Les exportations horlogères sont en hausse… mais rares sont les marques qui en profitent

La fédération horlogère suisse (FHS) a publié les chiffres d’exportation pour décembre et donc le verdict pour une année 2018 à géométrie variable.

Première chose positive à retenir : nous terminons sur une note positive avec +6,3% en valeur par rapport à 2017, malgré un mois de décembre en baisse de 2,8%. Certes le trend positif du 1er semestre à plus de 10% n’a pas tenu, mais néanmoins la croissance est là …. du moins en valeur, car en volume les chiffres sont nettement moins positifs avec une perte de volume de 2,3% ce qui peut sembler peu (- 560’000 montres par rapport à 2017 !), mais qui représentent tout de même 4,3 millions de montres exportées en moins par rapport à 2013 !

 

© FHS 01.2019

 

Quels sont les trends ?

La dépendance aux marchés asiatiques va crescendo

Hong Kong et la chine continentale continuent leur redressement spectaculaire dû en partie au transfert des ventes des consommateurs chinois des lieux touristiques en Europe et ailleurs vers la Chine (22% des exportations totales). Le revers de la médaille est que certains marchés européens connaissent une chute significative ayant été portés pendant plusieurs années par les achats de touristes chinois. Les marchés les plus impactés étant l’Espagne (-11%) et la Grande-Bretagne (-4,4%) qui subit en plus les effets négatifs du Brexit dont l’incertitude tétanisent les clients locaux. La France à +9% étant une exception, mais ces chiffres sont naturellement la conséquence du tourisme d’achats concentré à Paris.

La dépendance des exportations horlogères aux marchés asiatiques est en constante augmentation et on peut raisonnablement estimer qu’ils absorbent 70% des exportations helvétiques entre les marchés domestiques et les achats liés au tourisme ailleurs dans le monde, par exemple au Japon (+9,1%).

TOP-5 des marchés d’exportation de l’industrie horlogère Suisse.
copyright FHS 01.2019

L’horlogerie suisse occupe une position dominante dans le haut de gamme, mais délaisse le bas et milieu de gamme

Les chiffres le démontrent clairement nous perdons du volume de façon continue sur les montres à quartz avec une chute de 11 millions d’unités vendues depuis 2000 ! Ce sont 11 millions de mouvements à quartz Swiss made en moins, mais aussi de cadrans, aiguilles, boîtiers en moins à produire et à assembler ! Et ceux qui pensent qu’il s’agit uniquement de l’entrée de gamme doivent déchanter, car le quartz est aussi utilisé massivement dans des montres à prix accessibles qui sont en Suisse – îlot de cherté absolu – considérés comme du bas de gamme, un objet sinon de luxe du moins premium sur des marchés avec un pouvoir d’achat plus faible. Nous délaissons l’entrée de gamme et le milieu de gamme pour essayer de nous concentrer sur des niches dans le haut de gamme ce qui ouvre la porte à nos concurrents à l’étranger.

On peut essayer de se rassurer en regardant les chiffres du côté des montres à mouvements mécaniques (à remontage manuel ou automatique) et constater que leur volume a triplé depuis 2000 et qu’il se maintient à un niveau stable depuis 6 ans avec 7,5 millions d’unités.

La conclusion est simple : entre les pertes du quartz et les gains sur le mécanique nous avons perdu 6 millions d’unités depuis 2000 ! Ce sont autant de montres en moins à produire, assembler et faire tourner les usines et les ateliers de toute une industrie en Suisse.

Le prix public moyen d’une montre Suisse exportée en 2018 était de CHF 2’100 **, alors qu’en 2000 il se situait à CHF 780 (+169%, +147% en tenant compte de l’inflation). L’ensemble du marché horloger Suisse glisse vers le haut et délaisse – à de très rares exceptions près – le milieu et bas de gamme. Bas de gamme qui subit une attaque sans précédent des montres connectées, notamment Apple et Samsung, qui se sont vendues à 72 millions d’unités en 2018. Apple a vendu l’année passée 21,7 millions d’unités soit l’équivalent de l’ensemble de l’industrie horlogère Suisse !

Mais finalement est-ce un problème de viser que le haut de gamme ?

On peut finalement se demander si ce positionnement ultra-niche de toute une industrie peut être viable à long terme ?

Pour rappel l’ensemble de l’industrie horlogère mondiale vend par année plus ou moins 1 milliard de montres. Nous détenons grosso modo 2,5% en unités, mais 54% en valeur. Le problème n’est pas de comprendre qu’une niche de marché peut être rentable, mais le fait que pour pouvoir développer et investir il faut des volumes. Aucune usine ne peut être rentable si elle tourne constamment en sous-charge (taux de charge inférieur à la capacité de production). La recherche et développement ne peuvent être que financés durablement si les volumes permettent d’amortir des investissements parfois colossaux.

