Guerre de l’UDC contre les villes: une réponse urbaine

Ce week-end, l’UDC a tenu son congrès annuel – l’occasion pour elle de reprendre son nouveau thème de campagne: la guerre contre les villes et ses habitants, relatée par exemple ici et . On y a notamment entendu dire dans la bouche du président de l’UDC vaudoise Kevin Grangier que les “expérimentations socialistes” menées dans les villes se faisaient aux frais des vertueuses campagnes, dans l’unique but de servir sa clientèle électorale locale, désargentée et qui vit aux crochets des autres – en gros, les villes siphonnent l’argent des campagnes via la péréquation afin de le redistribuer à sa clientèle. Réponse du berger à la bergère, à l’exemple d’une ville du Nord Vaudois.

Tout d’abord, il faut effectivement admettre que tant au niveau fédéral qu’au niveau cantonal, il existe des mécanismes de redistribution des ressources permettant de corriger, en partie, les très forts déséquilibres socio-économiques entre les régions. S’il est vrai que le mécanisme, au niveau d’un canton comme le Canton de Vaud, favorise – entre autres! – les villes – on y reviendra, on commencera par noter qu’au niveau fédéral, la péréquation intercantonale profite avant tout aux cantons ruraux et alpins. Ainsi, en termes absolus, le principal bénéficiaire de la péréquation intercantonale est le canton de Berne, alors qu’en termes relatifs ce sont l’ensemble des cantons alpins qui profitent le plus de cette manne que lui procurent – devinez qui? les cantons urbains et métropolitains, et l’état fédéral, également financé très largement par les revenus de ces mêmes régions urbaines et métropolitaines. Pour le siphonnage des moyens des campagnes vers les villes, on repassera: à l’échelon fédéral, c’est exactement le contraire qui se produit. A coups de milliards de francs. Et c’est très bien comme ça: c’est dans ce sens-là que la solidarité fédérale doit s’exercer.

Au niveau d’un canton comme le canton de Vaud ensuite, il est vrai que la péréquation intercommunale se fait en grande partie à l’avantage des grandes communes. La taille, mesurée en habitants, est ainsi l’un des principaux critères de détermination de la clé de répartition de la somme réservée à la péréquation intercommunale – encore que cela ne soit pas le seul, puisque des critères comme le niveau de revenus, et certaines tâches spécifiques dans le domaine des transports ou de l’entretien des forêts jouent également un rôle. Surtout, cette emphase mise sur la taille comme critère majeur de répartition n’est que la reconnaissance par toutes et tous – état cantonal, associations de communes – que les grandes communes ont des tâches spécifiques qu’elles endossent souvent au bénéfice de l’ensemble de leur région, mais qu’elles financent seules.

Ainsi, à Yverdon-les-Bains, 30’000 habitants et 20’000 emplois, le financement des activités culturelles: deux théâtres, un centre d’art contemporain, plusieurs musées, une bibliothèque publique, pour ne parler que des grandes institutions, qui profitent à toute la région, est assuré quasiment exclusivement par la ville, à hauteur d’une bonne dizaine de millions de francs par année. Même chose dans le domaine de la sécurité publique – environ douze millions de francs annuels pour assurer la sécurité de toutes et tous en ville, les habitantes de la ville comme les autres, qui la visitent de jour comme de nuit. Sur ces deux exemples uniquement, des sommes investies annuellement qui dépassent déjà largement ce que la ville touche, en solde net, de la péréquation intercommunale vaudoise: seize millions de francs prévus en 2022.

Et cela avant même d’avoir commencé à parler du poids des transports publics – une charge nette d’une bonne demi-douzaine de millions annuels pour la ville qui cofinance ainsi la mobilité de ses pendulaires entrants et des gymnasiens de sa région, entre autres, ou de la politique sociale que la ville mène vis-à-vis de sa population – parce que oui, il faut le dire, les villes ont souvent eu vocation, depuis les années soixante, à accueillir les personnes les plus fragiles et défavorisées de la société: personnes seules, familles monoparentales, retraités modestes, primo-arrivants, migrants, qui y trouvent, dans les grands ensembles, des logements à leur portée qu’ils ne sauraient trouver dans les quartiers de villas et les villages alentour, et que comme instance de proximité et de premier recours, la ville se doit d’accompagner, comme toutes et tous les autres, mais qui posent à la ville des défis tout-à-fait spécifiques que n’ont pas à assumer ses voisines.

