L’esprit d’innovation des immigrés

Malgré ce que l’on peut dire, les Etats-Unis ont été et demeurent, dans une certaine mesure, une terre d’accueil pour de nombreux immigrés. Dans le monde de l’entrepreneuriat, l’ONG New America Economy estime à 3.2 millions le nombre d’entrepreneurs immigrés en 2019 et Forbes souligne que 55% des licornes du pays comptent un immigré parmi leurs fondateurs.

 

Quelles sont les raisons sous-jacentes à cette motivation entrepreneuriale? Le co-fondateur de Moderna, Noubar Afeyan, donne sa perspective fort intéressante sur la question dans une vidéo qui n’a pas pris une ride.

 

Tout d’abord, pour faire simple, “un immigré quitte volontairement – ou de force – sa zone de confort, le statu quo, ce à quoi il est habitué, et se retrouve dans un endroit qui est se situe l’opposé”. Découlent des sentiments d’inconfort relatif car peu familiarisés avec ce qui les entourent. Par ailleurs, “ils ne ressentent aucunement le fait que les choses leur sont dues.” Loin d’être un désavantage, Afeyan le voit comme une aubaine car “si vous êtes d’ici, vous avez l’impression que la société vous doit quelque chose alors que les immigrés n’ont pas l’impression que la société leur doit beaucoup.” Selon lui, ce sentiment leur confère une motivation accrue à faire quelque chose de et dans cet environnement nouveau (i.e. trouver un moyen de réussir en étant alertes).

 

Pour la formule, Afeyan assimile l’innovation à de “l’immigration intellectuelle: vous laissez derrière vous ce à quoi vous croyiez et vous vous rendez dans un environnement peu familier où les gens se moquent de vous. […] Si vous vous habituez à cela, vous avez un sens aigu du fait qu’il faut que vous fassiez les choses par vous-mêmes.”

 

Il poursuit en caractérisant leur état d’esprit comme celui d’un optimiste parano: “les immigrés ont tendance à être optimistes, sinon ils n’auraient pas l’énergie nécessaire pour s’adapter à leur nouvel environnement dans lequel ils se trouvent.” S’ils n’étaient pas naturellement enclin à entrevoir une issue positive à leur aventure, ils seraient contraints de repartir ou seraient candidats à la dépression. Il renchérit sur le fait d’être très sceptiques de toute chose. “Si vous n’êtes pas optimiste, vous ne prendrez pas les mesures irrationnelles que que les startups prennent pour survivre; si vous n’êtes pas paranoïaques, vous en prendrez trop.”

 

Il continue son exposé par une considération intéressante pour positionner son idée entrepreneuriale: “rendre possible le déraisonnable.”  En effet, si un vrai projet innovant n’ambitionne pas d’être déraisonnable de prime abord, cela ne vaut alors peut-être pas la peine de s’y investir. Le rendre raisonnable ne le rendra pas plus productif ni plus attrayant aux yeux de personnes ayant accès à des ressources financières (sinon elles le feraient elles-mêmes). Toutefois, il faut jouer sur les deux tableaux de manière concertée: avoir un pied dans chaque camp et combler l’écart par petits pas incrémentaux et raisonnables.

 

Mettant de côté le débat politique, une conviction s’impose: considérer les immigrés comme une chance, une opportunité afin d’avancer et d’entreprendre.

 

 

Spray and Pray: 2021, l’année des investissements records

L’an dernier, Noël aurait décidément été un peu tous les jours pour les start-ups: 621 milliards de dollars d’investissement de capital-risque, plus que le produit intérieur brut de Taïwan et moins que celui de la Suisse. A titre de comparaison, ce montant correspond à plus du double de celui de 2020 (294 milliards de dollars).

 

Une augmentation de 111% par rapport à 2020!

 

Autre métrique phénoménale, le nombre de licornes, ces entreprises dont la valorisation dépasse le milliard de dollars. Celui-ci a atteint 959 en 2021 au niveau global, soit une hausse de 69% par rapport à 2020. 517 licornes ont vu le jour l’an dernier, et ceci n’est pas un mythe. En moyenne, cela représente plus de deux licornes et demie par jour (ouvré).

 

La croissance décolle en “canne de hockey” depuis la fin 2020

 

Dans une perspective, les Etats-Unis se taillent une fois encore la part du lion avec 311 milliards de dollars levés, soit la moitié du total mondial et le double par rapport à 2021 (+106%). Le pays a également enregistré un record en termes de transactions annuelles (12’281). Il est à noter que les investissements en phase de démarrage des entreprises représentent 55% du total, ce qui augure d’un marché dynamique pour 2022 (car des tours de financement subséquents interviendront sûrement).

 

Pour compléter ce tour d’horizon:

  • 1,556: le nombre de “méga” tours de plus de 100 millions de dollars a franchi la barre des mille pour la première première fois en 2021, pulvérisant le le record de l’année précédente (630, +147%). Bien qu’ils ne représentent qu’environ 5% des transactions mondiales, ils constituent 59% du total des financements. La féroce concurrence entre les sociétés de capital-risque (VC & PE) et les autres investisseurs fait grimper le montant des tours de financement.

