La Suisse entre le marteau chinois et l’enclume américaine

Le Temps consacrait récemment un paragraphe sur le féroce affrontement entre Washington et Pékin sur le plan technologique. Avec Xavier Comtesse, nous y consacrions également un article dans l’Agefi pour souligner les efforts scientifiques (brevets, nombre de chercheurs, etc.), dépenses militaires (778 milliards de dollars au pays de l’Oncle Sam contre 252.3 milliards au pays de Mao) et dispositions politiques (p.ex. la loi sur la réduction de l’inflation ou Inflation Reduction Act IRA en anglais aux États-Unis et le capitalisme d’État en Chine) des deux puissances. Sur ce thème encore, des chercheurs de l’Institut Jacques Delors ont publié un excellent travail qui traite de cette nouvelle rivalité entre les deux premières économies mondiales.

 

En guise d’introduction, ces derniers écrivent: “Les distorsions de concurrence du capitalisme d’État chinois provoquent de tels déséquilibres systémiques au sein du système libéral d’économie de marché que les États-Unis ont décidé de s’affranchir de certaines règles multilatérales au nom de la sécurité nationale. À leur tour, ils adoptent des mesures coercitives et une stratégie industrielle aux caractéristiques chinoises qui s’appuie sur des subventions massives et des clauses de contenu local. Les annonces agressives se multiplient du côté de Washington et de Pékin. La course au leadership technologique s’accélère en même temps qu’une réorganisation de la mondialisation qui peut aussi bien conduire à la coexistence de blocs rivaux qu’à une escalade de mesures de rétorsion et une fragmentation des chaînes de valeur mondiales.

 

Outre les aides d’État et son régime communiste qui promet la croissance, la République Populaire de Chine a, au tournant du millénaire, mis l’accent sur sa politique expansionniste qui incitait ses entreprises à investir à l’étranger. Mieux connue en anglais en tant que Go Out Policy (ou Going Global Policy), elle a permis à des nombreux acteurs chinois d’acquérir des sociétés internationales, notamment européennes, et ce très activement avec la crise de la dette européenne à la fin des années 2000 (possibilité pour la Chine de racheter la dette sous forme d’obligations et de participer à des projets d’infrastructures). Dès lors, de l’autre côté de nos frontières, la gourmande Chine en plein essor a pris des participations dans des infrastructures clés telles que l’entreprise d’énergie portugaise Energias de Portugal EDP (21% détenus par Three Gorges, 2011), l’aéroport de Heathrow à Londres (10%, 2012), le port du Pirée à Athènes (rachat par Cosco, 2016), etc. En outre, les exemples d’acquisition de fleurons européens par des groupes chinois sont légion: le constructeur automobile suédois Volvo (Zhejiang Geely, 2010), le fabricant de pneus italiens Pirelli (ChemChina, 2015), l’entreprise de robots industriels allemande Kuka (Mideas, 2015), etc.

 

Ces participations et main-mises sur des entreprises sont des exemples concrets de la volonté tentaculaire de la Chine à s’étendre dans des secteurs qui contribuent à son propre développement. La pays chérit également des secteurs tels que l’intelligence artificielle (IA), les télécommunications 5G, l’informatique quantique, l’agriculture, les transports, etc. où elle investit massivement aussi bien à l’interne qu’à l’externe, directement ou indirectement (p.ex. Huawei et le réseau 5G en Allemagne). En parallèle, les États-Unis renforcent leur capacités en aérospatiale, défense, semi-conducteurs ou encore des techniques de fabrication de pointe pour n’en citer que quelques uns. En outre, la robotique, la biotech et bien d’autres sont des domaines d’importance nationale pour maintenir une dominance à l’échelle du globe. America First ou Make China Great Again: des slogans qui justifient le contournement des règles du libéralisme économique afin de renforcer leurs capacités d’innovation, de production, d’approvisionnement, etc. qui répondent aux enjeux nationaux.

 

“Les bénéfices que tirent les États-Unis de cette intégration économique avec la Chine s’arrêtent là où leur leadership économique mondial est remis en cause par le rapide essor économique de la Chine.”