Parce que le nœud du problème est bien là: depuis les années soixante, une ségrégation spatiale s’est mise en place qui concentre les populations fragiles dans les villes et subsidiairement les banlieues à grands ensembles, tout en permettant la “sortie de ville” d’une grande partie des classes moyennes et aisées vers des communes qu’on appellera bientôt périurbaines, et qui se spécialisent dans leur accueil – notamment par leur politique fiscale – tout en en excluant assez largement les populations plus modestes. Du point de vue de ces communes, une opération gagnant-gagnant: la captation de moyens de plus en plus importants, mais sans les responsabilités jusqu’ici associées en matière de politique sociale, et donc la possibilité de lancer une concurrence fiscale délétère contre les villes en baissant leurs impôts, en prenant le risque d’enclencher, pour le coup, le siphonnage de plus en plus prononcé des meilleurs contribuables dans un vrai cercle vicieux. En miroir, pour les villes, le découplage inverse entre les besoins sociaux et les moyens d’y faire face: les besoins demeurent, mais plus les moyens.

In fine, c’est bien ce déséquilibre de plus en plus persistant qui a conduit à la mise en place des mécanismes péréquatifs entre les communes, puis à leur renforcement. Quand bien même, ils restent éminemment partiels et n’ont pas permis de revenir à l’équilibre, ce qui se traduit par le maintien, en ville, de taux d’imposition sensiblement plus élevés qu’ailleurs: contrairement à ce qu’affirme l’UDC, à conditions égales, les urbains paient indiscutablement plus d’impôts que les périurbains – dans le canton de Vaud, la différence peut se traduire par une “sur-imposition” allant jusqu’à 30% des impôts communaux, soit 10% de l’ensemble des impôts cantonaux et communaux. La population urbaine ne profite donc pas du tout du système péréquatif sans contribuer elle-même, et chèrement, au système: la dignité d’urbain, toutes choses étant égales par ailleurs, se paie cher chaque mois au bas du bordereau d’imposition.

Dans le discours de l’UDC, on sent une attaque sur deux populations urbaines: les “profiteurs paresseux”, la fameuse “clientèle” de la gauche qu’on assimilera volontiers aux populations fragilisées dont je viens de parler, mais aussi la “gauche moralisatrice”, derrière laquelle on sent poindre le mépris des “bobos urbains roses-verts”, responsables de ces politiques clientélistes. Or, un examen un peu plus serré de ces populations vient mettre à bas le bel aguillage intellectuel de l’UDC: s’agissant des populations paupérisées qu’on arroserait de manière indiscriminée pour s’assurer de leur vote, tout porte à croire qu’il s’agit là d’une population qui participe traditionnellement peu au processus politique et électoral, et donc peu susceptible d’influer de manière massive sur ce dernier – une bien mauvaise clientèle, en somme.

Ce n’est pas du tout le cas de la seconde catégorie visée, les bourgeois-bohêmes, effectivement très impliqués et plutôt à gauche de l’échiquier… mais que l’UDC devrait se garder de caractériser de profiteurs: il s’agit en effet là de populations généralement très formées, actives professionnellement, et que les revenus situent clairement dans la catégorie de la classe moyenne, voire supérieure – autrement dit, des contribuables idéaux pour les villes: suffisamment riches pour représenter une source de revenus appréciable, tout en étant peu intéressés par l’optimisation fiscale – et par le déménagement.

Il y a bien un demi-siècle maintenant que les villes rêvent de retrouver une certaine assise financière qui leur fait défaut depuis la grande vague de la ségrégation spatiale lancée par les trente glorieuses. Pendant tout ce temps, elles ont espéré et tenté de susciter une forme de “retour en ville” des classes sociales un peu plus favorisées que celles qui étaient “restées derrière” lors du mouvement centrifuge précédent – quitte à se faire ensuite critiquer pour crime de “gentrification”. Voilà maintenant qu’il se produit enfin, peut-être. Et si, en définitive, pour tous leurs défauts réels et supposés, les bobos représentaient une chance rare pour les finances de nos villes?

« 30 à 50% » : ce que le Covid-19 nous aura appris du commerce au centre-ville

En deux apartés de quelques secondes à peine, on aura pu mesurer la manière avec laquelle la crise sanitaire aura permis de confirmer quelques faits essentiels quant à la vitalité commerciale de nos centres-villes, ce qui la menace, et ce qu’il faut faire pour la maintenir.