 

  • 36% est la part de marché de la région asiatique, ce qui en fait la région #1 en termes de transactions. Avec 12’485 d’entre elles, l’Asie dépasse les États-Unis pour la première fois en sept ans d’affilée. Les accords conclus avec des start-ups basées en Chine représentent plus de la moitié du total de l’Asie. Le continent a également connu une année record en matière de financement avec 176 milliards de dollars, soit une croissance de 89 % par rapport à l’année précédente.

 

  • 10’792 fusions et acquisitions globales, soit 58% de croissance (la barre des dix mille est franchie pour la première fois, +58%).

 

  • 1 dollar sur 5 est investi dans le domaine de la fintech. Une licorne sur quatre est active dans ce secteur. +169% de croissance par rapport à 2020. Boom.

 

  • Tiger Global Management remporte la palme du premier investisseur mondial avec 328 entreprises soutenues, soit bien plus d’une entreprise par jour ouvré. Sur les dix premiers investisseurs en termes de nombre d’investissements réalisés, cinq sont états-uniens, trois chinois, un japonais et un allemand.

 

  • La Silicon Valley, y compris San Francisco, est toujours de loin la capitale technologique des États-Unis. Les start-ups y ont levé 105 milliards de dollars (+102% comparé à 2020). On repense cependant à l’exode massif des employés de la région pendant la pandémie.

 

2021 aura donné le tournis aussi bien aux entrepreneurs qu’aux investisseurs. Serions-nous dans une bulle? Difficile de dire. Toutefois, une fois n’est pas coutume, Christian Constantin nous éclaire de sa sagesse: “Seul l’avenir nous dira ce que le futur nous réserve.” Spray and pray, wait and see.

 

Source: CB Insights “State of State Of Venture 2021 Report”

 

Start-ups et fonds de pension: les fiançailles

Annonce quelque peu feutrée avant-hier sur le site de l’Office fédéral des assurances sociales: “À l’avenir, les caisses de pension pourront investir plus facilement dans des technologies innovantes et porteuses d’avenir en Suisse.” Une relecture s’impose pour dégager un trio attendu depuis fort longtemps dans le monde de l’entrepreneuriat helvétique: fonds de pension, investissement, start-ups. Allléluia!

 

Leaders mondiaux en terms d’investissements dans l’innovation, les Etats-Unis ont depuis longtemps facilité cette possibilité d’investissement “alternatif” pour leurs fonds de pension, avec des chiffres stratosphériques pour 2021. Alors que le Royaume-Uni n’a pas encore les coudées franches avec cette manne financière nationale, l’Inde a emboîté le pas à la Suisse en annonçant en mars dernier que les fonds de retraite privés seraient autorisés à investir jusqu’à 5% de leur excédent investissable dans notamment des fonds de capital-risque (VC en anglais). La Suède a déjà mis en place un tel système depuis de longues années déjà et Spotify est un exemple des société non cotées qui a pu bénéficier de l’argent de fonds de pension. Au même titre que l’Autriche, l’Allemagne est également plus frileuse, signe de scepticisme quant au retour sur investissement de tels placements.

 

On le sait, la Suisse manque de fonds pour investir dans ses jeunes pousses et la provenance des importants tours de financement est traditionnellement étrangères (p.ex. Etats-Unis). Cette nouvelle disposition légale pourra renforcer le pays en étoffant ses capacités d’investissement nationales. A partir de 1er janvier prochain, une catégorie distincte pourra être créée dans le catalogue des placements autorisés pour les caisses de pension, avec une limite fixée à 5 % de la fortune de placement.

 

Comme le souligne le Ministère des Finances indien: “Dans un environnement à faible rendement, les investisseurs institutionnels mondiaux courent après la croissance afin de répondre à leurs repères de rendement interne et les startups indiennes sont apparues comme un fort moteur de croissance.” Il semblerait que les politiciens suisses voient la chose de la même manière. La notion de risque évoluerait-elle donc positivement dans notre pays?

 

Prenez cet argent vous dis-je!

Si l’argent est le nerf de la guerre, il l’est tout autant dans l’innovation: pas de fonds, pas de recherche; pas de recherche, pas d’avancées; pas d’avancées, pas de découvertes. Dans le monde de l’entrepreneuriat, qui s’attèle à développer une entreprise et un modèle d’affaire autour d’une innovation, on assiste – ô manne bienvenue – à une ruée des financements vers les entreprises. L’argent afflue de tous les côtés, les entrées en bourse se multiplient (même sans que les sociétés démontrent une quelconque profitabilité), les valorisations explosent, les investisseurs se pressent au portillon des start-ups.