 

Dans ce contexte géopolitique tendu aux budgets pharaoniques, comment la Suisse se positionne-t-elle?

 

Le Temps relayait déjà la question en 2018 lors de la publication de chiffres relatifs aux investissements chinois en Europe: faut-il y voir une apologie libéralisme, garanti par le maintien d’emplois et d’investissements, ou au contraire y déceler une menace pour nos intérêts stratégiques (transfert de savoir-faire, accès privilégié à des technologies, contrôle d’entreprises, sécurisation de chaînes d’approvisionnement, etc.)? L’annonce du rachat en 2016 de Syngenta par le groupe chinois ChemChina pour 42 milliards de francs n’a pas laissé pas de doutes quant à la volonté de l’Empire du Milieu de garantir son accès à un portefeuille de produits chimiques de premier ordre et de semences protégées par des brevets pour améliorer la production agricole nationale. Un an auparavant, Swissport était cédée au groupe HNA pour renforcer ses activités dans le secteur aérien en forte expansion au niveau national (2.73 milliards de francs). Pour sécuriser des approvisionnements en énergie, on peut encore citer les cas d’Addax (7.24 milliards de dollars par Sinopec en 2009) et de WinGD (CSSC en 2016).

 

Les Etats-Unis ne sont pas en reste au niveau des acquisitions, notamment en ce qui concerne les start-ups helvètes. En 2022, selon le Swiss VC report, 22 jeunes pousses ont été acquises par des entreprises américaines, soit presque un tiers de toutes les ventes de sociétés (type start-ups). Deloitte rapporte également qu’en 2022, le nombre d’acquisitions réalisées par des entreprises étrangères est resté plus ou moins inchangé à un niveau élevé de 58% (98 sur 169), et que pas moins de 65% des acquéreurs de PME suisses étaient des entreprises européennes, les autres venant principalement des États-Unis (23%).

 

Exclue du programme de recherche européen Horizon2020 (plus de 95 milliards d’euros pour la période 2021-2027) suite à sa décision unilatérale d’arrêter les négociations sur l’accord cadre avec l’Union Européenne en 2021, la Suisse tente de se maintenir aux premières places auxquelles elle est habituée dans des classements d’innovation, de compétitivité, de R&D, etc. S’étant forgée vers et par l’extérieur, la Suisse isolée semble continuer dans une voie où elle subit plus qu’elle ne définit sa propre destinée. Trop petite et prônant un dialogue qui n’est plus vue comme une réponse appropriée à des guerres en tout genre, elle joue maladroitement des coudes mais cela ne l’empêche pas d’avoir les pattes engluées, voire piétinées par des ogres qui contrôlent l’ordre mondial, sans parler des ressources (p.ex. gaz, pétrole, terres rares).

 

Le multilatéralisme et le libre-échange ont du plomb dans l’aile, victimes d’une modulation des règles en fonction des intérêts des géants de ce monde. La concurrence devient de moins en moins équitable en considérant d’une part les aides d’états et d’autre par les restrictions aux exportations qui obéissent toutes deux à des considérations géopolitiques. Le drapeau du parti communiste chinois prend un sens bien métaphorique: la faucille prélève les avancées technologiques pour mieux frapper avec le marteau dans la foulée? L’enclume nord américaine met décidément la Suisse à rude épreuve… Au nom de l’ordre mondial et des sécurités nationales, suivez les guides!

 

L’esprit d’innovation des immigrés

Malgré ce que l’on peut dire, les Etats-Unis ont été et demeurent, dans une certaine mesure, une terre d’accueil pour de nombreux immigrés. Dans le monde de l’entrepreneuriat, l’ONG New America Economy estime à 3.2 millions le nombre d’entrepreneurs immigrés en 2019 et Forbes souligne que 55% des licornes du pays comptent un immigré parmi leurs fondateurs.

 

Quelles sont les raisons sous-jacentes à cette motivation entrepreneuriale? Le co-fondateur de Moderna, Noubar Afeyan, donne sa perspective fort intéressante sur la question dans une vidéo qui n’a pas pris une ride.