Le graphique ci-dessous illustre parfaitement le propos avec une pyramide inversée où l’on constate que :

  • 9% des montres exportées par la Suisse génèrent 74% de la valeur !

(* les prix indiqués sont basés sur le prix à l’exportation. © FHS, 01.2019)

Qui sont les champions qui tirent leur épingle du jeu ?

Au vu des chiffres présentés plus haut, on peut facilement estimer que dans un marché sans croissance, voire en recul (-3% en 5 ans), certaines marques continuent de surperformer avec pour certaines des taux de croissance à 2 chiffres pour 2018. Au risque de me répéter ce sont toujours les mêmes noms avec : Rolex, Omega, Longines, Audemars Piguet, Patek Philippe, Richard Mille et quelques autres qui prennent massivement des parts de marché chacune dans son segment de prix.

On peut constater dans chaque strate de prix que les leaders se renforcent et qu’ils ne laissent que des miettes aux autres. Selon une étude récente publiée en 2018 par Morgan Stanley on peut estimer que les 4 plus grands groupes horlogers (Swatch Group, Rolex, Richemont, LVMH) se partagent 75% du marché et que si l’on ajoute les quelques marques indépendantes qui font plus de 200 millions de CHF de chiffre d’affaires – comme par exemple Patek Philippe, Audemars Piguet, Chopard ou Breitling – on arrive à 90% de parts de marché des montres Swiss made. Et j’estime que cette part a encore augmenté en 2018, ce qui revient à dire que plus de 300 marques se partagent moins de 10% du marché (est. 2018, 8-9%) !

© Morgan Stanley x LuxeConsult Sàrl , 15.04.2018, “Swiss watches: Positive feedback loupe – Key takeaways from our deep dive into market shares”

L’autre lueur d’espoir sont les marques et horlogers indépendants qui continuent de se développer grâce à des offres produits artisanaux. Mais au total ils représentent à peu près 0,5% de la production annuelle, ce ne sont donc pas les F-P Journe ou Kari Voutilainen qui font tourner l’outil de production, mais qui ont un rôle de garants d’une tradition !

 

*annotations : par mesure de simplification toute l’analyse est basée sur les chiffres d’exportation sachant que les ventes destinées au marché local Suisse sont portion congrue sur la totalité des ventes. Les ventes aux touristes (ventes hors taxes/exportations) représentent une part très importante des ventes totales faites en Suisse. Par ailleurs nous estimons que les chiffres d’exportations sont surestimés d’approx. CHF 1 mia. chaque année dus aux ré-importations temporaires (SAV) ou définitives (rachats de stocks) ce qui correspond +/- à la taille du marché Suisse. Par déduction j’estime que les chiffres indiqués ci-dessus correspondent au marché total (en valeurs ex-works !) du marché de l’horlogerie Suisse.

** ce chiffre est basé uniquement sur les statistiques d’exportations de l’administration des douanes et publiées par la fédération horlogère suisse (FHS). On peut estimer à 2,5 le ratio entre le prix à l’export et le prix public hors taxes.

*** Je collabore au-travers de ma société LuxeConsult Sàrl avec la banque d’affaires Morgan Stanley dans le cadre de rapports sur l’industrie horlogère, notamment sur le rapport susmentionné. Je n’ai par contre aucun rôle dans la valorisation des sociétés examinées ou les projections de cours de bourse de celles-ci.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une marque horlogère peut-elle grandir sans innover ?

De la difficulté pour une marque horlogère de trouver des relais de croissance : Audemars Piguet et Omega

Je profite de la fin du SIHH pour essayer d’illustrer le challenge pour une marque horlogère de se réinventer pour trouver des nouveaux clients. Deux marques ont particulièrement fait parler d’elles pendant ou juste avant le SIHH. Et elles font partie des rares marques horlogères Swiss made à créer de la croissance ce qui permet à notre industrie de se porter plutôt bien dans un environnement économique qui va devenir plus compliqué dès cette année.

