Exploration spatiale

DRACO, le « dragon » nucléaire de la NASA qui renouvelle les perspectives d’un accès facilité à la planète rouge (1)

Après cinquante longues années, l’Administration américaine vient de relancer l’étude de la propulsion nucléaire pour ses vaisseaux spatiaux avec l’objectif d’en faire une démonstration en vol en 2027. C’est une révolution. J’ai pensé que Pierre-André Haldi était la personne la plus qualifiée pour vous en parler puisqu’il a formé pendant de longues années les étudiants de l’EPFL sur les systèmes énergétiques, notamment nucléaires, et les questions de sécurité/fiabilité qui y sont liées. Je lui passe donc la plume pour cette semaine et la semaine prochaine. Vous apprendrez avec lui tout ce qu’il convient de connaître sur la propulsion nucléaire thermique, ses extraordinaires capacités, et ses quelques inconvénients :

Peut-être inspirée par la série ”Game of Thrones” (!), la NASA vient de conclure le 24 janvier 2023 un accord de coopération (Non-reimbursable Interagency Agreement) avec la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency1)) pour faire voler dans l’espace avant la fin de la présente décennie son propre ”dragon” (DRACO, pour : Demonstration Rocket for Agile Cislunar Operations2)), en l’occurrence un vaisseau à propulsion nucléaire thermique destiné in fine à faciliter l’accès à la planète Mars. Pour mieux comprendre le pourquoi et le comment de cette relance d’une technologie laissée en sommeil pendant plus de 40 ans, il n’est pas inutile de revenir sur les principes de base de la propulsion spatiale et l’intérêt que présente l’énergie nucléaire dans ce domaine.

Pour se mettre en orbite, ou pour toute manœuvre de modification de trajectoire, les engins spatiaux font appel à des moteurs-fusées qui mettent en œuvre le bien connu principe action = réaction. Ces moteurs éjectent ”quelque chose” (gaz, particules ionisées …), ce qui leur permet de donner à l’engin spatial une impulsion dans la direction opposée ; cette impulsion est d’autant plus forte que le débit et la vitesse des masses éjectées sont grands (poussée F = D . ve). Action et réaction sont des forces, et une force dont le point d’application se déplace effectue un travail ou, en d’autres mots, une dépense d’énergie. Toute la question, dans le domaine spatial comme dans tout autre, est donc de chercher la source d’énergie présentant la meilleure efficacité. Dans le domaine de la propulsion spatiale, cette efficacité est donnée par l’impulsion spécifique, un paramètre qui fait intervenir le quotient de l’impulsion fournie à la fusée par la consommation en une seconde d’un kilogramme-poids de propergol (Isp = F/(D.g) = ve/g, g étant l’accélération de la pesanteur terrestre, soit 9,81 m/s2). L’impulsion spécifique se mesure en secondes, c’est la durée pendant laquelle un kilogramme de propergol produit la poussée nécessaire pour soulever une masse d’un kilogramme dans le champ gravitationnel terrestre (c’est-à-dire une poussée de 9,81 newtons). On comprend donc que plus l’impulsion spécifique est élevée, meilleure est l’efficacité de la propulsion.

