Exploration spatiale

La société martienne, quintessence de la population terrestre (« Il faut de tout pour faire un monde »)

J’ai suggéré plusieurs fois que la Colonie martienne devrait être une sorte d’Abbaye de Thélème. Elle sera en effet d’abord une université et un laboratoire compte tenu de la justification importante au voyage que constitueront toujours les recherches planétologiques et exobiologiques. Pour satisfaire à la pression de notre « curiosity », elle comprendra un nombre proportionnellement élevé de chercheurs spécialisés dans ces disciplines mais elle devra également comprendre de nombreux ingénieurs dans toutes sortes de domaines, allant de celui des infrastructures en conditions extrêmes à l’astronautique et toute une population des meilleurs professionnels que nécessite la vie de toute communauté devant compter sur ses seules ressources et son ingéniosité. Entre ces personnes la communication et la collaboration, permettant le « cross-feeding » des connaissances et l’entraide pratique, sera essentielle. Cette société, par la compétence élevée de ses membres, la nécessité d’échanges et de rapports courtois entre eux, pourra donc être une version modernisée de la société idéale, intellectuelle, vivante, brillante, passionnée et joyeuse imaginée par Rabelais dans sa fameuse « abbaye » il y a bientôt cinq siècles.

NB : Il y a un an j’ai publié sur le même thème un billet sous le titre « il faut de tout pour faire un monde ». Il n’a suscité que peu d’intérêt. Comme je ne m’explique pas cette réaction et que je considère le thème important, j’ai souhaité lui redonner une seconde chance. Le voici donc retraité, sous un nouveau titre.

Pour décrire cette population, je me place dans l’hypothèse d’une première colonie de mille habitants telle que nous l’avons étudiée avec mon ami Richard Heidmann, fondateur de l’association Planète Mars (voir référence ci-dessous). Outre les scientifiques et les ingénieurs déjà mentionnés, les professionnels également mentionnés devront permettre de faire face à toutes les sollicitations d’une vie active, à tous les besoins de service (y compris ceux de policiers, de juges, de psychiatres, de banquiers), à la production de presque tous les biens tangibles nécessaires car il ne pourra y avoir que très peu de recours aux importations. D’abord parce que les arrivages sur Mars ne seront possibles que tous les 26 mois (il faudra attendre pour le voyage que les deux planètes soient en position convenable l’une par rapport à l’autre sur leur orbite respective), ensuite parce qu’on cherchera toujours à limiter les masses et les volumes importés en raison du coût du transport et de la capacité des soutes des vaisseaux spatiaux. En même temps qu’on s’efforcera de couvrir tous les besoins, on limitera donc au maximum le nombre de personnes nécessaires au fonctionnement de la Colonie puisque leur transport, le volume viabilisé de leur espace vital, leur maintien en bonne santé et leur rémunération coûteront fort cher. La société martienne sera extrêmement économe, mécanisée et robotisée.

Les deux premières solutions pour concilier ces contraintes, seront bien sûr les télécommunications avec la Terre* et l’impression 3D, la troisième sera un recrutement extrêmement rigoureux du personnel fonctionnel sur des critères de compétence, d’ingéniosité (on pourrait aussi parler de débrouillardise) et de sociabilité.

*NB : Il ne faut pas oublier que la vitesse de la lumière n’étant “que” de 300.000 km/s, le temps nécessaire à une information pour parvenir d’une planète à l’autre va de 3 à 22 minutes. Il n’y a donc aucune possibilité d’action/réaction immédiate à partir de la Terre.

On aura donc une société de personnes exerçant des fonctions très sophistiquées et d’autres moins mais auxquelles le contexte de l’environnement martien imposera des compétences élevées et qui seront puissamment assistées par la robotisation. Regardons-en de près quelques-unes :

Les « préposés au ménage ». Le service qu’ils exerceront, mineur sur Terre, ne sera pas une petite affaire sur Mars et l’effectuer, constituera une lourde responsabilité. Il faudra en effet contrôler et maintenir très sérieusement la viabilité des zones habitées. Leur travail consistera non seulement à enlever les poussières (largement à l’aide de robots) mais aussi à prendre des échantillons qu’on analysera pour vérifier que le contenu rapporté de l’extérieur est minimum (risque de silicose ou d’empoisonnement aux perchlorates), vérifier la composition atmosphérique de chaque bulle de vie et remédier aux déséquilibres de proportion des gaz, ou de pression ; examiner les parois, les meubles et les sols pour stopper au plus tôt toute éventuelle prolifération de bactéries ou de champignons ; contrôler les analyses bactériologiques de l’air et de l’eau effectuées grâce à des réseaux de capteurs (MiDASS de MELiSSA par exemple). Mais ce n’est pas tout ; l’environnement extérieur Martien est fragile et sujet d’études. Il n’est pas question de le polluer et de le transformer avant de le connaître (et même après !). En fait ces « préposés », sans doute mieux nommés « ingénieurs-sanitaires », devront donc traiter les « poussières » et déchets résultant de la vie humaine, pour les recycler ou les détruire (pyrolyse ?), les cendres devant probablement être isolées dans des containers étanches (vitrifiées ?).