Audemars Piguet et son pari de sortir du mono-produit avec une nouvelle collection

 

Audemars Piguet (AP) possède un immense avantage, mais qui est en même temps son grand défi, avec un produit iconique qui est la Royal Oak. Cette montre dessinée par Gérald Genta en 1972 était tellement disruptive qu’elle a initié un nouveau marché de la montre chic, sportive, un design reconnaissable entre mille et en acier ! Même si la Royal Oak n’a pas été un succès foudroyant lors de son lancement, son mythe et son attractivité se sont accrus de façon exponentielle dans les années 2000. Aujourd’hui elle est aux poignets des rappers, sportifs et influenceurs les plus en vue de la planète. Aux USA on peut voir des gens comme Jay-Z ou le boxeur Floyd Mayweather porter des modèles de la Royal Oak en or et serties qui valent des fortunes. Jusqu’ici tout va bien, sauf que la marque est devenue dépendante à 70% (chiffre officiel) probablement plutôt à 80% de ses ventes sur sa famille de produits phare. Les tentatives de lancement de nouvelles lignes comme la « Jules Audemars » ou la « Millenary » n’ont pas rencontré un francs succès et c’est un euphémisme de le dire.

La marque du Brassus a connu une croissance de son chiffre d’affaires de plus de 60% en 6 ans, alors que l’industrie horlogère a en moyenne stagné dans la période 2012-18 (estimation car les chiffres de l’industrie horlogère pour l’ensemble de l’année 2018 n’ont pas encore été publiés).

Une marque dont l’ADN se situe dans la disruption esthétique

En 1993, soit 21 ans après le lancement de l’original, il y a eu une extension de la collection avec la Royal Oak Offshore créée pour séduire une clientèle plus jeune et donc plus branchée. Cette nouvelle version de la Royal Oak a d’ailleurs beaucoup inspiré une marque appartenant à un groupe de luxe et dont nous tairons le nom (….).

 

Puis en 2002 une Royal Oak Offshore concept qui a pour vocation d’être le laboratoire horloger d’AP avec des concepts mécaniques très poussés.

En 2012 un nouveau CEO est nommé chez Audemars Piguet et il a déjà passé 13 ans dans la maison comme responsable du marché US. Il déclare que « AP sera l’Apple de l’horlogerie » et annonce un chiffre d’affaires de 1,3 milliards dans un horizon moyen terme (AP faisait CHF 600 millions en 2012).

Pendant plusieurs années ses équipes vont travailler d’arrache-pied sur une ligne de produits complètement nouvelle et se voulant disruptive : la code 11.59 présentée lors du SIHH de la semaine passée. Le résultat est impressionnant dans la largeur et la substance de l’offre, mais les « influenceurs » n’ont pas du tout apprécié – et c’est un euphémisme – que la marque ose lancer un produit qui ne soit pas une copie ou une émulation de la Royal Oak. La marque a choisi une stratégie risquée en essayant de créer le “buzz” médiatique sur les réseaux sociaux dont les protagonistes derrière l’anonymat de comptes anonymes Instagram ou de fausses identités sur des blogs se sont lâchés en déversant un flux de commentaires pour la plupart totalement irrévérencieux du travail accompli.

Un journaliste spécialisé a fait une excellente analyse de la cohérence de la stratégie marketing, dont je ne partage pas toutes les conclusions, mais qui a le mérite de poser les questions de fond. Dans son article Grégory Pons pose notamment la question si la communication de crise qui a suivi la présentation pré-SIHH était à la hauteur “…. Si ce lynchage numérique est sans précédent, il s’imposera aussi dans l’histoire de la communication horlogère comme l’expérience in vivo de tout ce qu’il ne faut jamais faire en phase de communication de crise..”.

Lire aussi (site payant) : Businessmontres.com/17.01.2019/G. Pons/”Il faut quand même qu’on vous dise un mot de cette fameuse montre 11:59″

 

À lire aussi : Le Temps/ 15.01.2019/ “Un torrent d’injures s’abat sur Audemars Piguet”/V. Gogniat

À lire aussi : Blog Le Sablier / Quand les “influenceurs” se rêvent créateurs

 

Ce qui m’a le plus frappé dans les commentaires et les discussions était le fait que les gens comprennent qu’AP ait besoin d’un relais de croissance, mais qu’ils voulaient en fait que la marque reste mono-famille de produits…. “same but different” ! Pour prendre un exemple de l’automobile certains puristes auraient aimé que Porsche reste mono-produit avec la 911, mais entre-temps son SUV Cayenne est le modèle le plus vendu de la marque.

La nouvelle collection d’AP se décline en 13 modèles et 6 calibres (un mouvement automatique 3 aiguilles, un chronographe qui est de fait le premier chronographe 100% manufacturé par AP, un magnifique quantième perpétuel, un tourbillon et un tourbillon volant et une répétition minutes), dont 3 mouvements entièrement nouveaux. Quand on sait l’effort à produire pour développer un seul mouvement on peut mesurer la tâche titanesque accomplie par les équipes d’AP. Le mouvement du chronographe roue à colonnes est tout simplement magnifique et lorsqu’on enclenche la fonction du chronographe on ressent une douceur mécanique proche de la perfection.

