Un nouveau modèle d’affaire doit s’imposer – ou s’imposera

Selon l’encyclopédie participative Wikipedia, la croissance économique est “un processus fondamental des économies contemporaines, reposant sur le développement des facteurs de production, lié notamment à la révolution industrielle, à l’accès à de nouvelles ressources minérales (mines profondes) et énergétiques (charbon, pétrole, gaz, énergie nucléaire, etc.) ainsi qu’au progrès technique”. Ce concept est tellement ancré dans nos sociétés modernes qu’il est même considéré comme un des objectifs premiers – on pourrait même dire que c’est un principe fondateur – de l’Union Européenne. Soulignons ici la dépendance aux énergies fossiles et aux minerais.

 

“Quand on regarde ce qu’est le système économique vu sous un angle physique, ce sont des flux de transformations qu’on peut compter en euros et en énergie.”

 

Dans un récent entretien avec des étudiants de HEC Paris, l’ingénieur Jean-Marc Jancovici aborde des thèmes qui s’imposeront d’eux-mêmes dans un monde aux limites physiques claires. Que ceux qui prétendent à des ressources infinies passent leur chemin, il n’est pas nécessaire de rappeler que la Terre est une sphère, et donc que sa finitude est avérée, n’en déplaise aux platistes.

 

“La façon de penser l’avenir économique va devoir passer de la performance à la résilience. Jusqu’à maintenant on s’est doté d’une boîte à outils pour être capable d’optimiser très finement des trajectoires d’entreprises dans un contexte où tous les paramètres – plus de ressources, pas de problème d’environnement, plus de compétences, plus de tout, plus de marché, plus de clients – on va devoir apprendre à piloter les organisations économiques dans un monde dans lequel il y aura des soubresauts et où l’importance ça sera de rester vivant après les soubresauts.”

 

Le constat clairement posé, il ne sert à rien de faire l’autruche et il devient impératif de se pencher sur des questions qui requièrent une refonte de la manière dont l’économie fonctionne, une économie consciente des limites physiques que ce globe nous impose, comme il est, “petit et blue dans ce silence éternel où [il] flotte.

 

Le think tank Shift Project publiait en début d’année un rapport intitulé “Décarboner l’industrie [française] sans la saborder” qui vise à donner une feuille de route pour le président de l’Hexagone tout en imposant une réduction annuelle de 5% des émissions de CO2. Comme il le souligne, cela ne nous sortira pas “le cul des ronces” étant donné la situation actuelle, les dommages déjà occasionnés et la trajectoire prise jusqu’à présent. Toutefois, il est en ligne avec une limitation du réchauffement à 2 degrés, bien que cette élévation de température entraîne une perte massive des coraux ou encore la disparition à grande échelle de forêts, pour ne citer que ces deux événements déplorables. Pour faire simple: on commence par la physique et on regarde comment insérer une logique économique dans ce cadre. Dis autrement, on vérifie qu’on reste sous une limite d’émissions et on considère après si on peut faire de l’argent.

 

“De toute façon, chez nous, la décarbonation c’est comme au patinage artistique, ça fait partie des figures imposées.”

 

La diminution géologique des gisements de pétrole, gaz et charbon au niveau mondial est une donnée de base qui n’est actuellement pas ou peu prise en compte. On continue d’assister à des absurdités mondiales telles que l’attribution des jeux asiatiques d’hiver 2029 à l’Arabie Saoudite, une expansion du métavers (est-ce bien judicieux de bourse délier pour acquérir des objets virtuels?), un bond record du nombre de superyachts commandés en 2021 ou encore des plans pour aller faire de l’agriculture sur la Lune? Toute cette consommation, et même sa planification, résonne comme une ineptie.

 

Dans l’interview est aussi abordée la question de la réponse politique à adopter. Dans les démocraties, la pesée des intérêts et la vitesse des avancées sont lentes, quoique préservant au mieux les libertés individuelles. Seulement voilà, la décroissance énergétique subie, parfaitement explicable par la physique (offre) et la mégalomanie énergivore humaine (demande) poussent nos sociétés vers une contraction économique. Cette impasse traditionnelle conduit à des poussées de populisme qui se galvanisent de chocs pour fédérer des soutiens et engranger des votes grâce à des slogans simplifiés qui portent.

 

“Les démocraties sont des régimes un peu myopes et donc on va malheureusement devoir attendre que la situation soit vraiment critique pour que l’on commence à voir émerger quelque chose qui soit des grandes manœuvres.”

