Baselworld dernier acte ou la fin programmée d’un rituel ?

Plutôt que de me précipiter comme tout le monde pour annoncer la fin de l’exposition horlogère Baselworld qui a lieu chaque année au mois de mars, j’ai préféré attendre que la poussière retombe. Peut-on vraiment se passer de cet événement centenaire qui réunit au bord du Rhin chaque année quasiment tous les intervenants de la scène mondiale de l’horlogerie ? Oui, s’il reste figé dans son format actuel.

Un salon avec un concept du 19èmesiècle a-t-il encore sa place au 21ème ?

En introduction et pour illustrer l’ampleur du désastre actuel, Baselworld a connu l’évolution suivante depuis 2013 :

  • De 1’460 exposants nous sommes passés à 650 : – 55%
  • 122’000 visiteurs en 2013 et même 150’000 en 2014 pour passer à …. 105’000 en 2018 et encore avec un comptage digne des élections soviétiques : – 33%

En allant dans le détail de la liste des marques qui ont fait défection ces trois dernières années, on trouve des noms prestigieux comme Hermès, Ulysse Nardin ou Girard-Perregaux, mais aussi des marques dans le « mass market » comme Festina. Plus inquiétant et en écoutant les déclarations officielles, mais surtout les rumeurs dans les travées du salon, on se rend compte que les candidats au départ sont plus nombreux que ceux qui y croient encore. Pour faire simple et être réaliste le salon tient pour l’instant grâce au soutien de Rolex, Patek Philippe et Chopard pour la phalange genevoise et Swatch Group. Si l’un de ces acteurs venait à se désister, Baselworld serait très certainement condamné.Le Figaro /22 mars 2018/Le temps de la remise en question

Les propos de la directrice générale de Baselworld Mme Sylvie Ritter et du patron de MCH, M. René Kamm sont dignes d’un communiqué du Politbüro de la défunte RDA.Ils n’osent même plus se projeter au-delà de 2019, alors que tout le monde sait que des contrats avec des exposants – et non des moindres – prendront fin après la prochaine édition.  Le Temps / ATS / 27 mars 2018

Les enjeux du futur

Nous vivons dans un monde dans lequel les échanges sont plus virtuels que tactiles. A l’inverse l’évolution vers le tout virtuel a créé une réelle demande pour le tangible, le réel. Ceci peut sembler contradictoire, mais dans les marchés les plus évolués en termes de technologie – l’Asie et notamment la Chine – les clients sont très demandeurs de vraies valeurs. Alors que l’on pourrait penser que les imprimés dans le monde du luxe ne sont plus d’actualité, la demande est en forte croissance, car les nouveaux clients du luxe, notamment les Millenials chinois, sont très sensibles aux valeurs tangibles.

A l’inverse je défends l’idée que la vente de montres – même à des niveaux de prix élevés – se fera de plus en plus par le digital et un réseau de points de ventes physiques (flagship stores et showrooms de type Apple) extrêmement réduit Blog Le Sablier / Le Temps / 27 oct. 2017

Même si cela peut sembler contradictoire, les deux tendances sont complémentaires et ont une incidence sur des salons comme Baselworld ou le SIHH. En voyant des visiteurs privés déambuler dans les travées de Baselworld, j’ai toujours une certaine empathie, car beaucoup – après avoir acheté un billet pour la « modeste » somme de CHF 60 la journée (…)– découvrent qu’ils ne verront à peu près rien ! Ce qui est exposé dans les vitrines sont – à peu d’exceptions près – les modèles des années précédentes et les expériences clients sont à peu près inexistantes avec l’exception par exemple des stands Hublot ou TAG Heuer où le chaland voit des vitrines interactives.

Une histoire aux origines modestes

Mustermesse 1917 / © MCH

Le Salon Baselworld est l’émanation d’une foire aux origines modestes qui était la Mustermesse (foire aux échantillons) où les familles allaient faire l’acquisition d’un nouveau lave-linge ou simplement se promener en famille le dimanche. Avec le temps les exposants liés au monde de l’horlogerie et de la joaillerie ont voulu se démarquer en ayant leur propre exposition qui est devenue finalement Baselworld. Lorsque début des 1990 le patron de Cartier – Alain-Dominique Perrin – décider de quitter Bâle pour créer son propre salon horloger à Genève, c’est dit-il parce « qu’à Bâle ça sent la saucisse à rôtir ! »forcément incompatible avec le monde du luxe. C’est ainsi que naît en 1991 le Salon International de la Haute Horlogerie (SIHH) et par voie de conséquence , Schweizer Messe (MCH, société exploitant le salon Baselworld) comprend finalement que toute l’industrie horlogère suit le mouvement de l’industrie du luxe qui monte en gamme et donc en prestige.Dès le début des années 2000 la société MCH décide d’un plan d’investissement massif – 430 millions de CHF ! – qui verra la halle 1 détruite, puis reconstruite selon les plans du bureau d’architectes Herzog&De Meuron.

