Le chiffre d’affaires? C’est “has been”

Dans un récent post sur Linkedin, l’investisseur-entrepreneur Michael Jackson relève : “Nous vivons une époque intéressante : le document S-1 pour l’entrée en bourse de Rivian, évaluée à environ 80 milliards de dollars, ne contient pas de poste [line item en anglais] pour les revenus dans les données financières.”

 

Vous avez bien lu: le constructeur automobile électrique états-unien vise une valorisation boursière initiale de 80 milliards de dollars, soit 4 fois celle de Tesla lors de son entrée en bourse en 2010, sans indiquer quelque chiffre que ce soit quant ses sources de revenus. “Combien nous gagnons? Passez votre tour.” Il est à noter que Rivian a déjà levé plus de 10 milliards de dollars depuis sa création en 2009 et s’affiche comme LE concurrent de l’entreprise d’Elon Musk. On y apprend par contre que les pertes s’élèvent à 1 milliard de dollars pour les six premiers mois de l’année, autant que pour les douze mois de 2020.

 

Tableau récapitulatif des données financières consolidées
Tableau récapitulatif des données financières consolidées

 

En parcourant le document soumis aux autorités de surveillance des marchés financiers, l’entreprise estime l’entièreté du marché potentiel à 9 trilliards de dollars (environ 35 fois les ventes annuelles du group Volkswagen) et le marché potentiel pour les services à 1 trilliard de dollars. Ces derniers sont décrits comme suit: “En complément de nos véhicules grand public, notre gamme de services à valeur ajoutée comprend un financement numérique, une assurance basée sur la télématique, un service automobile proactif (entretien et réparation), des services logiciels et d’adhésion flexibles, des solutions de recharge complètes et un programme de revente de véhicules basé sur les données. Nous nous attendons à ce que ces services génèrent une fidélité à long terme à la marque tout en créant un flux de revenus récurrents pour chaque véhicule tout au long de son cycle de vie.”

 

Plus loin: “Notre portefeuille de services complémentaires est conçu pour offrir une expérience client intuitive et transparente tout au long du cycle de vie de nos véhicules grand public et commerciaux. Notre gamme de services offre la possibilité de générer des revenus récurrents prévisibles à marge élevée et d’augmenter le potentiel de revenu à vie de chaque véhicule.”  Nous voilà rassurés. Remplacez “véhicule” par “produits” et vous aurez votre pitch pour votre présentation de start-up.

 

Une importante partie du dossier passe en revue les différents risques auxquels Rivian fait ou va faire face. L’un d’eux est d’importance puisqu’il traite directement d’une commande passée par Amazon Logistics (un des principaux actionnaires) de 100’000 fourgons électriques en 2019. On ne doutera toutefois pas de la multiplicité des clauses de retrait si les délais n’étaient pas respectés: “Nous prévoyons qu’une partie importante de nos revenus initiaux proviendra d’un client qui est une société affiliée à l’un de nos principaux actionnaires. Si nous ne sommes pas en mesure de maintenir cette relation, ou si ce client achète beaucoup moins de véhicules que ce que nous prévoyons actuellement ou n’en achète pas du tout, notre activité, nos perspectives, notre situation financière, nos résultats d’exploitation et nos flux de trésorerie pourraient être affectés de manière significative et négative.”

 

Alors que dire? Dans un épisode de la série télé Silicon Valley, un acteur résume très bien la tactique qui est dans l’air du temps: “Si vous montrez vos revenus, les gens demanderont “combien ?” et ce ne sera jamais assez. […] Si vous n’avez pas de revenus, vous êtes “pré-revenus”. Vous êtes un pure play potentiel. Il ne s’agit pas de savoir combien vous gagnez mais ce que vous valez. Et qui vaut le plus ? Les entreprises qui perdent de l’argent.” Et qui a besoin de revenus lorsque l’on sait bien gérer son marketing?

 

Qui n'avait pas pensé mettre ses enfants dans le coffre?
Qui n’avait pas pensé mettre ses enfants dans le coffre?

 

Tout est dit. Le traditionnel Return On Investment (ROI, retour sur investissement en français) est bel et bien remplacé par Radio On Internet. Tune in!

 

 

Un, deux, trois, SPAC!

La SPAC, ou Special Purpose Acquisition Company, est une société sans activité opérationnelle dont les titres sont émis sur un marché boursier (IPO) en vue d’une acquisition ou d’une fusion future dans un secteur particulier et avant une échéance déterminée. En d’autres termes, les SPAC sont des sociétés publiques fictives créées pour rendre publiques des entreprises cibles en fusionnant avec elles, ce qui évite à la cible de devoir passer par le processus traditionnel d’introduction en bourse (et de payer 5 ou 6 % de frais).

Les SPAC sont essentiellement l’inverse d’une introduction en bourse traditionnelle: une société s’introduit d’abord en bourse avec l’intention d’acquérir une société privée pour l’intégrer dans sa structure. Ce sont en fait des « coquilles vides » qui s’introduisent en bourse en amont, sans activités commerciales existantes ni résultats à présenter, tout en demandant aux investisseurs une sorte de chèque en blanc.