Pour prendre un autre exemple, le « cuisinier », qui sera plus un « cuisinier-diététicien », devra gérer l’environnement sanitaire de ses produits avec un soin extrême et penser toujours (1) que l’on ne gâche rien (puisque tout est si difficile à produire), (2) que toute matière, organique ou autre, doit être autant que possible recyclée, (3) que la nourriture n’est pas faite que pour le plaisir mais doit d’abord permettre de survivre dans des conditions diététiques idéales et (4) que la consommation ne peut se faire qu’en fonction des disponibilités prévues (on mangera les produits frais ou congelés / lyophilisés en fonction des plannings de production et des dates optimales de conservation).

De manière générale une profession très demandée sera celle d’« ingénieur-bricoleur ». En dehors de l’utilisation de l’imprimante 3D pour renouveler le petit outillage ou les meubles, il faudra réparer, faire fonctionner des machines complexes ou simples, fatiguées par l’usage ou simplement victimes de défaillances. On ne jettera (presque) rien sur Mars. Avant de mettre une machine en pièces ou au rebut, on cherchera à la réparer ou à la réutiliser d’une manière quelconque, en entier ou en partie.

Pour régler les rapports entre les gens il faudra (outre bien sûr la pratique de la psychologie) introduire l’argent et on aura donc aussi une banque (et un ou deux banquiers). On ne peut en effet envisager de soumettre des personnes différentes, dont le seul intérêt commun sera d’avoir choisi de résider sur Mars pendant (au moins) 18 mois, au même rythme de vie, ou de leur imposer les mêmes consommations. Pendant leur temps libre, certains voudront sortir à l’extérieur de là base aussi souvent que possible, d’autres seront heureux de rester à l’intérieur devant leur ordinateur. Certains voudront faire du sport, d’autres regarder des films, écouter de la musique, et probablement les trois en proportions variées. Certains solliciteront énormément les installations communes, d’autres très peu. Il ne faut pas non plus oublier que l’air respirable et l’eau seront des consommables coûtant fort cher (à la production et au recyclage) et qu’ils auront aussi un prix. La seule façon de gérer la situation et les tensions sera donc de donner un prix aux biens et services et de les faire payer. Cette monétarisation des relations sera aussi le moyen d’introduire dans la société les professionnels individuels qui auront choisi de tenter leur chance sur Mars en indépendants (en accord avec l’administration de la colonie), soit avant de quitter la Terre, soit une fois sur place. Leur succès sera matérialisé par les revenus qu’ils tireront de leurs services à la « Société d’exploitation de Mars », aux autres résidents ou à la Terre lointaine. Mais avant d’entreprendre, ils auront peut-être aussi besoin d’emprunter. D’autres résidents de leur côté auront peut-être envie d’investir. L’intermédiation bancaire sera pour eux indispensable.

Il faut, dit-on, « de tout pour faire un monde » et dans ce monde martien naissant il y aura aussi des artistes et des communicants (la dimension esthétique et émotionnelle de l’aventure étant une motivation capitale et la séduction une condition de sa continuation). Maintenant, comme la population sera très faible pendant longtemps (difficulté du voyage, du développement des abris viabilisés et de la production des consommables de base), il faut aussi envisager qu’une même personne exerce plusieurs métiers. En fonction de leur complexité et de la difficulté intellectuelle à les maîtriser, les Martiens seront donc, comme on dit parfois aujourd’hui, des « slashers ». Mars sera le monde de la souplesse de l’adaptabilité et de la créativité. Tout problème devra être traité, d’une manière ou d’une autre, car très souvent la vie, de soi-même et des autres, sera en jeu.

Lien vers le site APM :

http://planete-mars.com/un-modele-economique-pour-une-colonie-martienne-de-mille-residents/

Image à la Une : Essai de restitution de l’Abbaye de Thélème par Charles Lenormant, archéologue français (1840). On retrouve dans la base martienne, la même idée de lieu non fermé mais protégé de l’extérieur, aussi autonome et confortable que possible et facilitant les échanges entre “résidents”. 

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