Le Temps / 21 mars 2017 / Histoire d’une foire

Une montée en gamme…. Mais en coûts aussi !

Dès l’inauguration des nouvelles installations en 2013, les tarifs et les exigences de Baselworld prennent l’ascenseur. Les exposants sont obligés – sommés – d’investir dans des stands pharaoniques, on parle tout de même d’investissements de l’ordre de plus de 10 millions et jusqu’à 30 millions de CHF pour les grandes marquesde la halle 1. Ce qu’il faut savoir également est que les coûts logistiques annuels (montage, démontage, stockage des infrastructures) de ces stands avec une durée de vie limitée à plus ou moins 10 ans, sont de l’ordre de 10% de l’investissement initial. Pour faire simple : un stand payé CHF 15 millions et amorti sur 10 ans, coûtera à la marque par année : CHF 1,5m + CHF 1,5 millions de frais de logistiques + la location de la surface. A ceci viendront s’ajouter les hôtels (v. plus bas), les transports, la sécurité, etc.

Pour résumer : une marque implantée dans la halle 1 devra budgéter à peu près CHF 5-10 millions par année. En soi ce n’est pas choquant par rapport aux volumes de ventes, mais démesuré par rapport aux prestations offertes.

copyright Baselworld / MCH

Les effets pervers d’un salon à notoriété internationale

La ville de Bâle et le Rhin
copyright Switzerland Tourism 2018

Sans vouloir vexer nos amis bâlois, les raisons pour un afflux massif de visiteurs chaque année dans la cité rhénane sont principalement liées à deux événements : Baselworld et Art Basel. Mais plutôt que d’apprécier cet intérêt soudain pour un lieu, pas forcément réputé pour être le centre du monde, chacun essaie de « tondre » les visiteurs comme dans les pires endroits touristiques ailleurs dans le monde. Les cartes des restaurants sont systématiquement changées et un Schnitzel pommes frites tarifé à CHF 25 le reste de l’année, sera proposé à CHF 45 sans aucune vergogne. La bouteille d’un modeste vin suisse verra son prix doubler en l’espace d’un jour juste à temps pour l’ouverture de la foire. Les tarifs des hôtels peuvent rivaliser pendant une semaine avec ceux de New-York, Tokyo ou Paris. La plus insignifiante « gargouille » se permettra de mettre ses prix au niveau de ceux de Londres tout en gardant la très modeste qualité culinaire qu’elle propose le reste de l’année….

Un dernier exemple ? Comme la région bâloise n’a pas l’infrastructure hôtelière nécessaire, on affrète des bateaux de croisière sur le Rhin qui resteront à quai pendant la durée de l’exposition. Non seulement vous êtes obligés de louer la chambre pour toute la durée de l’exposition (jusqu’en 2017 8 nuits, dès cette année 6 nuits)  pour – tenez-vous bien ! – six-cent trente francs (630) la nuit, soit la modeste somme de CHF 3’780 uniquement pour vous loger et comptez également CHF 5,50 pour 50cl d’eau minérale si l’envie vous prenait de vous rafraîchir !

Voilà, je préfère arrêter ici l’illustration de l’attaque à main armée perpétrée chaque année par Baselworld et les restaurateurs bâlois pendant une semaine sur des visiteurs principalement étrangers et déjà soumis à des tarifs suisses exorbitants pour tout.

Nonobstant et toujours dans la logique court-terme et mercantiliste de la direction de MCH, les tarifs pour la location des surfaces et de toutes les prestations annexes ont été augmentés de 20% lors de l’inauguration des nouvelles infrastructures en 2013.

 

Une incompréhension quasi totale des nouveaux clients par Baselworld et des innovations pour le SIHH

 

Finalement à quoi sert un salon « professionnel » comme Baselworld ou le SIHH ? A l’époque on y vendait sa collection aux revendeurs détaillants et grossistes. Puis la tendance est allée dans le sens de lancements produits plus en phase avec les attentes des nouveaux consommateurs, c.à.d. dans un cadre parfois plus festif comme une course de voitures de collection, etc.  Et surtout mieux adapté aux mœurs locales. En effet un jeune client asiatique n’a pas forcément envie de devoir venir en Europe dans un salon de vente exigu et se faire présenter une nouvelle montre qui ne sera pas mise en valeur dans le rush des présentations à la chaîne….