 

Un comble direz-vous? Une opportunité que bon nombre d’entrepreneurs ont saisi sans forcément créer de la valeur à proprement parler. C’est un jeu à qui mieux mieux, à qui voudra écouter une (belle) histoire et dépenser plus que les précédents et bien vouloir débourser de l’argent sonnant et trébuchant pour des parts (des miettes?) d’une entreprise que les fondateurs et managers voudront bien leur allouer.

 

Dans un système économique où la croissance est LA métrique de succès prônée, les investissements qui multiplient leurs valeur sont perçus comme une réussite. Par voie de conséquence, ceux ou celles qui les initiés sont auréolés d’une intelligence commerciale, d’une prescience digne de respect de la part des acteurs du marché (et pas que). Compte tenu des tendances actuelles qui confirment ces rendements parfois stratosphériques, un curieux sens de l’optimisme prévaut jusqu’à flirter avec un sentiment de risque fortement diminué. Bizarre, non? vu que les statistiques indiquent qu’une infime proportion de start-ups survivra et sera profitable sur le long terme.

 

Selon Pitchbook, rien que sur les neuf premiers mois de l’année en cours, les investisseurs, les fondateurs et les employés ont reçu 582 milliards de dollars en valeur liquide de la vente de participations dans des entreprises états-uniennes financées par des fonds de capital-risque (venture capital VC en anglais), soit plus du double du record de 2020. En termes macro-économiques, cela équivaut presque à un produit intérieur brut annuel d’un pays comme la Pologne – et les trois derniers mois de 2021 restent encore à être comptabilisés! De quoi donner le tournis.

 

Si on assume un nombre donné de start-ups et que de plus en plus d’argent est sur la table, on comprend vite que le jeu tourne à qui arrivera à placer son argent dans n’importe quelle quelque start-up. Et qui dit investisseurs avides de placer leur argent dit compétition: compétition pour placer l’argent. Ô comble! Un partenaire de la société d’investissement early stage Two Sigma Ventures résume: “Les gens doivent prendre des décisions plus rapidement. Ils doivent faire moins d’efforts. Ils doivent payer plus.” Et si la dynamique de l’offre et de la demande est inversée, alors les entrepreneurs (qui se retrouvent du côté de l’offre) font grimper les valorisations qui ne répondent plus à des logiques très rationnelles.

 

En restant privées (en comparaison avec entrées en bourse), les entreprises profitent de la situation en levant des montants très (trop?) importants sans avoir à s’embarrasser des procédures administratives pour être mises sur un marché, dévoiler leur comptabilité, gérer des actionnaires, faire face à des pratiques financière de marché (p.ex. short sell), etc. De plus, des dispositions légales propices aux jeunes pousses aux Etats-Unis (notamment la loi “Faire décoller nos entreprises” – Jumpstart our Business Startups en anglais – votée sous Obama en 2012) favorise cette situation, à savoir rester en main privées. Le commissaire de la SEC, l’organisme fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers, l’indique lui-même: “En raison de l’ampleur des capitaux disponibles, de l’assouplissement des restrictions légales et des possibilités accrues de retrait pour les fondateurs et les premiers investisseurs, les entreprises peuvent rester sur les marchés privés presque indéfiniment.”

 

De plus, les entreprises privées sont aux commandes en ce qui concerne la communication et ce qu’elles disent au public. A ce titre, vous pouvez “cacher la merde aux chats” comme diront les plus cyniques; plus posément, on dira que l’histoire sera enjolivée et que que l’écran de fumée sera plus au moins opaque. Vous vous souvenez de la débâcle de Theranos? de la descente aux enfers de WeWork géré par le sulfureux Adam Neumann? Tant d’autres en plus de ces deux exemples étaient des entreprises privées qui échappaient au reality check des actionnaires, du marché et des autorités en continuant à “laver son linge sale en famille”.

 

Un cycle se met en place: ces entreprises grossissent grâce à l’augmentation du capital-risque, et plus de capital-risque est injecté dans les entreprises afin d’y entrer suffisamment tôt pour en récolter les fruits. Pourquoi cet engouement? Car les entrées en bourse dissipe souvent le brouillard et les retours sur investissement sont moindres. A nouveau, l’offre et la demande biaisent le tout et on se retrouve dans un marché où “les investisseurs sont des preneurs de prix [price takers], plutôt que des faiseurs de prix [price makers]” selon Rotman, fondateur de QED Investors. Les valorisations ne sont plus en lien avec la réalité des finances de l’entreprises. On donne de l’argent sonnant et trébuchant à des ruses financières ou à de l’innovation à proprement parler?

 

Dès lors, une danse qui s’assimile à du speed dating se met en place: la forme (quantité) prend le dessus sur le fond (qualité) et les investisseurs n’ont que peu de temps pour prendre une décision, d’où un sentiment de FOMO (la peur de passer à côté d’une opportunité – Fear Of Missing Out en anglais).

 

J’ai une belle histoire à vous raconter, on prend un café via Meet et je vous envoie mon IBAN?

 

 

Source: The Great Competition to Give Away Money, VICE (article)