Virginia Woolf et la jachère de l’esprit

Avez-vous déjà abordé l’été comme un moment précieux de jachère intellectuelle ? Durant quelques semaines, le cerveau se débranche des activités du quotidien pour se porter sur de nouveaux rivages. Qu’importe de s’étendre sur une plage ou de traverser sac à dos la forêt amazonienne, l’essentiel se trouve dans la mise au repos de notre cortex. Par analogie avec les champs laissés au repos pour améliorer leur rendement, les intérêts habituels sont relégués à l’arrière-plan pour favoriser le processus de régénération.

La lecture facilite à plein le processus de jachère intellectuelle. Mieux que (presque) toutes les activités, elle permet cette prise de recul si salvatrice pour la capacité créative. Etendu sur l’une des plus belles plages d’Europe – que je ne citerai pas pour éviter jalousies et emportements chauvins – j’ai parcouru Orlando, ouvrage publié en 1928 par Virginia Woolf (1882-1941). L’auteure de l’inoubliable Une chambre à soi (1929) y compte les aventures d’Orlando, jeune et richissime personnage qui traverse trois époques sans connaître le passage du temps. Toujours en pleine beauté, Orlando s’adonne à ses passions tout en parcourant l’histoire de l’Angleterre et de l’Europe. A travers les siècles, il se rêve écrivain et interroge sans relâche ce qui permet de distinguer une vraie œuvre littéraire d’un bavardage contemporain.

Scandaleux pour une époque trop prude, Woolf transforme son personnage principal en femme. Sans rien oublier de son passé de gentilhomme, Orlando troque ses attributs masculins contre la beauté du sexe dit faible. Woolf instille alors ses piques à l’encontre de la condition féminine, symbolisée par ces vêtements qui empêchent de se mouvoir. « La peste de ces jupes ! Pourrais-je sauter par-dessus bord et nager, habillée comme je suis ? Evidemment non. Il me faudrait donc m’en remettre à la protection d’un matelot. » Bloquée dans sa robe comme dans son ascension sociale, Orlando tente de joindre ses souvenirs d’hommes à ses expériences de femmes. Les images se font androgynes et le lecteur est emmené avec poésie et fermeté dans cette espace fait d’entre-deux. Un lieu où les ombres ne se distinguent plus clairement de la lumière.

De retour à Zurich en ce début août, je suis projeté dans la Street Parade et ses apparitions surnaturelles. Devant moi, deux belles créatures aux fesses musclées dandinent sur les rythmes électroniques. Ces Orlando modernes réitèrent l’invitation que Woolf avait formulée : entre et au-delà des sexes s’ouvre un monde composé de surprises et d’étonnement. Les convictions et les catégories les plus fondamentales s’y trouvent remises en question. L’espace d’un instant, le cerveau doit lutter pour faire entrer ce qu’il perçoit dans les modestes tiroirs préparés pour lui. L’effort surprend, trouble, repose. Une judicieuse jachère pour l'esprit.  

 

UP : ou pourquoi (même) la liberté ne doit pas devenir absolue

Depuis le 18 juin 2014, la Suisse compte un nouveau parti politique : UP, pour Unabhängigkeitspartei, ou parti de l’indépendance. Créé par l’ancienne présidente des jeunes PLR suisses Brenda Mäder, UP témoigne des errements d’une valeur qu’on érige en absolu. A sa manière, ce nouveau parti à l’ambition nationale – qui le différencie des éclosions politiques communales ou cantonales – raconte également les tensions internes du PLR. Comme un nouvel élève arrivé en cours d’année, UP vient ainsi s’intégrer dans la série des Verts-Libéraux, des pertes de membres à destination de l’UDC et des protestations d’une aile libérale-humaniste.

S’il est pour l’heure seulement présent dans le canton de Zurich et de Thurgovie, le nouveau venu mérite à plus d’un titre d’être mis en lumière. UP inaugure en effet une ligne politique pour l’heure presque inconnue en Suisse. Voici venir un parti à la ligne libertaire, prônant un Etat plus que minimal, des impôts « volontaires », une légalisation de toutes les drogues et une politique d’immigration ouverte.  Du primat absolu de la valeur liberté découlent les (quelques) justifications acceptables de l’action étatique.

