L´histoire récente du sentiment d´insécurité

Avec la collaboration de Julien Niklaus (assistant diplômé et doctorant à l'Institut de Hautes Études en Administration Publique – IDHEAP/UNIL)

Le rapport sur "Sécurité 2013" vient d'être publié. Il s'agit d'un sondage d'opinion réalisé par l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich visant à suivre l'évolution, depuis 1994, de la perception de la sécurité au sens large du terme des représentations et des besoins sécuritaires. On y apprend, par exemple, que 89% des sondés estiment qu'ils se sentent en sécurité en Suisse (32% «très en sécurité» et 57 «plutôt en sécurité»), alors qu'ils n'étaient que 69% en 1994. En d'autres termes, il semble que le sentiment d'insécurité ne soit pas allé croissant ces vingt dernières années. Parallèlement, on parle, ces dernières semaines, très abondamment de la sécurité et de ses enjeux, que ce soit à Lausanne, à Genève ou à Berne, souvent de manière contradictoire à ce que montrent les sondages et les diagnostics relatifs à la sécurité, surtout lorsqu´ils sont réalisés à l´échelle nationale. C´est comme si  l´on oscille entre le "rien ne va plus" et le "pourtant tout va plutôt bien". Pour s´y retrouver et bien comprendre, il faut retourner aux fondamentaux et reprendre les résultats de la recherche en matière de sécurité des 30 à 50 dernières années, ne serait-ce que pour savoir de quoi on parle au juste. Dans ce cadre, il ne faut jamais perdre de vue que l´objectif premier de la sécurité doit rester constamment le bien-être dans la vie communautaire, avec en filigrane le maintien du sentiment d´insécurité à un seuil aussi bas que possible. Ainsi, l´équation la plus simple de la sécurité coïnciderait à la définition d´un modèle de police susceptible d´agir sur le sentiment d´insécurité ou au moins de l´influencer. Mais au fait, de quoi parle-t-on et qu'est-ce qui se cache derrière le concept de "sentiment d´insécurité"?

Le sentiment d’insécurité (appelé "fear of crime" chez les anglophones) a trouvé très tôt une place de choix dans les études tant sociologiques, psychologiques que criminologiques dans le monde anglo-saxon. En 1955 déjà, Katz et Lazarfeld esquissèrent des liens entre insécurité, sentiment d’insécurité et jugements politiques (in Roché, 1993). Mais à cette époque, les études menées restaient encore très marquées par le concept de victimisation qui est au centre des débats, ainsi que la rationalité de l’individu. C’est véritablement en 1967, dans la Commission Katzenbach, que la problématique de la fear of crime fait sa première apparition. Toutefois, comme le souligne Roché (1993 : 37), il aurait été scientifiquement plus correct de parler de "peur de la victimisation", car "celle qui était employée était ‘peur du crime’ suggérant déjà que les deux ordres de phénomène (peur et victimation[1]) étaient réunis par un troisième (crime), en dépit du plan d’expérimentation qui posait l’équation peur = victimation".

En parallèle à cette approche mécaniste dominante, différents chercheurs, dont notamment Stafford et  Warr (1983) et Balkin (1979), tenteront d’apporter des éléments de la psychosociologie de la peur en ouvrant la réflexion sur les systèmes de représentation et d’évaluation de la violence, du risque estimé par la personne elle-même. Afin de montrer leur orientation différente, les auteurs parlent de "fear of victimization" et non de "fear of crime" (Stafford, Warr, 1983). Il y a donc là, pour la première fois, une anticipation du principe de victimisation. Toutefois, l’acteur dit rationnel reste la pièce centrale du puzzle et l’influence de la société n’est pas vraiment abordée, alors qu´elle est bien réelle. Dans ce modèle, les individus évalueraient la probabilité d’être victime et la peur (anticipée ou non) serait donc intrinsèquement liée au crime. Ainsi, suivant ce modèle quelque peu réducteur, il suffirait de s’attaquer au crime pour faire diminuer la peur de la victimisation. La réalité est, en fait, quelque peu plus complexe. Cette théorie repose sur les dimensions émotionnelles et cognitives de la peur du crime, car il prend en compte toutes les émotions (donc liées à l’affect) que les citoyens peuvent ressentir à l’idée d’être victime (fear of victimization) et il prend aussi en considération l’anticipation, un aspect plus cognitif, du fait de l’évaluation de la potentialité du problème (du crime). L´individu redoute et réalise que ce qui arrive aux autres pourrait aussi se produire à son encontre.

