Trente à l’heure

La gauche lausannoise a annoncé vendredi vouloir imposer une limitation générale de la vitesse à 30 km/h dans le centre ville. La mesure est excellente. Certains des arguments avancés pour la justifier un peu moins.

Par voie de conférence de presse, le Parti Socialiste, les Verts et la Gauche ont annoncé vouloir imposer une limitation de vitesse à 30 km/h dans le périmètre de la petite ceinture, soit l'hypercentre de la ville. En attendant la réaction prévisible de l'opposition municipale, les deux camps s'écharpent déjà sur les réseaux sociaux et par voie de commentaires sur les sites d'information. Etant donné le rapport de forces au conseil communal, la messe semble dite: la motion passera. Mais de quoi s'agit il vraiment? Petite revue des enjeux.

Si vous prenez votre voiture et que vous circulez en ville sur des routes limitées à 50 km/h pendant une heure, quelle est la distance que vous allez effectivement couvrir? 50 km? 30? Non. Hors heure de pointe et bouchons, vous allez couvrir une vingtaine de kilomètres. En heure de pointe, ce chiffre descend allègrement sous les dix. C'est ce qu'on appelle la vitesse commerciale: celle qu'un bon GPS applique lorsqu'il vous donne une heure probable d'arrivée à votre destination, celle, aussi, que les planificateurs des transports publics appliquent lorsqu'ils mettent en place les horaires des lignes de bus qu'ils conçoivent. Il y a bien longtemps qu'on ne circule plus, à Lausanne comme dans bien d'autres villes, qu'exceptionnellement aux vitesses autorisées par la loi. De ce point de vue, les promoteurs de la mesure ont raison: la baisse de cette vitesse n'impactera que très marginalement les temps de parcours ou la fluidité du trafic – qui pourrait même en être améliorée.

Même chose en ce qui concerne le bruit: on a tellement réduit le bruit des moteurs que les véhicules actuels ne font pratiquement plus d'autre bruit que celui de leurs pneumatiques. Or, ce bruit est très fortement proportionnel à la vitesse du véhicule: une voiture fait ainsi environ deux fois moins de bruit à 30 km/h qu'à 50 km/h. Quant à la sécurité, il est désormais établi que la gravité des accidents diminue immensément avec une telle réduction de vitesse, sans parler de tous les accidents qui seront ainsi évités. Bref, voici une mesure qui réduit le bruit et les risques, et pacifie le trafic, le tout avec un impact minime, pour ne pas dire carrément nul, pour les usagers de la voiture. 

Prise pour elle-même, la mesure est difficilement critiquable: elle se justifie pleinement. Toutefois, dans le catalogue des arguments avancés pour la défendre, on voit poindre quelques propositions plus discutables. Passons sur le fait que les motionnaires privilégient les résidents aux pendulaires – c'est naturel, le système politique est ainsi fait qu'au plan local, on n'est jamais redevable devant les seconds. On sacrifie également aux sirènes de la mobilité douce, utilisée au centre malplat de Lausanne par moins de 3% des actifs qui y résidaient en 2010, et par à peine 1% des gens qui y travaillaient – la marche à pied est cinq à dix fois plus utilisée, les transports publics vingt à trente fois plus. Mais les motionnaires vont plus loin: l'intention est à terme de fermer des axes à la circulation, de déclasser complètement la petite ceinture, au nom de la qualité de vie des habitants. Or, c'est une chose que de demander aux automobilistes de se rendre à leur destination en modérant leur allure – c'en est une toute autre que de la leur rendre inaccessible.

On donne globalement l'impression de vouloir rendre le centre de Lausanne à ses 15'000 habitants, et à en faire un quartier résidentiel. C'est prendre le risque d'oublier les plus de 50'000 personnes qui y travaillent, dont 13'000 lausannois venant d'autres quartiers de la ville, et le rôle qu'elles jouent dans ce qui fait la ville, son animation, sa vie. Vouloir faire du centre-ville de Lausanne un quartier comme un autre, débarassé des nuisances, où il fait bon vivre, c'est l'amputer de ce qui fait qu'il est justement le centre-ville, et prendre le risque par ricochet de priver la ville toute entière de son rôle de coeur de l'agglomération.

Le consensus des chercheurs est que le centre névralgique de l'agglomération lausannoise glisse vers l'ouest. L'Ouest lausannois était pourtant largement résidentiel à l'origine – et cherche justement à échapper à ce destin, dans une posture en miroir de celle des autorités de la ville-centre. Les Hautes Ecoles, plus récemment l'ECAL, et une partie de plus en plus importante des places de travail ont déjà déserté le centre. Lausanne devrait prendre garde, dans son discours autant que dans ses actes, à ne pas encourager le mouvement, sauf à prendre le risque de devenir, dans cinquante ans, la banlieue résidentielle de la ville contemporaine qui s'ébroue entre elle et Morges.

Pierre Dessemontet

Pierre Dessemontet est docteur en géographie économique, syndic d'Yverdon-les-Bains, député au Grand Conseil vaudois, et vice-président du Parti Socialiste Vaudois.