 

Plusieurs sujets sont aussi évoqués et des pistes esquissées, notamment au sujet de la formation dans la construction, de covenants bancaires lors de prêts (disposition par laquelle la dette redevient immédiatement exigible si jamais l’entreprise ne respecte plus une disposition écologique contractuelle), de comportements humains face aux crises, la taxe carbone, le devoir d’exemplarité des dirigeants politiques, la planification (et l’action nécessaire qui en découle), l’éco-anxiété (être dans l’action!), le pouvoir de la base de l’électorat, des considérations sur les entreprises où le potentiel de changement est grand (aller dans des grandes entreprises et l’on sera “capturé”).

 

“Il faut vous donner des actions dont le résultat est observable à votre échelle et qui vous permettent de créer un collectif à votre échelle parce que demain matin c’est ça qu’il y aura de l’importance pour vous.”

 

Pour rappel, en 1972 déjà, le Club de Rome publiait un rapport publié sous le nom “Limits to Growth”. Le rapport discute de la possibilité de croissances économique et démographique exponentielles avec des ressources limitées, étudiée par simulation informatique. L’étude a utilisé un modèle pour simuler les conséquences des interactions entre les systèmes terrestres et humains. Le rapport conclut que, sans changements substantiels dans la consommation des ressources, “le résultat le plus probable sera un déclin plutôt soudain et incontrôlable de la population et de la capacité industrielle”. Des années plus tard, aucun changement substantiel n’a été observé par rapport à ces conclusions.

 

Quarante ans après sa publication, soit en 2012, un des auteurs de l’étude écrivit: “La question de savoir si la croissance économique sans impact physique croissant est réalisable reste ouverte. C’est possible en principe, mais cela n’a pas encore été observé dans la pratique. L’ouvrage “Limits to Growth” n’a pas cherché à résoudre cette question, et les auteurs étaient partagés quant à la possibilité de réaliser un découplage total. Ils s’accordent toutefois sur le fait que la société mondiale doit réduire son empreinte écologique par unité de consommation et, surtout, commencer à le faire à temps pour éviter un dépassement global. Ils s’accordent également à dire que la tâche serait grandement simplifiée si la société humaine abandonnait sa fascination pour la croissance.”

 

Abandon. Fascination. Croissance. Des termes qui nous laissent parfois béats, songeurs ou démunis. Dans le mode de l’action, l’innovation et le changement de modes opératoires sont de mise. D’ici-là, remettons les objectifs climatiques à 2050, il paraît que c’est à la mode…

 

Immobilier, énergie et administration

Le voici le voilà: le troisième volet et dernier rapport (6ème) du GIEC est sorti et se penche sur les aspects économiques pour limiter le réchauffement à 1.5°C à la fin du siècle. Un pic d’émissions repoussé de 2020 à 2025 (demain!) avant qu’elles ne redescendent d’ici 2030. “Il faut une synergie de moyens.” comme le commente Prof. Dominique Bourg dans la Matinale. Frugalité et efficacité énergétiques, innovations technologiques, décisions politiques: rien ne sera assez pour tenter d’inverser le cours des choses.

 

Penchons sur un cas très concret qui démontre tout le paradoxe actuel au niveau local dans le domaine du bâtiment. Un ami m’a récemment transmis un courriel pour me faire part de son désarroi par rapport à la situation kafkaïenne que déplore Marc Muller depuis un certain temps, à savoir notamment le manque de cohérence politique, une administration pléthorique et les forces inertielles des énergies fossiles dans notre société.

 

Au niveau national, selon l’Office Fédéral de la Statistique, les énergies fossiles (mazout et gaz) chauffent près de deux bâtiments sur trois. Le nombre de pompes à chaleur augmente fortement depuis 2000 pour équiper aujourd’hui près d’un bâtiment sur cinq. La crise ukrainienne ne fait qu’accélérer une situation qui est amenée à se tendre au vu des perturbations climatiques déjà en vigueur.

 

Dans le cas qui nous intéresse, le propriétaire (dans une PPE de cinq appartements avec jardins) a mandaté un bureau d’étude en systèmes de chauffage et installations (pompes à chaleur, solaires, etc.) afin d’étudier les différentes pistes pour s’affranchir des énergies fossiles. Les résultats sont édifiants:

 

  • Il serait quasi impossible de faire poser des panneaux solaires en toiture, étant donné que le bâtiment est classé.” Alors que Bâle-Ville passait une loi contraignante l’an dernier (imposer l’installation de panneaux solaires sur tous les toits, privés ou publics, nouveaux ou classés), les administrations de la majeure partie des cantons ne semblent pas vouloir bouger d’un iota pour adapter leurs réglementations. On fait donc l’impasse sur la pose des panneaux colorés tels que ceux de Solaxess? Quand mettra-t-on sur l’efficacité énergétique sur un pied d’égalité avec l’intégration dans le paysage (sans même parler d’habitabilité)?  La Confédération a même mis en ligne un outil pour calculer la quantité d’électricité ou de chaleur qu’il est possible de produire sur un toit. A quand une facilitation des procédures pour la pose de panneaux photovoltaïques ou solaires thermiques? La protection du patrimoine doit se faire un bon intelligence et non pas au nom d’un idéal pâlit au vu de l’impératif climatique.