La première, et jusqu’ici pratiquement la seule, énergie mise en œuvre pour la propulsion des fusées repose sur un phénomène chimique des plus courants, la combustion (qui du point de vue chimique est une oxydation) d’un carburant en présence d’un comburant ou oxydant. A remarquer qu’il n’est pas forcément nécessaire de faire intervenir séparément un carburant et un comburant, que l’on désigne sous le nom général de propergols, car la décomposition d’un seul corps peut dans certains cas également donner lieu à un dégagement de chaleur important (la bombe volante V1 de sinistre mémoire utilisait par exemple la décomposition d’eau oxygénée, H2O2). De nombreuses combinaisons de carburant (le plus souvent un composé de carbone et/ou d’hydrogène) /comburant (oxygène ou composé oxygéné de l’azote, ou du fluor) ont été utilisées au fil des années, avec des impulsions spécifiques allant de 230 secondes pour des propergols peu évolués mais d’un autre côté peu coûteux, jusqu’à 450 secondes avec l’hydrogène liquide (LH2) associé à l’oxygène liquide (LOX). Cette bonne performance du couple hydrogène/oxygène s’explique par le fait que la vitesse d’éjection que peut produire un moteur-fusée est proportionnelle à la racine carrée de la température atteinte dans la chambre de combustion et inversement proportionnelle à la masse moléculaire des gaz éjectés. Or non seulement la température de combustion de l’hydrogène H2 est élevée (2130 °C), mais encore c’est le corps qui présente la plus faible masse molaire (2 g/mol) ; à noter cependant que ce n’est pas l’hydrogène lui-même qui est éjecté dans ce cas, mais le produit de sa combustion avec l’oxygène qui donne de la vapeur d’eau (combustion par conséquent non polluante !), de masse molaire 18 g/mol. L’intérêt du couple LH2-LOX est tel que son utilisation tend à se généraliser, malgré les importantes difficultés techniques à surmonter. Ces deux ergols, mais tout particulièrement l’hydrogène, posent en effet des problèmes de stockage et d’alimentation (pompes, tuyauteries) du fait qu’ils doivent être maintenus à des températures extrêmement basses – à pression atmosphérique : -253 °C pour l’hydrogène et -183 °C pour l’oxygène – afin d’éviter qu’ils ne s’évaporent. La faible densité de l’hydrogène impose par ailleurs des réservoirs très volumineux, raison pour laquelle on utilise généralement le couple LH2-LOX pour propulser les étages supérieurs des lanceurs lourds uniquement. Quoi qu’il en soit, on atteint là une limite physique, on ne peut espérer obtenir des impulsions spécifiques supérieures si l’on se restreint à la combustion d’ergols.

Et c’est là qu’intervient l’énergie nucléaire, qui ne connaît pas, elle, cette limite. Fondamentalement, un moteur-fusée nucléaire ne se distingue guère de son pendant chimique, il s’agit toujours de porter un gaz à très haute température et de l’éjecter ensuite en le détendant au travers d’une tuyère qui lui confère une vitesse de sortie  élevée. La différence principale réside dans la manière de porter ce gaz à haute température, plus besoin ici de combustion, ce sont les réactions de fission réalisées au cœur d’un réacteur qui fournissent l’énergie nécessaire3) (le fluide à éjecter traversant le cœur en question pour s’échauffer). Cette importante différence a deux conséquences majeures : 1/ la température n’est plus limitée par une température de combustion donnée mais uniquement par celle que peuvent supporter les matériaux de structure sans se mettre à fondre, 2/ il devient possible d’éjecter directement de l’hydrogène, et non plus le produit de sa combustion avec l’oxygène, bénéficiant ainsi pleinement de sa faible masse molaire. Pas étonnant donc que l’on arrive ainsi à réaliser des impulsions spécifiques de l’ordre du double de celle obtenue avec le couple LH2-LOX, un gain de performance considérable permettant de raccourcir la durée des trajets. Un autre avantage décisif de l’énergie nucléaire, surtout lorsqu’on sait à quel point le facteur masse est critique en astronautique, est la très grande densité énergétique de son combustible ; si la combustion d’un kilogramme d’hydrogène dégage une énergie d’un peu moins de 40 kWh, ce sont environ 23 millions de kWh que produit la fission complète d’un kilogramme d’uramium-235, soit non loin de 600’000 fois plus!

