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Bosnie-Herzégovine : Le Haut Représentant a-t-il fait son temps ?

Drapeau portant l'emblème du Bureau du Haut Représentant. Source : N1

À quelques mois des élections générales en Bosnie-Herzégovine, le Haut Représentant de la Communauté internationale a tenté d’imposer sans succès une réforme de la législation électorale. Celle-ci a généré une vive polémique, de nombreux acteurs accusant celle-ci de favoriser les partis ethno-nationalistes. Alors que le Haut Représentant est critiqué pour son manque d’impartialité et la négation des valeurs de son institution, y a-t-il encore un sens à l’existence d’une telle fonction pouvant imposer des lois par décret en Bosnie-Herzégovine ?

Mercredi 20 juillet, l’antenne bosnienne du média N1 annonçait une nouvelle fracassante : le Haut Représentant de la Communauté internationale en Bosnie-Herzégovine Christian Schmidt aurait décidé d’imposer une réforme de la législation électorale. Cette législation fait en effet débat depuis plusieurs années et le sujet a connu un regain polémique suite à la proposition l’an dernier du parti ethno-nationaliste croate bosnien, le HDZ BiH, d’une réforme renforçant la séparation ethnique électorale, en vue des élections d’octobre prochain. La réforme électorale a depuis été dans l’impasse, les partis bosniens échouant à trouver un accord ; le Haut-Représentant Schmidt a alors décidé d’imposer celle-ci. Pomme de la discorde : le contenu de la réforme du Haut-Représentant reprend en principe les propositions du HDZ BiH, décriées par la majorité des autres partis du pays. Pour souffler encore sur les braises, une rumeur douteuse relayée par le média bosnien Klix.ba et pour l’instant restée sans sources ni preuves pour l’étayer prétend que Schmidt aurait reçu le texte directement du cabinet du Ministre des Affaires étrangères de la République de Croatie voisine, Gordan Grlić Radman.

Les réactions à la tentative d’imposition de la réforme par le Haut Représentant ne se sont pas faites attendre. Si le Peace Implementation Council (PIC), chargé de superviser  travail de celui-ci, est resté discret malgré le désaccord de certains de ses membres avec la décision de Christian Schmidt, la réforme imposée est à l’origine d’une controverse aussi violente qu’immédiate parmi les analystes et les politiciens de la région. En substance, les critiques venant des partis libéraux, sociaux-démocrates, et ethno-nationalistes bosniaques mais aussi de nombreux observateurs et experts dénoncent toutes la même chose : la réforme renforcerait les clivages ethniques et favoriserait les partis ethno-nationalistes, en particulier le HDZ BiH. Certains sont même allés jusqu’à parler d’une politique « d’apartheid », tandis que la crainte de voir apparaître une « Troisième Entité », annonciatrice selon certains de la fin de la Bosnie-Herzégovine, a de nouveau été exprimée – nous avions d’ailleurs publié un article à ce sujet il y a un an presque jour pour jour (en anglais). Des manifestations contre la réforme ont également eu lieu lundi 25 juillet et les jours suivants devant le bâtiment du Bureau du Haut Représentant à Sarajevo, regroupant près de 7’000 personnes le premier jour sous le slogan « Nous ne sommes pas des tribus, nous sommes des citoyens ». Le Parlement national lui-même, à l’exception du HDZ BiH, a adopté une résolution réaffirmant le caractère multiethnique du pays et s’opposant à la réforme.

A l’inverse, le leader du HDZ BiH Dragan Čović ainsi que le Premier ministre de Croatie et leader du HDZ dans ce pays, Andrej Plenković, en déplacement à Mostar en Herzégovine occidentale, une région à forte population croate, ont salué de concert la réforme ; le groupe HDZ au sein du Parlement de la Fédération de Bosnie-Herzégovine, l’entité concernée par la réforme, a même suggéré que seule l’implémentation de la réforme garantirait la survie de la Bosnie-Herzégovine en tant qu’État. Le leader sécessionniste serbe Milorad Dodik, de son côté, en a profité pour jeter de l’huile sur le feu en déclarant que la polémique était la preuve que la Bosnie-Herzégovine est divisée, et que plus rien ne peut l’unir.