 

  • La pompe à chaleur air-eau déconseillée car “trop bruyante et inesthétique, ce qui ne manquerait pas d’entraîner des plaintes de la part du voisinage.” De plus, “la géothermie serait très compliquée à mettre en place” puisque des forages devraient se faire sur des parcelles privées et que les coûts associés aux travaux extérieurs seraient rédhibitoires. Et malheureusement, le chauffage n’étant pas au sol (basse température), l’efficacité de tels systèmes ne serait pas optimale. Ne considère-t-on donc même pas de trouver des solutions pour bâtiments d’un certain âge qui sont légion en Suisse (à défaut de raser et reconstruire)? Ne capitaliserait-t-on pas également sur des projets prometteurs tels qu’EnergieÔ (géothermie sur la Côte)?

 

  • Il est suggéré de “prévoir un raccordement au gaz, avec une chaudière à condensation. Cependant, ce projet serait plus onéreux, du fait qu’il faudrait raccorder la chaufferie au gaz.” On oublie: énergie fossile. Certains cantons ont déjà banni ce genre d’installations (p.ex. Fribourg, Glaris).

 

  • L’option la moins onéreuse reste le remplacement de la chaudière actuelle par un modèle à mazout avec à condensation, qui permettrait d’effectuer des réglages plus précis et de ce fait de réaliser des économies sur la consommation de mazout.” On oublie: énergie fossile. Rappelons aussi que les cantons de Zurich, Bâle-Ville et Glaris ont banni ce type d’installations via votation populaire (d’autres s’y préparent).

 

De nombreux propriétaires se reconnaîtront le dilemme dans lequel cet ami se retrouve actuellement. Comme toute la population suisse ne pourrait se chauffer au bois, comment procéder? D’autres solutions existent aussi (biogas, hydrogène, raccord à un réseau de récupération de chaleur d’une usine d’incinération, triple vitrage, isolation, etc.), comment les mettre en place de façon incitative et cohérente?

 

“Malheureusement, les solutions envisageables ne permettent pas de sortir de l’énergie fossile avec un budget raisonnable.”

 

La messe est dite. Le Temps publiait un petit manuel de sobriété énergétique dont tout le monde devrait s’inspirer. Attendons, attendons, ça va bien finir par chauffer.

 

Cloud computing: une immatérialité énergivore

En tant qu’institution phare dans le monde académique, le MIT publie régulièrement des articles et livres de références comme par exemple la liste annuelle des 10 technologies révolutionnaires ou le Global Change Outlook. A l’instar de ces publications, sa faculté d’informatique a lancé une série d’études de cas dans le cadre de son initiative sociale et responsabilité éthique en informatique. Un des chercheurs et doctorants, Steven Gonzalez Monserrate, anthropologue de surcroît, s’est penché sur la question de la matérialité du cloud et son lien avec l’impact environnemental de l’informatique et du stockage des données. Etat des lieux de la situation.

 

“À l’ère du machine learning, du minage de crypto-monnaies et de la capacité de stockage de données apparemment infinie permise par le cloud computing, les coûts environnementaux de l’omniprésence de l’informatique dans la vie moderne sont occultés par la complexité même des infrastructures et des chaînes d’approvisionnement impliquées dans les transactions numériques les plus simples.”

 

Techniquement parlant, le “Nuage” (Cloud) fait référence à la mise en commun de ressources informatiques sur un réseau. Dans la culture populaire, le terme englobe l’ensemble des infrastructures qui rendent toute activité en ligne possible. Le nuage du numérique est insaisissable et son fonctionnement reste bien mystérieux pour les homo connectus que nous sommes. Mais tout comme les nuages au-dessus de nos têtes rivées aux écrans, aussi informes ou éthérés qu’ils puissent paraître, le Cloud est bel et bien constitué de matière: ce nuage du numérique est lui aussi implacablement matériel.

 

“Quels que soient vos demandes, désirs ou objectifs, l’internet vous les fournit, et toute la complexité [du contenu, produit ou service, …] est contenue dans des chaînes de bits infiniment complexes.”