Il ne se passe pas une semaine sans que l’on ait vent d’une entreprise qui fasse son entrée en bourse via une SPAC. Il est à noter qu’en 2020, les SPAC ont levé plus de fonds lors de leurs introductions en bourse que durant toute la décennie précédente. Rien que l’an dernier, pas moins de 250 SPACs sont entrées en bourse, quatre fois plus que les années précédentes. On assiste en effet à  une SPAC-mania.

Penchons-nous d’abord sur le fonctionnement d’une SPAC comme le présentent Michael Klausner (Université de Stanford), Michael Ohlrogge (NYU) et Emily Ruan (Université de Stanford) qui, en novembre dernier, ont publié A Sober Look at SPACs.

 

Processus classique d’une acquisition via une SPAC

a) Les investisseurs publics achètent des unités composées d’actions et de bons de souscription lors de l’introduction en bourse d’une SPAC; le sponsor reçoit le mêmes type d’unités avec une promotion de 25 % et contribue également en espèces au paiement des frais de fonctionnement de la SPAC en échange d’un plus grand nombre d’unités.
b) Dans un délai de deux ans, la SPAC propose une fusion par laquelle une société privée devient cotée en bourse.
c) Les actions des investisseurs publics (souvent, bien plus des deux tiers du total de la SPAC) sont offertes au rachat.
d) Simultanément à la fusion, le sponsor et/ou des tiers achètent des actions dans le cadre de placements privés (PIPE) pour reconstituer une partie des liquidités que la SPAC a versées pour racheter les actions.
e) La fusion cible est réalisée.
f) Les actionnaires publics restants de la SPAC possèdent une petite partie des capitaux propres de la société issue de la fusion, et
g) le promoteur et les investisseurs privés tiers détiennent également de petites parts du capital de la société.

 

Les auteurs de l’article analysent les 47 SPACs ayant conclu des opérations de fusion entre le 1er janvier 2019 et le 30 juin 2020. Alors Oncle Picsou: le jeu en vaut-il la chandelle?

 

Quelques points sont à considérer:

  • Droit de rachat des investisseurs: l’une des principales caractéristiques de la SPAC est que les investisseurs publics de l’IPO de la SPAC ont le droit de racheter leurs actions avant la fusion cible à un prix de rachat égal au prix qu’ils ont payé plus un rendement; ils conservent également les bons (et les droits). Cet investissement, essentiellement sans risque, a permis d’obtenir un rendement annualisé moyen de 11,6 % pour les investisseurs qui ont racheté leurs actions lors des 47 opérations.
  • Trois causes de dilution: les causes de dilution sont (i) la “promotion” de 25 % par le sponsor, (ii) les frais de souscription de l’introduction en bourse de la SPAC, et (iii) la dilution des actions post-fusion causée par les bons de souscription (et parfois les droits) de la SPAC. Et comme la plupart des investisseurs rachètent leurs actions (au plein prix plus le rendement), l’impact de ces coûts sur la dilution du reste des actions de la SPAC en circulation est arithmétiquement amplifié.
  • Coûts de dilution: Klausner, et al. ont calculé que le coût médian des trois sources de dilution dans les 47 opérations était de 14,1% de la valeur des actions cibles après la fusion – 7,7% provenant de la promotion, 2,3% des frais d’opération et 4% des warrants et droits. Les 6 % pour souscrire à une introduction en bourse traditionnelle ne semblent donc comparativement pas si mauvais…

 

Et là, surprise ! Tous les participants à l’opération ne gagnent pas d’argent.

  • Performance de la SPAC: elle tient en deux mots – pas bonne. Le rendement moyen des actionnaires dans les trois mois suivant la fusion pour les 47 opérations est de 2,9 %. Six et douze mois après la fusion, le rendement moyen des 47 opérations était respectivement de -12,3 % et -34,9 %. Les rendements moyens comparés à l’indice des introductions en bourse sont négatifs sur toutes les périodes. Les performances des SPAC à long terme après la fusion sont également faibles, les rendements moyens des SPAC pour chacune des dix dernières années étant inférieurs de 10 à 75 % à ceux de l’indice Russell 2000 (référence la plus courante pour les fonds communs de placement qui s’identifient comme étant de petite capitalisation).
  • Cause des mauvaises performances: les auteurs ont constaté que la dilution de la SPAC est fortement corrélée aux pertes des actionnaires de la SPAC.
  • Rendement des sponsors: le rendement médian 3 mois après la fusion pour les sponsors des 47 opérations sur leurs liquidités investies est de 202%.
  • Net, Net: les sponsors prennent un certain risque et s’en sortent très bien. Les investisseurs des introductions en bourse réalisent un rendement hors normes sans risque. Et les actionnaires cibles après la fusion (dont le groupe comprend les investisseurs non rachetés) perdent de l’argent.

 

Effet de mode ou leurre, les SPAC ne sont pas prêtes à disparaître mais gare aux beaux discours qui cachent la réalité des chiffres.