En tant que mouvement critique, UP a le mérite de jeter une lumière crue sur le « pourquoi » de l’Etat et sa pertinence pour la vie en société. Les arguments avancés pèsent de bonnes questions sur l’obligation du service militaire, la légalisation du cannabis ou encore le suicide assisté. Dans la morose ambiance post 9 février, UP rappelle également à juste titre la cohérence et la nécessité d’une politique d’immigration ouverte. Les positions extrêmes forcent les autres partis politiques à affiner leurs positions et à réaffirmer leurs valeurs propres à l’aune de l’importance clef accordée à la liberté.

En tant que forces de propositions crédibles, les mouvances libertaires où s’inscrit le mouvement UP souffrent d’un double déficit. Le premier déficit se trouve dans l’absolutisation de la valeur liberté. La liberté peut être une valeur fondamentale, elle n’est jamais la seule valeur qui guide l’organisation de la vie en société. Accepter une diversité de valeurs pertinentes permet de rendre compte de la complexité de nos choix de société et de leurs conséquences pour chacun d’entre nous. La discussion que les plus grands penseurs mènent depuis des siècles autour des grands « duos » conceptuels – liberté/sécurité, liberté/égalité, liberté/solidarité – ne relève pas de l’incapacité ou de la mauvaise volonté. Ils reflètent la nécessité d’accommoder différentes valeurs pour penser et mettre en place un cadre de vie capable de rendre justice à chacun.

Le deuxième déficit touche à la vision de l’Etat et du cadre légal. Le slogan que l’on prête au PLR des années 1970 traduit la posture idéologique que le nouveau parti entend pousser aux extrêmes : « Plus de liberté, moins d’Etat ».  L’Etat est présenté comme l’ennemi de la liberté. Le slogan semble promettre que diminuer l’influence de l’Etat, c’est augmenter la liberté des individus. Cette opposition repose sur un malentendu fondamental. Dans une société où des individus profondément différents cohabitent et coopèrent, le cadre juridique doit être vu comme une condition de la liberté. Partir de l’idée d’une liberté infinie – sans contrainte aucune – relève d’une fausse vision. Dans une société dénuée de lois, il n’y a pas de liberté au sens où nous l’entendons. Il y a certes une absence de contraintes exercées par un Etat, mais une impossibilité de se dire libre face aux multiples dangers, menaces et incertitudes qui pèsent sur moi. Comme l’a formulé le philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679), théoricien du Léviathan, cette situation pousserait chacun à prendre des mesures préventives contre à son voisin. La situation déboucherait sur une véritable lutte de tous contre tous.

L’Etat rend possible la liberté au sein d’un groupe. Cette distinction est centrale car elle permet de montrer que la valeur de liberté se trouve des deux côtés de l’équation qu’on veut nous présenter comme étant simpliste. La défense de la liberté de certains se fait parfois au prix de la liberté des autres, à l’exemple de l’Etat social. En empêchant les plus pauvres de tomber dans le dénuement le plus total, notre Etat social préserve leur liberté, même s’il doit pour se faire lever des impôts. Un cadre conceptuel trop binaire ne permet pas de rendre compte de cette équation entre liberté et liberté.

UP traduit-il un mouvement de fond qui touche maintenant la Suisse? Le tea and fondue party débarque-t-il chez les Helvètes ? Combien sont-ils au centre-droit à souhaiter affirmer le primat absolu de la liberté, quitte à remettre en question certains piliers de l’Etat social ? Du côté du PLR, le mouvement pourrait attirer les jeunesses et certains promoteurs d’un retour à un discours clair et marqué. A ce titre, la première revendication d’UP consiste à exiger l’abolition de Billag. L’illusion de la simplicité la dispute a un populisme de bas étage. Du côté de l’UDC, la mouvance libertaire pourrait attirer une aile économique qui commence à craindre les effets négatifs d’un nationalisme qui passe gentiment du discours à la réalité. Combe de l’ironie, le plaidoyer pour une politique migratoire ouverte pourrait sonner juste auprès des patrons de PME et ramener certaines brebis égarées de l’économie de marché dans le giron d’un parti de l’ouverture.