 

Tout d’abord, pour faire simple, “un immigré quitte volontairement – ou de force – sa zone de confort, le statu quo, ce à quoi il est habitué, et se retrouve dans un endroit qui est se situe l’opposé”. Découlent des sentiments d’inconfort relatif car peu familiarisés avec ce qui les entourent. Par ailleurs, “ils ne ressentent aucunement le fait que les choses leur sont dues.” Loin d’être un désavantage, Afeyan le voit comme une aubaine car “si vous êtes d’ici, vous avez l’impression que la société vous doit quelque chose alors que les immigrés n’ont pas l’impression que la société leur doit beaucoup.” Selon lui, ce sentiment leur confère une motivation accrue à faire quelque chose de et dans cet environnement nouveau (i.e. trouver un moyen de réussir en étant alertes).

 

Pour la formule, Afeyan assimile l’innovation à de “l’immigration intellectuelle: vous laissez derrière vous ce à quoi vous croyiez et vous vous rendez dans un environnement peu familier où les gens se moquent de vous. […] Si vous vous habituez à cela, vous avez un sens aigu du fait qu’il faut que vous fassiez les choses par vous-mêmes.”

 

Il poursuit en caractérisant leur état d’esprit comme celui d’un optimiste parano: “les immigrés ont tendance à être optimistes, sinon ils n’auraient pas l’énergie nécessaire pour s’adapter à leur nouvel environnement dans lequel ils se trouvent.” S’ils n’étaient pas naturellement enclin à entrevoir une issue positive à leur aventure, ils seraient contraints de repartir ou seraient candidats à la dépression. Il renchérit sur le fait d’être très sceptiques de toute chose. “Si vous n’êtes pas optimiste, vous ne prendrez pas les mesures irrationnelles que que les startups prennent pour survivre; si vous n’êtes pas paranoïaques, vous en prendrez trop.”

 

Il continue son exposé par une considération intéressante pour positionner son idée entrepreneuriale: “rendre possible le déraisonnable.”  En effet, si un vrai projet innovant n’ambitionne pas d’être déraisonnable de prime abord, cela ne vaut alors peut-être pas la peine de s’y investir. Le rendre raisonnable ne le rendra pas plus productif ni plus attrayant aux yeux de personnes ayant accès à des ressources financières (sinon elles le feraient elles-mêmes). Toutefois, il faut jouer sur les deux tableaux de manière concertée: avoir un pied dans chaque camp et combler l’écart par petits pas incrémentaux et raisonnables.

 

Mettant de côté le débat politique, une conviction s’impose: considérer les immigrés comme une chance, une opportunité afin d’avancer et d’entreprendre.

 

 

Prenez cet argent vous dis-je!

Si l’argent est le nerf de la guerre, il l’est tout autant dans l’innovation: pas de fonds, pas de recherche; pas de recherche, pas d’avancées; pas d’avancées, pas de découvertes. Dans le monde de l’entrepreneuriat, qui s’attèle à développer une entreprise et un modèle d’affaire autour d’une innovation, on assiste – ô manne bienvenue – à une ruée des financements vers les entreprises. L’argent afflue de tous les côtés, les entrées en bourse se multiplient (même sans que les sociétés démontrent une quelconque profitabilité), les valorisations explosent, les investisseurs se pressent au portillon des start-ups.

 

Un comble direz-vous? Une opportunité que bon nombre d’entrepreneurs ont saisi sans forcément créer de la valeur à proprement parler. C’est un jeu à qui mieux mieux, à qui voudra écouter une (belle) histoire et dépenser plus que les précédents et bien vouloir débourser de l’argent sonnant et trébuchant pour des parts (des miettes?) d’une entreprise que les fondateurs et managers voudront bien leur allouer.

 

Dans un système économique où la croissance est LA métrique de succès prônée, les investissements qui multiplient leurs valeur sont perçus comme une réussite. Par voie de conséquence, ceux ou celles qui les initiés sont auréolés d’une intelligence commerciale, d’une prescience digne de respect de la part des acteurs du marché (et pas que). Compte tenu des tendances actuelles qui confirment ces rendements parfois stratosphériques, un curieux sens de l’optimisme prévaut jusqu’à flirter avec un sentiment de risque fortement diminué. Bizarre, non? vu que les statistiques indiquent qu’une infime proportion de start-ups survivra et sera profitable sur le long terme.

