Les violences graves ont clairement diminué en Suisse!

Vendredi dernier, le commandant de la police neuchâteloise, Pascal Luthi, rappelait lors du rapport de ses cadres que le canton de Neuchâtel était en train d'écrire un heureux record: celui de nombre de jours écoulés sans meurtre ni assassinat. Au moment où j'écris ces lignes, on comptabilise 1369 jours d'affilée sans que le moindre homicide intentionnel ne soit commis. Vraisemblablement un record depuis l'entrée du canton dans la Confédération helvétique en 1815, mais il faudrait qu'un historien le vérifie, je vais m'y atteler. Bien sûr, cette situation exceptionnelle aura une fin, quand bien même elle n'est pas anodine. Il n'en demeure pas moins que ce canton connaissait, il y a 25 ans, 4 homicides par année alors qu'il n'en recense, actuellement, que 1 seul tous les 4 ans; cela change donc profondément le paradigme sécuritaire, il est difficile d'en faire le déni. Cette tendance est d'ailleurs également perceptible en Suisse: la violence n'est pas en perpétuelle augmentation, du moins pas dans tous les domaines du crime, et contrairement à ce que la plupart des citoyens et politiciens pensent et ressentent.

Et ce fait mesurable n'est pas facile à accepter, loin s'en faut! Même Mme Marie-Hélène Miauton, dans son pamphlet sécuritaire "Criminalité en Suisse – la vérité en face" (2013, Ed. Favre), essaie de démontrer le contraire, mais de manière erronée ou du moins incorrecte. Car, il est une erreur de présenter l'évolution des homicides aboutis et tentés, additionnés. Il est vrai, comme le présente Mme Miauton, que le nombre d'homicides aboutis et tentés a augmenté ces trente dernières années, passant d'une moyenne 156 entre les années 1982-1991, à 178 entre 1992-2001, à 197 entre 2002-2008, à 235 entre 2009-2011, 229 en 2012 et, j'ajoute, 210 en 2013. Mais, il faut surtout comparer ces chiffres à l'évolution du nombre d'homicides réalisés, donc ayant entraîné le décès de la victime, soit: une moyenne de 84 entre les années 1982-1991, de 85 entre 1992-2001, de 68 entre 2002-2008, de 50 entre 2009-2011, 45 en 2012 et 58 en 2013.  La diminution du phénomène est en fait de l'ordre de -30 à -40%!

Alors, on peut se demander pourquoi le nombre de tentatives d'homicide augmente dans les statistiques policières de la criminalité durant cette période: est-ce le reflet de la réalité ou un changement de pratique dans les dénonciations policières, entendons par-là le fait de qualifier l'infraction plus fréquemment que par le passé, alors même qu'elle ne sera pas ou aura peu de chances d'être retenue par un tribunal? Pour le savoir, il suffit d'aller consulter les statistiques des condamnations de justice et de constater qu'en moyenne 29 condamnations pour tentative d'homicide étaient retenues en justice relatives à une moyenne de 70 dénonciations entre 1982-1991, 45 condamnations pour 83 dénonciations entre 1992-2001, 56 condamnations pour 129 dénonciations entre 2002-2008, 58 condamnations pour 185 dénonciations entre 2009-2012. Autrement dit, depuis l'enregistrement de l'augmentation, à la fin des années 2000, des dénonciations pour tentative d'homicide par les polices suisses, ce sont 70% d'entre elles qui ne sont simplement pas retenues devant les tribunaux, soit une part beaucoup plus forte qu'à l'époque où les dénonciations étaient moins nombreuses. Tiens donc! Un indice suffisant pour que je le vérifie dans les affaires de la police et de la justice neuchâteloises, celle-ci acceptant plus volontiers, au demeurant, la qualification de l'infraction, laissant penser que la sévérité a augmenté avec l'introduction du "nouveau" code de procédure pénale, mais ceci est un tout autre débat qui nécessite d'être un tantinet plus étayé.