Après de nombreuses rumeurs concernant l’abandon ou le maintien de la réforme, le Haut Représentant a annoncé le mercredi 27 juillet au soir après dix jours de silence complet qu’il n’imposera que des éléments « techniques » de la réforme et que les éléments les plus polémiques seraient ajournés. Néanmoins, le Haut Représentant Schmidt a clairement fait comprendre que si les partis politiques bosniens n’arrivaient pas à s’entendre sur la réforme électorale, il imposerait les éléments les plus polémiques qui avaient fuités dans la presse.

    Tout le pouvoir… aux partis ethniques ?

Tout ceci demande tout d’abord de revenir rapidement sur la polémique qui entoure la réforme de la législation électorale. Pour rappel, la Bosnie-Herzégovine reconnaît dans sa Constitution trois « peuples constitutifs » (Bosniaques, Croates, Serbes), ainsi que des « Autres » (Juifs, Roms, etc.), auxquels sont attribués des sièges et droits particuliers via un strict régime de quotas et vétos. Pour faire simple, le débat concernant la réforme de la législation électorale est principalement porté par le HDZ BiH, qui prétend depuis des années que les électeurs bosniaques élisent les représentants croates à la place de la population croate (par exemple le membre croate de la Présidence tripartite, Željko Komšić), et cherche alors à faire en sorte que seuls les électeurs croates puissent élire les représentants politiques appartenant à cette communauté. Pour plus de détails, voir notre article à ce sujet publié l’an dernier (en anglais).

La réforme proposée par le Haut Représentant porte selon N1 uniquement sur l’entité à majorité croato-bosniaque de la Fédération, et ne concerne pas l’autre entité bosnienne à majorité serbe, la Republika Srpska, ni le district autonome de Brčko. Sans entrer dans trop de détails, la polémique autour de cette proposition de réforme concerne entre autres les deux points suivants : premièrement, si un « peuple constitutif » représente moins de 3 % de la population d’un des 10 cantons de la Fédération, son délégué à la Chambre haute du Parlement de la Fédération serait apparemment transféré à un canton avec une plus grande population de cette ethnie, à rebours d’une déclaration de 2018 du Bureau du Haut Représentant lui-même ; deuxièmement, le nombre de soutiens de députés de groupes ethniques nécessaires à la nomination de candidats à la Présidence et Vice-Présidence de la Fédération passerait de six à huit. En pratique et pour faire simple, certaines analyses comme celles des média pro-bosniens Klix.ba ou Istraga.ba estiment que cela renforcerait notablement le pouvoir du HDZ BiH sur l’entité à majorité croato-bosniaque et le favoriserait dans les prises de décision.

L’entité de la Fédération et ses 10 cantons. Source : Wikicommons

Comme l’a développé le politologue Nenad Stojanović sur la base du modèle du dilemme du prisonnier issue de la théorie des jeux, l’implantation et le renforcement de logiques électorales ethniques  tend à automatiquement favoriser les partis ethniques. En effet, les électrices et électeurs, de peur que les membres de l’autre ethnie ne votent pour des candidats ethno-nationalistes qui favoriseraient leur ethnie au détriment des autres, sont ainsi incités à voter pour les partis nationalistes de leur propre ethnie, créant une sorte de cercle vicieux. L’expérience sur le terrain démontre d’ailleurs très aisément ce modèle. Alors que certains votants sont bien évidemment des nationalistes convaincus, il reste très fréquent d’entendre des électeurs libéraux ou même de gauche, s’intéressant peu aux questions ethniques voire ne soutenant pas les partis ethno-nationalistes, expliquer qu’ils votent pour ceux-ci par conviction que les votants des autres ethnies feront de de même.

La proposition de réforme soulève alors deux problèmes majeurs concernant le Haut Représentant lui-même.

    Le Haut Représentant a-t-il abandonné la démocratie libérale ?

