’apparition des communes résidentielles riches en même temps qu’indépendantes, là où auparavant n’existaient que de beaux quartiers rattachés politiquement et fiscalement à la ville-centre, laquelle abritait également les quartiers populaires et les industries. Dès lors, on assista à une ségrégation spatiale de plus en plus marquée entre communes-centres qui abritaient industries et quartiers populaires, et communes résidentielles riches – les premières concentrant sur elles les problèmes sociaux tout en étant désormais privées d’une partie des revenus permettant d’y faire face, les secondes pouvant jouir d’une assiette fiscale extrêmement favorable et de l’absence quasi-totale de problèmes sociaux propres pour baisser leurs impôts. La situation s’aggrava encore avec la crise industrielle des années 1970.

C’est dans ce contexte qu’il faut lire l’intervention de l’état dans la problématique de l’action sociale: elle est le résultat de la faillite du système ayant prévalu jusque là. On se retrouvait en effet avec d’un côté des villes devenues de moins en moins riches mais devant gérer seules des problématiques sociales de plus en plus lourdes, des petites communes rurales complètement incapables de faire face à leur propre misère ainsi qu’à celle de certains de leurs ressortissants émigrés en ville, et de l’autre une minorité de communes nouvellement résidentielles et nouvellement riches qui avaient touché le jackpot sans avoir à le partager.

L’intervention de l’état peut se lire essentiellement en un triple mouvement.

Premièrement, une aide financière dans le domaine. Dans le Canton de Vaud, jusqu’à la crise des années 1990, l’état prit à sa charge la majorité de la facture sociale – les deux tiers pour être précis. Un accord canton-communes, pris dans le contexte de la crise financière de l’état de Vaud, ramena cette proportion à 50% des dépenses. Aujourd’hui encore, cet accord prévaut: en 2020, l’état cantonal paie 820 millions de francs directement à la facture sociale – autant que les communes, dont c’était pourtant une tâche propre à l’origine.

Deuxièmement, la facture sociale telle que conçue comporte un fort effet redistributeur. En calculant la majorité de la facture en points d’impôt, et une part subsidiaire par un mécanisme d’écrêtage garantissant que plus une commune est outrageusement bien dotée fiscalement, plus elle participe au système, on s’assure que toutes les communes vaudoises participent au financement en fonction de leurs possibilités, corrigeant ainsi le déséquilibre marqué résultant de la situation précédente.

Enfin, la facture sociale joue le rôle d’assurance tous risques: l’ensemble du financement étant désormais mutualisé à l’échelle du canton, plus aucune commune ne doit assumer, ou ne peut se voir réclamer, un supplément de paiement en raison, par exemple, d’une surreprésentation de personnes assistées dans sa population.

Or, ces trois éléments sont indispensables au fonctionnement du système. A l’heure actuelle, la facture sociale vaudoise représente entre 1,6 et 1,7 milliard de francs de dépenses annuelles. En grande majorité, cet argent sert à assister directement des ménages dans la difficulté par le biais d’aides et de subsides divers – encore que certaines politiques pénètrent désormais profondément la classe moyenne, à l’instar du plafonnement des primes d’assurance-maladie à 10% du revenu des ménages.

On le sait, la richesse et la pauvreté se répartissent différemment dans le territoire, et il n’y a pas besoin d’avoir fait une thèse en économie politique pour s’apercevoir que les contribuables modestes engendrent des communes aux rentrées fiscales faibles, et les contribuables aisés des communes riches, ce qui permet à ces dernières de baisser leur pression fiscale: le lien est absolument direct, on peut s’en convaincre en comparant, par commune, d’une part les rentrées de l’imposition fédérale directe ici, d’autre part les taux d’imposition ici, ou la charge fiscale totale ici. L’aide sociale se répartit naturellement selon ces différences, en se portant plus fortement sur les populations modestes que sur les population riches, et par suite préférentiellement dans les communes modestes.

Ainsi, il y a fort à parier que dans le domaine de l’aide sociale, l’ensemble des communes modestes ne paient qu’une assez faible part de ce qui leur revient ensuite en aides diverses auprès de leur population, et ce même en prenant en compte la part d’impôt cantonal dévolu à cette tâche provenant de leurs contribuables. C’est à ce titre que les communes modestes du Canton de Vaud, qui constituent la grande majorité de l’ensemble des communes, devraient rester extrêmement prudentes quant aux revendications de certaines communes aisées concernant la reprise de la facture sociale par l’état de Vaud et les différents systèmes de bascule financière imaginés ici et là: cela n’apparaît pas dans leurs budgets, ni dans leurs comptes, mais elles sont largement bénéficiaires du système actuel. Si – le ciel nous en préserve! – elles devaient reprendre à leur compte l’entier de la politique sociale qu’elles ont laissé progressivement au canton, elles ne pourraient tout simplement pas assumer.