Presque parallèlement au "modèle anticipatoire", Balkin (1979) découvre que les personnes qui ont un taux de victimisation plutôt bas sont celles qui évaluent le plus hautement la peur du crime. Son modèle introduit la notion d’exposition. Ainsi, il semblerait que les personnes inquiètes adaptent leurs comportements en vue de limiter leur exposition au crime. Pour la première fois, on réalise que la victimisation peut être inversement proportionnelle à la peur du crime.

De manière globale, la recherche sur le sentiment d'insécurité peut donc être généralisée en un modèle en trois dimensions dont la première, dite "émotionnelle", s’intéresse à la peur en premier lieu comme une inquiétude quotidienne face à une potentielle menace, la seconde est déterminée par une "anxiété" plus diffuse, ambiante, relative au risque, la troisième, "cognitive" de la peur du crime, est quant à elle relative à la perception qu’ont les individus de leurs propres risques d’être victimes.

Une autre approche, décrite notamment par Fustenberg (1972), Lavrakas (1982), Gomme (1986), Liska et al. (1988), Fattah et Sacco (1989), Ferraro (1995), Jackson et Gray (2010), met en relief  les comportements. Le tenants de ce modèle postulent que lorsque les acteurs perçoivent un haut potentiel de victimisation, ils développent des comportements dits "contraints" (constrained behaviors). L’approche liée à la perception du lieu de vie serait alors au cœur de la peur du crime. Ainsi, la représentation que les habitants se font du désordre social (incivilités, etc.) ou de la cohésion sociale peut avoir des incidences sur la peur du crime (Taylor, Hale, 1986 ; LaGrange, Ferraro, 1989, 1992 ; Gates, Rohe, 1987 ; Bursik, Grasmick, 1993 ; Bannister, 1993 ; Sampson, Raudenbush, 1997 ; Tulloch, 2003 ; Carvalho, Lewis, 2003). Les incivilités sont au cœur de cette approche, car elles contribuent, selon certains auteurs, à la variation de la peur du crime et participent à l’érosion de la cohésion sociale.

Parallèlement, la recherche a fait émerger la notion de la dimension intersubjective. Selon les principaux auteurs (notamment Skogan, Maxfield, 1981 ; Tyler, 1984 ; Skogan, 1986 ; Taylor, Hale, 1986 ; Covington, Taylor, 1991), la peur du crime est exacerbée après avoir eu connaissance de la commission d’un crime ou d’une attaque sur un voisin par exemple. L’influence des médias serait alors une variable intervenant comme une sous-dimension. Finalement, certains auteurs anglo-saxons (notamment Garland, 2001 ; Lee, 2001, 2007) ont développé des pistes de réflexions autour de la peur du crime en tant que construction sociopolitique. Dans ce cadre, les auteurs soulignent la nécessité de prendre en compte un contexte sociopolitique plus large (sans pour autant dénigrer l’influence de la victimisation). Par exemple, le fait que certains politiciens reprennent le thème de l’insécurité à des fins politiques induira une augmentation de la peur du crime. C'est d'ailleurs ce qui s'est produit en France lors des présidentielles de 2002.

A noter que dans le monde de la recherche francophone, l’approche liée au sentiment d’insécurité ne remet pas l’individu au centre de l’équation, contrairement aux recherches plus pragmatiques anglo-saxones, mais place plutôt les problèmes et phénomènes sociaux au premier plan. En effet, le sentiment d’insécurité est appréhendé au travers des violences urbaines (Roché, 2006 ; Soullez, 2006)  de l’immigration (Mucchielli, 1999 ; Jobard, 2006) ou encore des incivilités (Piednoir, 2008 ; Robert, Zauberman, 2011). Ainsi, la différence fondamentale entre l’approche anglophone et francophone réside dans le focus mis sur des "inconnues" différentes de l’équation.

Reste à savoir quelles sont les variables qui influencent le plus le sentiment d´insécurité, dans un sens ou dans l´autre, et à déterminer s´il est possible d´agir institutionnellement ou dans le cadre d´une méthodologie appropriée visant augmenter le bien-être des citoyens d´un quartier, d´une ville, d´un canton ou d´un pays. C´est justement ce qui sera discuté dans les prochaines éditions de ce blog.

Bibliographie

 


[1] En France, la traduction de victimisation (ou victimization) est victimation. En Suisse, la traduction retenue est victimisation (Viredaz, 2005). 

 

Olivier Guéniat

Chef de la police judiciaire neuchâteloise depuis 1997, Docteur en Sciences forensiques, Olivier Guéniat est né en 1967. Son grand dada: les stupéfiants. Ses sphères de compétences: les statistiques de la criminalité, les violences conjugales, les interrogatoires et les auditions de police, la délinquance des jeunes. Il est aussi chargé de cours à l’Ecole des sciences criminelles de l’UNIL et à l’Institut de psychologie et éducation de l’UNINE.