Tout d’abord, cette proposition est en opposition complète avec les valeurs promues par la Communauté internationale, représentée par le PIC : le Bundestag allemand vient d’ailleurs tout juste de voter une résolution qui promeut la démocratie libérale en Bosnie-Herzégovine ainsi qu’un modèle politique moins ethnique pour celle-ci. Mais le Haut Représentant Schmidt est également en porte à faux vis-à-vis de jugements majeurs de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). En effet, dans pas moins de cinq verdicts tel le célèbre verdict « Sejdić et Finci » (2009), la CEDH a condamné le système électoral bosnien dans lequel certaines fonctions ne sont accessibles qu’à certaines ethnies et refusées à d’autres. Ainsi, par exemple, la Présidence tripartite, composée d’un Bosniaque, d’un Croate et d’un Serbe, ou la Chambre des Peuples au niveau national, composée de cinq représentants de chacun des trois « peuples constitutifs » précités, sont inaccessibles à ce que la Constitution bosnienne définit comme des « Autres » (Others), notamment les membres des communautés juives et romes. Jusqu’à ce jour, le Haut Représentant avait promu des réformes allant dans le sens d’une libéralisation de la vie politique, et s’était opposé aux partis ethno-nationalistes, qui préféraient ignorer les jugements de la CEDH et tenter plutôt d’implémenter les verdicts de la Cour constitutionnelle bosnienne comme dans le cas « Ljubić », qui demande en substance que seuls les électeurs d’une ethnie élisent les représentants politiques appartenant à celle-ci.

Or, si c’étaient les acteurs politiques (ethno-nationalistes) du pays qui avaient jusqu’à ce jour promu des valeurs contraires aux principes de la démocratie libérale et ignoré les jugements de la CEDH, c’est cette fois le représentant plénipotentiaire de la Communauté internationale qui impose des décisions allant dans cette direction. Il y a un côté tristement ironique à ce que ce soit un plénipotentiaire envoyé par des démocraties qui se targuent de leurs principes libéraux et anti-nationalistes qui implémente justement des réformes sapant les fondements de la démocratie libérale en renforçant des clivages ethniques que certains associent à une « balkanisation » stéréotypique.

Les détracteurs de Christian Schmidt n’ont d’ailleurs pas manqué ici de soulever ses liens avec la Croatie et particulièrement avec le HDZ, qui l’a décoré de l’Ordre d’Ante Starčević en 2020. Par ailleurs, dès sa nomination, Christian Schmidt avait été critiqué pour ses remarques ambiguës reprenant la rhétorique des partis ethno-nationalistes croates et pour sa trop grande proximité avec le leader du HDZ BiH Dragan Čović, première personnalité que Schmidt avait rencontrée immédiatement après son entrée en fonction. Le quotidien autrichien Der Standard, pour sa part, soutient que Schmidt aurait pris la décision d’implanter cette réforme sous une forte pression de diplomates américains et européens, dont certains se sont fait remarquer ces derniers mois pour leur soutien à des solutions proches de celles du HDZ BiH. La nouvelle est d’autant plus inquiétante qu’elle implique que ce ne serait pas seulement le Haut Représentant, mais bien toute une partie de la Communauté internationale et du corps diplomatique qui serait acquis à des solutions prônées par les partis ethno-nationalistes.

    Le Haut Représentant, obsolète ?

Deuxième problème, la situation remet une nouvelle fois en question le rôle et la légitimité du Haut-Représentant en Bosnie-Herzégovine. Le passé de cette institution pour le moins particulière est complexe. Le Bureau du Haut-Représentant (OHR) a été instauré suite à la signature des Accords de Dayton en 1995, dont il est la dixième annexe, comme institution ad hoc quelque peu improvisée censée superviser l’implémentation de la paix : l’histoire veut que Carl Bildt, le premier Haut-Représentant, se soit retrouvé littéralement largué dans Sarajevo sans logement et dans un bureau sans électricité ni chauffage (Merdzanovic 2015, p. 180). Lors de la Conférence de Bonn de 1997, le PIC décide d’octroyer au Haut Représentant des pouvoirs particuliers – et particulièrement flous – lui permettant d’imposer des éléments de législation ou des amendements constitutionnels aux cantons et entités, à l’exception de la Constitution nationale : ce sont les « pouvoirs de Bonn ». Comme l’explique le politologue Adis Merdzanovic dans Democracy by Decree (Ibidem Verlag, 2015), l’ouvrage issu de sa thèse consacré à l’OHR, les Hauts Représentants successifs ont au fil des années fait de moins en moins usage de ces compétences. Valentin Inzko, le Haut Représentant qui a précédé Christian Schmidt entre 2009 et 2021, n’y a que rarement fait recours jusqu’à sa dernière semaine de fonction, où il a imposé un amendement au Code pénal prohibant la négation des génocides et crimes de guerres reconnus par les instances nationales et internationales.