A l’inverse le SIHH a compris plusieurs choses qui seront essentielles à sa survie, voire son développement :

  • Le client du futur de notre industrie, a des attentes d’expériences immersives et authentiques
  • Le moyen de communiquer aujourd’hui est digital, on vient, on voit, on photographie, on « post » sur les réseaux sociaux. Le SIHH l’a finalement compris et a créé des infrastructures utiles aux blogueurs et clients du salon.
    • Bien sûr que certains titres de la presse resteront (p.ex. Le Temps et son magazine T, « How to Spend it » Financial Times, etc.), mais la presse spécialisée conventionnelle a son avenir derrière elle !
  • Le salon a été ouvert pour un jour au public, car les marques se sont souvenues que in finece sont eux – les consommateurs – qui achetaient leurs produits.
  • Qu’il fallait proposer également des marques indépendantes, non institutionnelles, de niches. Ceci a été concrétisé avec le « Carré des Horlogers » qui présente des « marques » niches comme par exemple H. Moser, Kari Voutilainen, MB&F ou Laurent Ferrier.

Ilots multimédias SIHH 2018

Cependant les liens du SIHH restent très forts avec le groupe Richemont – qui en est à l’origine avec notamment Audemars Piguet – et son concept reste très élitiste et dédié à un public cible professionnel en grande partie vieillissant…. Pas forcément biologiquement, mais intellectuellement. Je ne suis pas convaincu que les clients du futur prennent tellement de plaisir à marcher sur une épaisse moquette dans un décor digne d’un James Bond des années 1980 en regardant des vitrines sans le génie du grand magasin Printemps à Paris pendant les fêtes de fin d’année !

Ne serait-il pas judicieux de pousser la réflexion un peu plus loin et d’imaginer un salon horloger à Genève et un autre dédié à la joaillerie à Bâle à la même période ? 

Pour que ce concept ait une chance de succès, il faudra que les deux salons mutent vers un modèle plus en phase avec la nouvelle génération et qu’ils ressemblent moins à une exposition universelle de 1900 et plus à une présentation produit de Tesla ou Apple.

Genève a une infrastructure d’exposition unique au monde avec un aéroport international, une gare ferroviaire, un accès autoroutier et le tout accessible en 5 minutes à pied depuis la halle d’exposition. Son infrastructure hôtelière est incomparablement plus développée que celle de Bâle. Et pour les sceptiques qui brandiront tout de suite l’argument du différentiel de surface d’exposition d’approximativement 30’000 m2 en faveur de Bâle…. Bonne nouvelle : plus personne n’a besoin d’autant de surface, la preuve irréfutable étant que Baselworld a fermé 4 halles sur 6 (…) en 2018 et que les stands des grandes marques de la halle 1 (Patek Philippe, Rolex, etc.) peuvent dorénavant rester en place toute l’année. Ceci condamne la halle 1 à l’année, mais réduit les coûts des principaux exposants qui font vivre cette exposition !

Et dernier argument en faveur de Genève : imaginons l’interactivité des manufactures implantées dans la région genevoise ou même la vallée de Joux en plus du salon. Les journalistes et clients pourraient découvrir « en life » la fabrication des merveilles exposées au salon et les marques pourraient démontrer le savoir-faire de leurs artisans pour certaines et pour d’autres la modernité de leurs outils de production.

 

Olivier R. Müller

Passionné de mécanique et de design, Olivier R. Müller évolue dans le monde de la haute horlogerie depuis 25 ans. Au fil de son parcours, il a acquis de solides compétences en management et en développement de produit auprès de prestigieuses maisons horlogères suisses en évoluant à des postes clés. Aujourd’hui il conseille dans le cadre de LuxeConsult des marques horlogères institutionnelles ou niches dans leur stratégie marketing.

2 réponses à “Baselworld dernier acte ou la fin programmée d’un rituel ?

  1. Merci Mr Mueller pour cette synthèse à froid… oui Genève a de meilleurs atouts ! Et une philosophie qui se prête plus à l’évolution des contemporains.
    Les organisateurs des foires à Genève continuent de nous surprendre. La créativité et la coopération sont de meilleurs facteurs que l’optimisation et la folie des grandeurs.

  2. Sic transit gloria mundi! C’est incroyable. J’ai connu la foire de Bâle et sa gloire. Je n’aurais jamais imaginé cette dégringolade.

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