Les think tanks: piqûre de créativité pour les démocraties

Ah Paris, ville des Lumières! Et si à l'avenir, il fallait également compter avec Paris comme capitale des think tanks? De passage avec une délégation du foraus – Forum de politique étrangère, l'occasion d'un échange avec Kevin Brookes, chercheur à l'université de Grenoble et auteur d'une contribution publiée par la Fondation pour l'innovation politique et intitulée: "L'Etat innovant: renforcer les think tanks" (avec Benjamin le Pendeven). Entre centralisme, pensée dominante et besoin de réformes, la cause des think tanks avance peu à peu. En France comme en Suisse.

Johan Rochel: Quel regard jetez-vous sur les think tanks en France ?

Kevin Brookes: Malgré une vraie tradition de clubs et de grands intellectuels, la France ne constitue pas une terre d’accueil pour ces acteurs de la démocratie que sont les think tanks. Ils y sont peu nombreux, très dépendants de l’Etat et souvent loin dans les classements internationaux en terme d’influence. Cependant, la situation est en passe de changer avec une vague d’éclosion de nouveaux think tanks au début des années 2000 comme Terra Nova ou la Fondation pour l’Innovation Politique qui sont parvenus à faire entendre leur voix au cours de la dernière campagne présidentielle.

Dans votre papier, vous avez comparé cette situation avec les Etats-Unis. Où sont les différences essentielles?

Les différences sont profondes avec le pays d’origine des think tanks. Nous pouvons en noter trois principales. Premièrement, la taille de ces organisations. La Brookings Institution, principal think tank américain généraliste (économiques, Relations Internationales, politique intérieure), avait un budget autour de 95 millions de dollars en 2012 contre 6,2 millions d’euros pour l’IFRI France. Deuxièmement, l’influence. Il est extrêmement difficile de le mesurer objectivement, mais dans notre étude nous avons repris des statistiques sur le nombre de citations dans les médias, le nombre de fans sur les réseaux sociaux, ou encore du nombre de visites des sites internet. Les Etats-Unis sont – à population égale – loin devant. Troisièmement, le mode de financement. En France, les plus gros think tanks sont des fondations d’utilité publique reconnues par l’Etat, et par conséquent la plupart de leur budget dépend de l’argent du contribuable, tandis que le financement des think tanks américains est principalement basé sur des fonds privés (donations, contrats, philanthropie…).

Votre analyse met directement en lien les think tanks et une meilleure capacité d'innovation. Les think tanks doivent-ils jouer un rôle d'empêcheur de tourner en rond pour les autorités?

Les acteurs politiques sont par nature dépendants dans leurs choix du chemin tracé par leurs prédécesseurs et par les services des Ministères en charge des différentes politiques publiques. Par leur indépendance, leur expertise et leur prise de recul, les think tanks peuvent secouer le débat public. Le temps de la réflexion étant beaucoup plus long que le temps de l’action politique, les think tanks peuvent fournir des idées adaptées à un monde en mutation. De plus, les think tanks peuvent aussi constituer un vivier de recrutement d’experts à même d’appliquer au gouvernement des recettes sur lesquelles ils ont réfléchi pendant des années. Les think tanks fournissent à la fois les outils et les acteurs pour sortir de l’immobilisme politique.

Comment améliorer l'impact des think tanks?