Ce que l'on peut retenir de cette démonstration, c'est que l'interprétation des chiffres de la criminalité n'est pas un exercice facile auquel tout le monde peut se livrer sans en maîtriser les savoirs et les connaissances. Mais, s'il faut retenir bien plus que cela, c'est notamment et évidemment qu'il y a moins d'homicides réalisés ces dernières années que par le passé et qu'il s'agit d'un indice majeur laissant penser qu'il y a une diminution de la violence grave dans notre société suisse, à en rendre jaloux l'immense majorité des autres pays. Il faut aussi considérer que le taux d'homicide intentionnel a passé de 1.3 pour 100'000 habitants durant les années 80 à 0.7 pour 100'000 habitants dès la fin des années 2000. Et que sur les 58 homicides réalisés et les 152 tentatives de 2013, 24 homicides réalisés et 44 tentatives se sont déroulés dans le cadre de la violence domestique et non pas dans l'espace public (le taux d'homicide chutant ainsi à 0.42  pour 100'000 habitants). En conclusion intermédiaire, il faut accepter sans émotion que la Suisse compte un taux d'homicide intentionnel 4.5 fois inférieur à celui de l'Europe, 9 fois plus bas qu'en moyenne mondiale et 23 fois plus bas qu'en moyenne américaine! À ce taux-là, d'ailleurs, il y aurait, dans le seul canton de Neuchâtel, à peu près 40 homicides par année. Gageons, au moins, que la sécurité n'aurait pas la même signification dans cette situation et que l'organisation sécuritaire serait profondément modifiée pour faire face à un défi aussi épouvantable.

Dans une perspective similaire, s'il faut se convaincre un peu plus que la violence grave diminue, il n'y a qu'à considérer que le nombre moyen de lésions corporelles graves commises par arme à feu ces cinq dernières années est de 11, soit un taux de 0.13 pour 100'000 habitants, celui des lésions corporelles graves commises avec un couteau étant de 1.18 pour 100'000 habitants. Cela reste extrêmement peu. Et dans la même lignée de cohérence, le nombre de brigandages qualifiés de graves (Art. 140 ch 4 Code pénal suisse, incluant un danger de mort, des lésions corporelles graves ou avec cruauté) a passé de 43 en 2009 à 12 en 1013.  Les brigandages commis avec une arme à feu sont aussi en diminution significative: moyenne de 419 durant les années 1982-1991,  442 entre 1992-2001,  275 entre 2002-2008,  363 entre 2009-2011, 340 en 2012 et 299 en 2013, malgré l'effet des banlieues françaises ou le sentiment d'abandon des frontières dans l'espace Schengen.

Voilà donc l'approximation de la vérité quelque peu rétablie. S'il y avait une augmentation des violences graves, incluant l'utilisation d'une arme à feu ou d'un couteau, alors le nombre de personnes tuées serait assurément en augmentation, mais ce n'est pas le cas, on peut donc s'en réjouir. Et finalement, ce qui me vient à l'esprit au terme de l'écriture de ces quelques lignes d'analyse, c'est que l'on compte, en Suisse et annuellement, entre 1300 et 1400 suicides réalisés, soit environ 25 fois plus qu'il n'y a d'homicides réalisés, une proportion qui nous met devant le miroir d'une autre forme de violence sociale dont la priorité du débat me paraît largement prépondérante.  

Olivier Guéniat

Chef de la police judiciaire neuchâteloise depuis 1997, Docteur en Sciences forensiques, Olivier Guéniat est né en 1967. Son grand dada: les stupéfiants. Ses sphères de compétences: les statistiques de la criminalité, les violences conjugales, les interrogatoires et les auditions de police, la délinquance des jeunes. Il est aussi chargé de cours à l’Ecole des sciences criminelles de l’UNIL et à l’Institut de psychologie et éducation de l’UNINE.