Rêve ou cauchemar ?

"Je rêve d'un journal sans journalistes" me confiait, il y a quelques années, un éditeur romand bien connu lors d'une soirée quelque peu arrosée, estimant que les journalistes ne valent pas grand chose et coûtent pourtant bonbon. Son rêve est en voie d'être réalisé. Avec toutefois un bémol: les lecteurs s'en rendent compte et ne veulent plus de ces journaux au rabais.

A quelques rares exceptions près, les journaux et magazines, après avoir perdu un important volume d'annonces, perdent aussi des lecteurs. Certes, le numérique y est pour quelque chose et comme l'écrivait Valérie Boagno, la directrice du Temps, le 18 mars, "… la presse doit s'adapter aux nouveaux usages, se réinventer, être créative, innovante et migrer. Du papier vers les supports digitaux".

Hélàs, pour nombre d'éditeurs, être créatif se limite à réduire les effectifs et à se débarasser des journalistes les plus expérimentés (et donc plus coûteux) et quand ils innovent, c'est l'horreur ! Le nouveau gagdet, c'est la machine à écrire des nouvelles ! Et ce n'est pas une blague, hélàs. Pour ses clients de la presse écrite, "Narrative Science" a conçu un algorithme capable de rédiger des nouvelles et des dépêches sportives. Ses clients peuvent même choisir la tonalité générale de la nouvelle, genre "commentateur sportif extatique" (sic) ou "salle de marchés nerveuse". Le tout, sans intervention humaine ! Un pied géant pour les éditeurs ? Peut-être, mais à bien court terme: une récente enquête américaine montre que près d'un tiers des lecteurs ont renoncé à leur journal, estimant qu'il ne leur fournit plus les informations et analyses auxquelles ils étaient habitués.

Autre "innovation": le journaliste acheté. "Contently", une autre de ces entreprises innovantes, met en contact des journalistes avec des entreprise ou des politiciens, pour produire des "reportages" de type publicitaire. Quant au magazine "Fortune", il a lancé un nouveau programme pour entreprises: TOC (Trusted Original Content). Le concept est simple: moyennant paiement, "Fortune" met ses journalistes à disposition pour produire des articles que les entreprises et boîtes de relations publiques peuvent ensuite diffuser sur leur site internet. Articles portant évidemment la signature "Fortune".

En Suisse, on n'en est pas encore (tout à fait) là, mais on en prend le chemin. Journaux et magazines sont toujours plus nombreux à acheter des articles tout faits. Parfois, ils sous-traitent même des rubriques entières, conséquence de rédactions toujours plus maigres. Pour les éditeurs, le calcul est vite fait: si un/e journaliste coûte en moyenne CHF 140.000 par année (salaire, charges sociales, place de travail, équipement, téléphone, etc.) et rédige 2 articles par semaine, 47 semaines par année, cela signifie que chaque article revient à CHF 1.500. Or, acquérir le droit de reproduire un article paru ailleurs est bien moins cher. Ainsi, les "bons" journaux et magazines, ceux qui continuent à investir dans une rédaction de qualité, capable d'enquêtes et d'investigations, amortissent une partie des coûts en vendant des articles que les moins "bons" sont ravis d'acheter.

Ainsi va le monde et même si le nombre d'utilisateurs des plateformes numériques des media augmente, les recettes publicitaires qui en découlent ne croissent que faiblement et ne compensent de loin pas la perte des recettes publicitaires de l'écrit. Conclusion (et merci à ceux qui chercheront à me convaincre que je me trompe): une partie de notre presse est condamnée et disparaîtra ces prochaines années.

 

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Michael Wyler

Heureux retraité, Michael Wyler est un ex. Ex avocat, ex directeur de feu le Groupe Swissair en Chine et ex dircom. Au passé comme au présent, journaliste, chroniqueur, père de Jonathan et Julie, dont il est fier, tout autant qu'il l'est de son épouse Cécile, hypnothérapeute, enseignante en hypnose et PNL, auteur et conférencière.