Il existe en France de nombreuses barrières pour que les think tanks puissent occuper la place qui devrait être la leur dans le débat public. Schématiquement, nous proposons deux types de pistes pour améliorer l’impact des think tanks. Premièrement, une réforme de leur statut. En France, ils peuvent relever selon leur taille et le bon vouloir des autorités en place de trois types de statut juridique. Il faudrait leur donner, comme aux Etats-Unis, un vrai statut juridique. La deuxième piste qu’il faudrait envisager est l’ouverture des autorités administratives et politiques aux think-thanks, en systématisant leur consultation lors des auditions parlementaires par exemple.

Droit international: l’heure de parler fort

Dans une tribune publiée la semaine passée dans L’Hebdo, le Sieur Charles Poncet s’en est pris vertement à l’étude du Prof. Walter Kälin sur les relations entre droit suisse et droit international sur la question de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). L’esprit taquin et la plume habile, Charles Poncet dénonçait une erreur de timing politique, enjoignant l’académicien à faire preuve de sensibilité. Comment peut-on ainsi agiter un «chiffon rouge» devant un «taureau qui ne demandait qu’à charger»?

A l’inverse du Sieur Poncet, j’aurais souhaité que le Prof. Kälin tonne de la voix et que son étude soit relayée dans tous les médias du pays. Sur la forme tout d’abord, le polémiste genevois semble confondre étude scientifique et opinion politique. Lorsqu’une association lui demande un avis de droit, le Prof. Kälin ne livre pas une note politique, mais une analyse juridique à travers laquelle il engage sa réputation de chercheur. Charles Poncet relaie avec légèreté les propos de l’UDC et de son communiqué de presse où l’étude est présentée comme étant «de gauche». Par ce biais, il laisse entendre que la position défendue par Walter Kälin est une position politique et tendancieuse. L’analyse du professeur bernois rappelle en substance une banalité: les engagements pris par un Etat doivent être tenus. Pacta sunt servenda pour le dire dans une langue qu’affectionne le Sieur Poncet dans ses chroniques.

Nonobstant la dimension scientifique et la recherche de vérité objective, faut-il être de gauche pour défendre les libertés et les droits individuels? Loin s’en faut, et on rêverait d’entendre la droite modérée monter au créneau pour défendre les libertés individuelles. Car derrière la controverse autour de cet avis de droit se cache la question de la pérennité du Centre suisse de compétences pour les droits humains, pour l’heure limité à un projet pilote d’une durée de 5 ans (2011-2016). Tous les citoyens sortent gagnants de l’existence de ce centre de compétences. Les questions liées à nos droits y sont traitées de manière scientifique et critique. Les partis politiques modérés arriveront-ils à transformer l’essai et à créer une véritable institution pour les droits de l’homme, dotée de moyens pour mener à bien sa mission et conserver son indépendance?

Sur le fond du propos, la chronique de Charles Poncet laisse un goût amer sur la vieille rengaine du «bon moment». Pour la défense des engagements internationaux de la Suisse, pour la protection des droits de l’homme ou pour le rappel de quelques fondamentaux, ce n’est jamais le bon moment. L’UDC a le vent en poupe, mieux vaut laisser la situation se calmer un peu. Mais cette illusion du « bon moment » ne traduit-elle pas qu’il est déjà trop tard ?

Nous avons besoin de voix fortes et décidées pour porter la pertinence des libertés individuelles. Clamons haut et fort que les juges de Strasbourg ne sont pas des juges «étrangers», mais qu’ils sont des juges «internationaux» que tous les Etats partagent. La juge suisse Helen Keller est toujours présente lorsque notre pays est mis sur le banc des accusés. Affirmons haut et fort qu’au-delà des polémiques gratuites, la Suisse n’a été condamnée qu’à 9 reprises en 2013, témoignant de l’excellent système de protection des libertés. Rappelons haut et fort que le respect de la Convention par la Suisse relève d’un engagement honnête et crédible. Au terme d’un débat approfondi et difficile, la Suisse s’est engagée en 1974 à respecter la Convention européenne des droits de l’homme. Si je signe un contrat pour acheter une maison, puis-je me rétracter une fois les ouvriers au travail? Si chaque pays applique ses engagements à la carte, le système international s’effondre. Respecter cet engagement met donc directement en jeu la souveraineté et la crédibilité de la Suisse.