La crise sanitaire qui dévaste depuis près d’un an des secteurs entiers de notre économie se traduit aussi, dans notre pays, par un train de mesures un peu disparates, particulièrement durant l’automne, quand la confédération laissa la main aux cantons. Ces mesures ont provoqué entre autres effets des perturbations majeures de notre manière de vivre, de nous déplacer, de consommer et de gagner notre vie. En somme, une immense expérience sociale et économique à taille réelle, qui n’a pas manqué de livrer des leçons dont nous devons absolument tenir compte si nous sommes des gens sérieux.

Ainsi, dans le domaine qui fait le sujet de ce billet, ce duo de constats sur l’économie des centres-villes dont l’auteur a été témoin ces derniers mois :

Flashback. Début novembre 2020 : dans le Canton de Vaud, les cafés-restaurants ont dû brutalement fermer et à Yverdon-les-Bains, un collectif de restaurateurs organise un vin chaud sur la Place Pestalozzi afin de sensibiliser la population à son sort. Au détour d’une conversation, une commerçante du centre-ville témoigne de ce que cette fermeture lui fait perdre la moitié du chiffre d’affaires de son négoce de chaussures, qui a pu rester ouvert.

Fast-forward, le 23 janvier 2021 : cette fois, ce sont les commerces de biens non-essentiels qui sont fermés, pendant que certains restaurateurs survivent en travaillant en « take-away », et c’est au tour d’une restauratrice du centre-ville de faire le constat-miroir au 19:30 de la RTS : la fermeture des commerces a entraîné une très nette baisse du nombre de plats commandés.

En deux instantanés glanés au détour d’une conversation, on aura pu en apprendre énormément sur ce qui fait la vitalité, ou non, d’un tissu économique de centre-ville. Or, la question est centrale depuis plusieurs décennies, depuis que nous assistons, impuissants, à la dévitalisation du tissu commercial de nos centres, concurrencés qu’ils sont d’abord par les zones commerciales de périphérie, puis plus récemment par le commerce en ligne.

 

Un peu d’histoire (okay, un peu plus qu’un peu)

Depuis l’aube des civilisations urbaines il y a plus de 5’000 ans, l’un des rôles majeurs de la ville a été sa fonction de lieu du marché, qui permet de mettre en rapport la population rurale des alentours avec les marchands et artisans de la ville. Les premiers venaient y vendre leurs produits aux seconds, tout en s’y fournissant en produits artisanaux. Mine de rien, cette organisation économique perdura jusque à très récemment : il fallut la révolution de la mobilité individuelle, à partir des années 1950, pour que cette organisation soit mise à mal.

La généralisation de la voiture individuelle lança en effet une révolution dans la manière de faire nos courses. Elle permit à une partie croissante de la population d’aller habiter en banlieue ou en campagne – et les commerces suivirent : en s’adaptant, en se localisant dans les zones industrielles, très accessibles en voiture, et en s’entourant de grands parkings gratuits, les centres commerciaux se mirent à fleurir en Suisse dès la fin des années 1960 et capturèrent l’essentiel du commerce des biens de première nécessité de cette banlieue en croissance.

On vit ainsi apparaître un mode de consommation nouveau – pour caricaturer, le samedi après-midi, la famille allait désormais faire ses courses de la semaine au centre commercial et y remplir sa voiture de denrées qui n’étaient dès lors plus vendues au centre-ville, y entraînant une baisse très sensible de l’activité. Assez rapidement, d’autres types de commerces se réorganisèrent de la même manière – notamment les « big box », les commerces de biens lourds et encombrants : à la suite d’un géant suédois, le commerce de meubles sortit ainsi des centres-villes, suivi bientôt par l’électro-ménager et l’électronique : en somme, tout ce qui est difficile à ramener chez soi sans voiture déserta les centres-villes et s’installa en zone commerciale de périphérie.

A l’échelle d’une ville moyenne comme Yverdon-les-Bains, on peut mesurer l’impact de ces transformations sur le centre-ville : le nombre d’emplois dévolus au commerce y passa de près de 1’600 en 1965 à moins de 900 aujourd’hui alors que la ville a gagné 10’000 habitants, et l’on ne trouve au centre-ville plus qu’un seul commerce de bien pondéreux, un détaillant d’électro-ménager qui assure par ailleurs la livraison de sa marchandise. Parallèlement, une zone commerciale a vu le jour dans la commune voisine de Montagny : elle abrite désormais 300 emplois dans le commerce de détail, soit une part appréciable du total de l’agglomération.