 

J’applaudis le courage et la ténacité du CEO pour porter un tel projet au lieu de se contenter du succès déjà phénoménal de la marque. La bienfacture du mouvement et de l’habillage (ex. boîtier, cadran, etc.) est indiscutable, l’esthétique de certains cadrans est davantage discutable. Mais pour finir sur une note positive le boîtier réussit le pari de devenir une montre ronde (lunette et fond) en respectant l’octogone qui est la signature de la Royal Oak et qui est repris dans la carrure de la code 11 :59. De même que le cadran de la variante quantième perpétuel en aventurine est de toute beauté et sera certainement un prétendant au prochain Grand Prix de l’Horlogerie à Genève. And last but not least – et ceci devrait être un cas de “best in class” logistique à étudier pour beaucoup de marque horlogères qui lancent des campagnes de communication sans que les produits soient disponibles – un tiers de la quantité prévue pour 2019, soit 700 pièces, seront livrées dans les boutiques d’ici 2 semaines !

Conclusion pour AP :  un exercice courageux rupturiste, innovateur tout en respectant les codes et l’histoire d’une maison pluriséculaires.Le produit a un nom qui sort de l’ordinaire avec Code11 :59 pour annoncer une nouvelle ère et surtout s’adapter au langage d’une clientèle plus jeune. Seul le marché pourra dire si l’exercice est réussi, car pour l’instant les 2’000 montres sont vendues aux détaillants et non aux clients finaux !

 

OMEGA et la résurrection d’un mouvement de légende

Tout le monde sait qu’Omega a été la première montre portée sur la lune lors de l’alunissage le 21 juillet 1969 et que Buzz Aldrin portait une Speedmaster Professional qui devint ainsi la « Moonwatch ».

Ce que les gens savent moins est l’histoire de cette montre qui est devenue une des rares icônes de l’horlogerie, au même titre par exemple que la Royal Oak, a été conçue pour l’automobile ce qui est caractérisé par son échelle tachymétrique (en option on pouvait aussi obtenir une lunette à échelle télémétrique).

Le mouvement qui bat dans cette montre – le calibre 321 – est à lui seul une légende et provient de la manufacture Lemania (aujourd’hui manufacture Breguet et appartenant à Swatch Group). Et c’est précisément ce mouvement qu’Omega vient de décider de relancer il y a quelques semaines. Non pas dans l’idée de restaurer quelques mouvements historiques restés en stock, mais au contraire de le fabriquer avec des technologies et des matériaux modernes tout en gardant les caractéristiques esthétiques de l’époque. Non seulement des plans d’origine ont été utilisés, mais un modèle d’origine a été tomographié (méthode de scanner numérique) pour décortiquer virtuellement une pièce du musée que l’astronaute Gene Cernan – dernier homme à avoir marché sur la lune en 1972 – portait au poignet.

Omega n’a pas encore dévoilé quand et sous quelle forme ce calibre historique sera utilisé, mais ce sera cette année qui marque le 50èmeanniversaire de l’alunissage. Il s’agit à coup sûr d’un immense coup médiatique et qui a fait vibrer les cœurs de tous les aficionados de la marque qui rêvaient depuis des décennies de voir revivre ce calibre mythique. Si le CEO d’OMEGA – Raynald Aeschlimann – a décidé de mettre le “paquet” sur la collection Speedmaster c’est certainement pour combler le retard sur l’éternel rival – Rolex – notamment aux USA.

Deux approches pour conquérir un nouveau public

Les deux approches sont très différentes, une dans la création d’une nouvelle identité produit et l’autre dans la veine très actuelle du vintage, mais elles poursuivent un même objectif : la conquête d’un nouveau public. Il est certain que les risques pris par le CEO d’Audemars Piguet sont plus importants et que de mauvaises ventes ces prochains mois pourraient nuire à sa crédibilité. Mais une marque qui reste immobile recule et après avoir rejoint le club des marques milliardaires en ventes Swiss made (seulement 7 marques en font partie !) AP continue son développement et pour cela il lui faut un relais de croissance que Code 11 :59 lui apportera, du moins c’est ce que je lui souhaite.

Quant à Omega avec des ventes 2,5 fois supérieures à celles d’AP, elle ne joue pas son va-tout, mais prend une initiative qui devrait lui permettre de conquérir une nouvelle frange de clientèle plus jeune et réceptive aux produits d’inspiration vintage.

Dans un marché horloger et du luxe que l’on dit en ralentissement dû à une conjoncture anémique notamment en Chine qui est aujourd’hui le débouché le plus important pour l’horlogerie suisse, il faut oser des paris risqués que ces deux marques ont osé prendre.