Par contre, il n’est pas exact de prétendre, comme on le lit parfois, que la propulsion thermique nucléaire offrirait la possibilité d’une poussée quasi-continue sur la durée d’un trajet Terre-Mars par exemple. Même si le combustible nucléaire embarqué pourrait effectivement fournir au vaisseau de l’énergie non-stop sur plusieurs années, la propulsion reste, comme dans le cas de la combustion, tributaire des réserves d’ergols qui peuvent être stockées à bord d’un vaisseau spatial, réserves qui sont, elles, loin d’être inépuisables. Le nucléaire présente néanmoins là encore deux avantages sur la combustion, d’une part comme on l’a vu une utilisation plus efficace des quantités stockées ce qui permet d’obtenir avec celles-ci des Δv plus importants, et d’autre part le fait que le volume de réservoirs à disposition peut être entièrement utilisé pour stocker le fluide de propulsion (typiquement l’hydrogène) et non pas partagé avec le comburant nécessaire en plus dans le cas de la combustion. Le point négatif de la propulsion nucléaire (rien n’est jamais parfait !) est évidemment la radioactivité des produits de fission émise par tout réacteur en fonctionnement, ou ayant fonctionné, dont il convient de protéger l’équipage et les équipements sensibles. Cela nécessite d’intercaler des écrans de protection, inévitablement massifs et lourds, entre le réacteur et les quartiers d’habitation du vaisseau et de faire intervenir par ailleurs le facteur distance, raison pour laquelle les vaisseaux spatiaux à propulsion nucléaire présentent le plus souvent un aspect très allongé. Notons à ce propos que la crainte souvent évoquée dans le grand public des conséquences d’un éventuel accident (explosion) au lancement n’est pas fondée ; Il est en effet hors de question de mettre en service le réacteur embarqué tant que le vaisseau se trouve dans l’environnement terrestre (c’est-à-dire susceptible de retomber au sol, entier ou en morceaux). Or un réacteur qui n’a encore jamais fonctionné (le terme technique est : ”divergé”) ne renferme par définition aucun produit de fission ; il y a bien une certaine radioactivité de l’uranium lui-même, mais celle-ci est extrêmement faible et ne pose pas de problèmes. Un vaisseau à propulsion nucléaire thermique sera donc mis en orbite par un lanceur à propulsion chimique ”classique” et son réacteur activé uniquement lorsqu’une distance de sécurité suffisant avec la Terre aura été atteinte. Ensuite, le vaisseau devra rester à jamais dans l’espace, ce qui veut dire que s’il doit être réutilisé il devra être ravitaillé, et remis en état le cas échéant, en orbite.

  1. La DARPA a été créée en réponse à la mise en orbite par l’Union Soviétique de Spoutnik 1 en octobre 1957, une grande première, de retentissement mondial, qui a pris les Etats-Unis totalement par surprise. Pour éviter de se voir à nouveau brûler la politesse à une autre occasion dans des secteurs technologiques stratégiques, la DARPA a reçu la mission d’effectuer une veille technologique dans tous les domaines d’intérêt crucial pour la défense nationale US et de lancer au plus tôt les actions de recherche et développement utiles dès qu’un tel domaine est identifié. 
  2. Les Américains aiment bien donner à leurs projets des appellations dont l’acronyme signifie quelque chose. Dans le cas présent, la formulation est néanmoins aussi tarabiscotée (on imagine la prise de tête des responsables pour arriver à concocter dans ce cas un nom qui ait un sens !) qu’elle n’est pas très appropriée, le DRACO n’ayant pas pour vocation de se cantonner au final à des missions entre la Terre et la Lune.
  3. Il s’agit d’une application de la fameuse relation d’Einstein : E=Δmc2, qui indique que la disparition d’une certaine masse (défaut de masse” Δm) au cours d’une réaction conduit à un dégagement d’énergie . Or, dans une réaction de fission la masse additionnée de tous les produits issus de la réaction – fragments du noyau d’origine plus 2 à 3 neutrons – est très légèrement inférieure à celle additionnée du noyau d’origine et du neutron qui a provoqué la cassure de celui-ci. Ce défaut de masse est certes très faible, mais compte tenu de la valeur élevée du facteur c2 (c, vitesse de la lumière, est égal à environ 300 millions de m/s) et du nombre extrêmement grand de fissions se produisant dans le cœur d’un réacteur, l’énergie totale dégagée est considérable.

Illustration de titre : Vue d’artiste du vaisseau DRACO. Ce vaisseau doit démontrer la capacité de fonctionnement d’un moteur-fusée thermique nucléaire. Crédit : DARPA/NASA/USSF

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