Il est à noter que cette évolution s’est surtout produite avant l’an 2000 : depuis, les positions sont figées, suite à l’irruption du commerce en ligne, cette seconde révolution en quelques décennies que le commerce de détail subit. Le commerce en ligne poursuit, en l’approfondissant, la logique des centres commerciaux : partant du principe que les courses constituent une tâche plutôt qu’un plaisir, il met l’accent sur son côté pratique, facile, rapide – tout en prenant une longueur d’avance supplémentaire, puisqu’il se charge en outre de la livraison. En ce sens, la menace qu’il constitue pour le commerce traditionnel semble plus manifeste pour les centres commerciaux de périphérie que pour ceux des centres-villes.

Pourquoi ? Parce que les deux modes de consommation reposent à la base sur le même précepte : ils sont censés être pratiques. C’est bien l’argument qui a permis aux zones commerciales de tailler des croupières au tissu commercial des centres, dès lors que la population avait accès à la voiture – mais c’est le même argument qui est maintenant servi aux centres commerciaux par le commerce en ligne : non seulement ça va encore plus vite, mais vous n’avez même plus besoin de sortir – on s’occupe de tout.

 

La situation particulière du centre-ville

Et c’est à ce stade qu’il convient de revenir à la situation du centre-ville. Depuis quelques décennies, l’économie spatiale et la géographie urbaine aboutissent à la conclusion que sur le plan purement pratique, le centre-ville ne peut tout simplement plus concurrencer les centres commerciaux de périphérie, ses grandes surfaces, ses caddies, ses parkings gratuits, et encore moins le commerce en ligne mondialisé et ses millions de produits disponibles en un clic. Les politiques urbaines qui ont tenté de concurrencer le commerce de périphérie sur ce terrain se sont soldées par des échecs.

On pourrait être tenté de proclamer de ce fait la fin des commerces au centre-ville… et pourtant, ils sont toujours là. Bien sûr, le tissu commercial s’est restreint, et il a évolué. Touché par les deux révolutions précitées, il a perdu une grande partie de ses commerces alimentaires, partis en périphérie avec l’essentiel des enseignes de biens pondéreux. Parallèlement, il s’est spécialisé, pour beaucoup vers le négoce des biens légers et à forte valeur ajoutée, des biens de niche également : habillement, alimentaire spécialisé, horlogerie, bijouterie, librairies, papeteries, etc… Mais au-delà de ce constat: quid de toutes celles et tous ceux pour qui le shopping, la flânerie dans les rues commerciales, le hasard des rencontres, la découverte fortuite d’un bouquin, ne sont pas des corvées, mais un plaisir ?

C’est à ce titre que les deux instantanés cités plus haut sont extrêmement instructifs. Que nous disent-ils en effet ? Que sans les cafés-restaurants, les commercent souffrent, et qu’à l’inverse, si ce sont les commerces qui sont fermés, la restauration souffre également: 30% à 50% de perte de chiffre, l’un dans l’autre. Au centre-ville, commerces et établissements publics sont en symbiose, nécessaires les uns aux autres. C’est leur combinaison qui permet aux uns et aux autres de fonctionner.

Ce qui signifie, en faisant un peu de “reverse-engineering”, que leur clientèle recherche la possibilité de combiner flânerie dans les commerces, et arrêt au café ou au restaurant. C’est une clientèle qui prend plaisir à cette activité. Et c’est un plaisir qui est indissociable du centre-ville : seul lui offre la diversité tant du cadre général que des commerces et des cafés-restaurants qui rendent cette expérience agréable – c’est dire que de ce point de vue, le centre-ville a un avantage concurrentiel évident sur ses concurrents de la périphérie et d’internet. L’expérience n’est pas la même, le but non plus. Jamais un centre commercial n’est parvenu à recréer ça, sans même parler du commerce en ligne

 

Vers une nouvelle politique économique d’appui au centre-ville ?

Dès lors, il apparaît qu’une politique d’appui au tissu économique du centre-ville doit s’appuyer sur cet avantage : elle ne doit plus chercher à concurrencer sur leur terrain les centres commerciaux de la périphérie ou les géants d’internet, ni chercher à établir quel type de commerce devrait aller dans quelle arcade commerciale – cela, le marché le fait très bien tout seul. Elle doit par contre se concentrer sur un but fondamental : offrir à la clientèle des centres-villes ce qu’elle vient y chercher, à savoir une expérience riche et variée. Cela signifie d’aller dans le sens d’améliorer cette expérience urbaine : travailler sur le cadre, l’aménagement et le mobilier urbain ; organiser des « events » de toutes sortes, et encourager les acteurs du centre-ville à en faire de même ; animer, animer, et animer encore, de la haute culture à la présence de night-clubs – en somme, faire du centre-ville une destination, et la vendre comme telle.

Le reste suivra.