La Suisse conserve bien sûr une marge de manœuvre politique. Comme l’UDC l’appelle de ses vœux dans son programme de législature, la Suisse peut dénoncer la Convention. Chaque citoyen suisse perdrait une garantie de protection de ses droits fondamentaux et de ses libertés. Mais sur le plan international, ce retrait donnerait un terrible signal politique à l’encontre des Etats peu respectueux que sont par exemple la Turquie ou la Russie. La Suisse rejoindrait la Biélorussie en tant que seul Etat européen non signataire de la Convention. Avec des amis comme la dernière dictature d’Europe, plus besoin d’ennemis.

 

Et toi, es-tu pro-européen?

Cette question désagréable jaillit au détour de presque chaque conversation sur l’Union européenne, l’immigration, le secret bancaire: «Mais toi, tu es pro-européen?». J’ajoute le point d’interrogation par sympathie. En vérité, le ton est plus à l’affirmation qu’à la question polie. Cette question m’énerve prodigieusement depuis de longues années. Cette semaine, elle m’a été posée une fois de trop. Je tente de canaliser mon énervement sous forme de chronique. D’autres lancent des initiatives populaires, chacun son truc.

De manière fondamentale, la question énerve parce qu’elle induit un débat tronqué. Elle énerve parce qu’elle fait le jeu des isolationnistes. Elle énerve parce qu’elle empêche depuis vingt ans un débat européen apaisé en Suisse.

Depuis décembre 1992, la question «es-tu pro-européen?» est la version raccourcie de la question «es-tu pour l’adhésion?». Cette question sous-entend donc plusieurs éléments très importants. Premièrement, elle suppose que la question de l’adhésion reste la pierre angulaire de toute discussion sur l’UE. Deuxièmement, elle suppose que l’UE peut être mise de côté dans une discussion de politique suisse. Le vice-président du PLR Suisse, le Genevois Christian Lüscher, souffre de ce syndrome lorsqu’il affirme espérer que la «question européenne» ne vienne pas «polluer la campagne des élections fédérales 2015» (Le Temps, 15 mai 2014). Plus grave, les acolytes du vieux monsieur zurichois et de son comité «UE Non» utilisent la question pour présumer que l’existence même de l’UE peut être remise en question. Dans leur imaginaire, l’UE disparaitra bientôt.

L’UE est une réalité que les décideurs politiques doivent accepter. Son importance économique, politique, sociale et culturelle s’impose à la Suisse. Sa pertinence se glisse dans chacune de nos discussions. Virtuellement, aucun sujet de politique suisse n’échappe à la dimension européenne. Dans ce contexte, la question d’être «pro-européen» n’a absolument pas de sens car il n’y pas d’autres options que de réfléchir à nos relations avec l’UE. A ce titre, le vieux monsieur zurichois est devenu le premier (ex)-parlementaire vraiment «contre-européen». Depuis deux semaines, il prône ouvertement une voie solitaire qui nie l’existence de l’UE et son importance pour la Suisse.

Outre cette frange coupée de toute réalité, nous sommes donc tous «pro-européens». Soit me direz-vous, la question n’est pas pertinente, mais elle n’est pas bien méchante non plus. Détrompons-nous. Depuis 1992, les isolationnistes entretiennent avec ferveur cette question. Qui s’en étonne? Dès qu’elle est posée, elle fait déjà 80% du travail de persuasion. Personne ne peut répondre par l’affirmative sans être rangé dans le camp de l’adhésion. La question crée un fossé dans n’importe quelle discussion politique car l’interlocuteur est forcé de réaliser un faux choix entre l’adhésion et la négation de la pertinence de l’UE. Le spectre politique des solutions constructives est éliminé d’une seule question: soit l’adhésion et l'isolement politique interne, soit la marche solitaire et l’isolement politique externe. De manière intéressante, le 9 février et l’action décidée du NOMES ont remis cette question au goût du jour. En effet, l’organisation est ouvertement pour l’adhésion et elle peut donc travailler avec aisance dans le champ conceptuel ouvert par la question.