Passage de témoin de Valentin Inzko (droite) à Christian Schmidt (gauche), 2021. Copyright : AP Photo

Mais le mandat de Schmidt, commencé dans la polémique, semble prendre le contrepieds de ces prédécesseurs. Le nouveau Haut Représentant avait d’emblée exprimé qu’il était prêt à faire davantage usage des « pouvoirs de Bonn ». Ceci a soulevé de nombreuses questions de la part des experts de la région, soucieux de savoir quelle est la légitimité de ces décrets : le Haut Représentant était initialement pensé comme une institution temporaire, censée assurer l’implémentation des accords de Dayton, mais qui n’était pas destinée à durer près de trente ans. Plus encore, comme mentionné, les Haut Représentants ont progressivement délaissé les « pouvoirs de Bonn », considérés comme de moins en moins légitimes (le Haut Représentant n’est après tout pas élu, mais nommé par des gouvernements étrangers), pour laisser sa place au jeu démocratique et responsabiliser les élites politiques domestiques. Par ailleurs, certains experts ont exprimé des doutes quant à savoir si les « pouvoirs de Bonn » permettent véritablement au Haut Représentant d’imposer une réforme telle que celle que Christian Schmidt propose. En bref, l’imposition de la réforme électorale par Christian Schmidt paraît ainsi non seulement contraire aux valeurs promues par la Communauté internationale mais également anachronique, posant la question de la légitimité de l’institution dans le contexte actuel.

    Quo Vadis, Bosno i Hercegovino ?

Une chose est sûre, la Bosnie-Herzégovine n’avait pas besoin d’une telle situation. Si on qualifie souvent la situation prévalant en Bosnie-Herzégovine d’impasse (stalemate), il semblerait bien que non seulement celle-ci ne soit pas sur le point de se débloquer mais bien qu’elle se verrouille chaque jour davantage. Rappelons que le pays connaît depuis un an une grave crise institutionnelle du fait des velléités sécessionnistes serbes portées par Milorad Dodik dans l’entité de la Republika Srpska. La réforme proposée par le Haut Représentant, dans ce contexte et alors que les revendications du camp ethno-nationaliste croate se font de plus en plus virulentes avec le soutien et la bénédiction de Dodik, revient à jeter un bon litre d’huile sur le feu.

Près de trente ans après sa création, et alors qu’on ne pensait qu’il n’existerait que pour une décennie, il devient clair que l’OHR a plus que jamais besoin de redéfinir ses objectifs et ses priorités, mais surtout de reconsidérer sérieusement son existence même. Sans soutenir l’opposition de principe de la Chine et de la Russie concernant la non-reconduction du mandat du Haut Représentant – opposition principalement guidée par leur soutien à la politique sécessionniste de Dodik et par le rejet croissant par les deux puissances des institutions jugées « occidentales » –, il est néanmoins clair que les « pouvoirs de Bonn » ne peuvent plus être  utilisés sans générer de crise de légitimité, comme le démontre tout particulièrement le cas de Christian Schmidt. Si la place du Haut Représentant est elle-même à questionner, c’est aussi plus largement le cas pour le système politique issu des Accords de Dayton : depuis l’échec des réformes constitutionnelles générales du « paquet d’avril » de 2006, il est aujourd’hui clair face au blocage total et à l’envenimement du « conflit gelé » qui prévaut en Bosnie-Herzégovine, il y a plus que jamais un urgent besoin de repenser ce système de Dayton dans son intégralité avec des objectifs clairs. Le Haut Représentant Christian Schmidt ne représente ainsi pas tant – ou pas seulement – un pouvoir arbitraire, comme certains l’affirment, mais est bien au contraire un symptôme d’une Communauté internationale qui non seulement ne s’intéresse plus que marginalement à la Bosnie-Herzégovine, mais qui surtout semble elle-même perdre ses repères et être confuse sur les valeurs qu’elle souhaite défendre et promouvoir.

Pour aller plus loin : Adis Merdzanovic (2015), Democracy by Decree. Prospects and Limits of Imposed Consociational Democracy in Bosnia and Herzegovina, Ibidem Verlag.

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