 

Câbles sous-marins enserrant le globe, fibres optique, ventilateurs, circuits de refroidissement, antennes, serveurs: la liste des équipements est longue. S’ajoutent à cela les flux matériels d’électricité, d’eau, d’air, de chaleur, de métaux, de minéraux et de terres rares qui sous-tendent nos vies numériques. Ainsi, le nuage n’est pas seulement matériel: c’est aussi un mastodonte somme toute peu écologique. Au fur et à mesure de son expansion, son impact sur l’environnement s’accroît, tout comme sa consommation électrique, estimée à 1% de la production mondiale en 2018, donc encore plus aujourd’hui. Nos existences numériques se baffrent d’électricité et renforcent ainsi le défi de notre génération qui consiste à assurer un approvisionnement énergétique décarboné, rentable et durable.

 

 

La chaleur, voilà le grand ennemi à pourfendre. Elle est le produit résiduel du calcul. Si elle n’est pas maîtrisée, elle devient un obstacle au fonctionnement de la civilisation numérique. La chaleur doit donc être réduite sans relâche afin de maintenir le moteur du numérique en état de marche constant, 24 heures sur 24, chaque jour que les GAFAM nous abreuvent en ligne; la tolérance au temps mort n’est pas de mise. Le refroidissement des circuits (via l’air ou l’eau) est un élément incontournable et absolument nécessaire de n’importe quel centre de données. Le mix énergétique en amont est donc directement à prendre en compte puisque l’électricité générée est plus ou moins “verte” (un centre en Pologne sera donc drastiquement plus mauvais élève qu’un centre similaire en Islande). Une sur-utilisation de l’eau est critique dans certains environnements aux resources d’or bleu limitées. Moins médiatisé mais certainement présente, la pollution sonore, ce fredonnement constant des centres de données auquel les anti-éoliens se rallient car source de désagréments physiques, voire psychiques.

 

“Mes oreilles se dressent au son de la musique du Nuage, une symphonie discordante de messages, d’e-mails, de vidéos de chats et de fausses nouvelles qui fait vibrer mes oreilles.”

 

A coup d’initiatives onéreuses, un mélange de mesures de compensation (crédits carbone) et d’investissements dans le renouvelable (p.ex. installations de panneaux solaires), les GAFAM se sont déjà engagés dans la voie verte (Microsoft et Facebook: neutres en carbone d’ici 2030, Google: compensation de toutes ses émissions jamais produites et tourne aux renouvelables). Mais soyons réalistes, la consommation explose. Les ressources sont infinies, non? Le Shift Project lancé par Jean-Marc Jancovici fait le point: la vidéo en ligne génère 60% des flux de données mondiaux et donc plus de 300 millions de tonnes de CO2 par an, soit 1% des émissions globales (autant que l’Espagne). Le numérique émet aujourd’hui 4% des émissions de gaz à effet de serre et sa consommation d’énergie augmente de 9% par an (chiffres de 2019).

 

 

N’oublions pas de revenir également sur les éléments tangibles de notre Nuage: les ordinateurs, câbles, batteries, ventilateurs d’air conditionné, unités de distribution d’énergie, transformateurs, etc. nécessitent eux aussi des quantités astronomiques de matières premières, de combustibles, de terres rares, de matériaux (et de procédés de raffinage, de transformation, d’assemblage, de manufacture au sens large). L’obsolescence ayant bien été programmée, cette longue liste de choses est continuellement jetée et renouvelée sans forcément être améliorée, triée, recyclée ou encore proprement débarrassée. Des déchets électroniques que Wall-E trierait ad vitam aetnernam

 

“Cette étude de cas illustre le fait que la dynamique écologique dans laquelle nous nous trouvons n’est pas entièrement une conséquence des limites de conception mais [englobe] des pratiques et des choix humains – entre individus, communautés, entreprises et gouvernements – combinés à un manque de volonté et d’imagination pour mettre en place un cloud durable. Le Nuage est à la fois culturel et technologique. Comme tout aspect de la culture, la trajectoire du cloud – et ses impacts écologiques – ne sont pas prédéterminés ou immuables. Comme tout aspect de la culture, ils sont mutables.”

 

Nous ne sommes plus sur un petit nuage. Nous sommes dans le Nuage, matrice mystique que nous avons créée pour répondre à des nouveaux besoins sans cesse croissant. Il se pose désormais paradoxalement comme une menace à notre espèce. Qu’à cela ne tienne, nous nous retrouverons dans le métavers. Ou pas.