 

Selon Pitchbook, rien que sur les neuf premiers mois de l’année en cours, les investisseurs, les fondateurs et les employés ont reçu 582 milliards de dollars en valeur liquide de la vente de participations dans des entreprises états-uniennes financées par des fonds de capital-risque (venture capital VC en anglais), soit plus du double du record de 2020. En termes macro-économiques, cela équivaut presque à un produit intérieur brut annuel d’un pays comme la Pologne – et les trois derniers mois de 2021 restent encore à être comptabilisés! De quoi donner le tournis.

 

Si on assume un nombre donné de start-ups et que de plus en plus d’argent est sur la table, on comprend vite que le jeu tourne à qui arrivera à placer son argent dans n’importe quelle quelque start-up. Et qui dit investisseurs avides de placer leur argent dit compétition: compétition pour placer l’argent. Ô comble! Un partenaire de la société d’investissement early stage Two Sigma Ventures résume: “Les gens doivent prendre des décisions plus rapidement. Ils doivent faire moins d’efforts. Ils doivent payer plus.” Et si la dynamique de l’offre et de la demande est inversée, alors les entrepreneurs (qui se retrouvent du côté de l’offre) font grimper les valorisations qui ne répondent plus à des logiques très rationnelles.

 

En restant privées (en comparaison avec entrées en bourse), les entreprises profitent de la situation en levant des montants très (trop?) importants sans avoir à s’embarrasser des procédures administratives pour être mises sur un marché, dévoiler leur comptabilité, gérer des actionnaires, faire face à des pratiques financière de marché (p.ex. short sell), etc. De plus, des dispositions légales propices aux jeunes pousses aux Etats-Unis (notamment la loi “Faire décoller nos entreprises” – Jumpstart our Business Startups en anglais – votée sous Obama en 2012) favorise cette situation, à savoir rester en main privées. Le commissaire de la SEC, l’organisme fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers, l’indique lui-même: “En raison de l’ampleur des capitaux disponibles, de l’assouplissement des restrictions légales et des possibilités accrues de retrait pour les fondateurs et les premiers investisseurs, les entreprises peuvent rester sur les marchés privés presque indéfiniment.”

 

De plus, les entreprises privées sont aux commandes en ce qui concerne la communication et ce qu’elles disent au public. A ce titre, vous pouvez “cacher la merde aux chats” comme diront les plus cyniques; plus posément, on dira que l’histoire sera enjolivée et que que l’écran de fumée sera plus au moins opaque. Vous vous souvenez de la débâcle de Theranos? de la descente aux enfers de WeWork géré par le sulfureux Adam Neumann? Tant d’autres en plus de ces deux exemples étaient des entreprises privées qui échappaient au reality check des actionnaires, du marché et des autorités en continuant à “laver son linge sale en famille”.

 

Un cycle se met en place: ces entreprises grossissent grâce à l’augmentation du capital-risque, et plus de capital-risque est injecté dans les entreprises afin d’y entrer suffisamment tôt pour en récolter les fruits. Pourquoi cet engouement? Car les entrées en bourse dissipe souvent le brouillard et les retours sur investissement sont moindres. A nouveau, l’offre et la demande biaisent le tout et on se retrouve dans un marché où “les investisseurs sont des preneurs de prix [price takers], plutôt que des faiseurs de prix [price makers]” selon Rotman, fondateur de QED Investors. Les valorisations ne sont plus en lien avec la réalité des finances de l’entreprises. On donne de l’argent sonnant et trébuchant à des ruses financières ou à de l’innovation à proprement parler?

 

Dès lors, une danse qui s’assimile à du speed dating se met en place: la forme (quantité) prend le dessus sur le fond (qualité) et les investisseurs n’ont que peu de temps pour prendre une décision, d’où un sentiment de FOMO (la peur de passer à côté d’une opportunité – Fear Of Missing Out en anglais).

 

J’ai une belle histoire à vous raconter, on prend un café via Meet et je vous envoie mon IBAN?

 

 

Source: The Great Competition to Give Away Money, VICE (article)