Sous l’effet de cette question du «pro-européen», le match est perdu d’avance pour les forces politiques constructives. Il est urgent de la remplacer par une approche à la fois pragmatique et fonctionnelle. Dans cette nouvelle optique, la question ressemblerait à ceci: comment la Suisse peut-elle défendre au mieux ses intérêts auprès de l’UE?

Cette question exige de se focaliser sur les éléments clefs du débat: quels sont les intérêts de la Suisse et comment les défendre. La définition des intérêts peut-être réalisée de manière plus ou moins large, incluant notamment nos contributions de solidarité au projet européen. Il est essentiel de lier cette question à une définition substantielle de la souveraineté. Une Suisse souveraine est une Suisse qui défend ses intérêts, pas une Suisse qui s’arcboute sur des compétences vidées de leur substance. La question des moyens pour défendre ces intérêts ouvre un spectre de solutions institutionnelles qu’on peut ensuite décliner selon les thématiques. Le degré de collaboration peut varier selon la sensibilité des sujets abordés. A titre d’exemple, nous n’aurons pas le même degré de collaboration sur le contrôle des frontières, en matière de recherche ou dans le domaine de la sécurité militaire.

L’essentiel se trouve dans l’espace de dialogue politique qu’ouvre cette nouvelle question. La discussion ne se pose plus en noir et blanc, elle permet des nuances et des avancées. L’adhésion n’est pas exclue à titre d’option politique. Elle représente l’une des réponses possibles à la question «comment défendre au mieux nos intérêts». Cette approche permet aux supporters du NOMES de mettre en avant des éléments substantiels permettant d'expliquer pourquoi une Suisse forte est une Suisse membre. Grâce au nouvel espace de dialogue, nous quittons le terrain idéologique. A l’inverse, l’option de l’«Alleingang» semble exclue, à moins de pouvoir démontrer que l’isolement est la meilleure façon de défendre nos intérêts. C’est en posant avec fermeté cette question aux isolationnistes que la faiblesse de leur argument apparaitra.

La prochaine fois que votre interlocuteur vous demande si vous êtes «pro-européen», croquez une chips et buvez une gorgée. Puis relancez la discussion en demandant comment la Suisse peut défendre au mieux ses intérêts auprès de l’UE. La conversation sera bien plus intéressante. Pari tenu.

 

Deux idées pour une Suisse en mouvement

Le Forum des 100 cuvée 2014 a fait la part belle aux idées pour la Suisse de demain. Retrouvez deux idées pour une Suisse en mouvement parmi les 101 idées compilées dans un grand "brainstorming" (numéro du 15 mai 2014):

Pour un think-tank de la mondialisation

La Suisse doit avancer ses cartes avec l’idée de devenir, dans le monde multipolaire qui s’est installé, le lieu de réflexions de la mondialisation. Là où l’organisation du monde de demain est conçue, pensée, à défaut d’être décidée. Sur le plan interne, cela permet à la Suisse de mettre sa neutralité et son excellence dans la recherche et l’innovation au service d’une cause plus importante, à savoir se battre pour une cohabitation harmonieuse de tous à l'échelle du globe. Cette nouvelle vision du rôle de la Suisse passe par l’atout que représente la Genève internationale, notamment sa concentration d’acteurs du «soft power». A titre d’analogie, il faut développer de manière consciente et affirmée le rôle que le WEF joue déjà durant une semaine. La Suisse doit aspirer à devenir pour l’ordre mondial de demain (ses normes, son architecture, son fonctionnement) ce que le WEF est à l’économie mondiale.

Des antennes "Swissnex politiques"

La Suisse doit massivement développer sa capacité à (1) se connecter et (2) influer les bonnes personnes à l'international. Cela passe par un renforcement de la diplomatie non-officielle, dite de second track. Celle-ci se comprend en renfort et en complément de la diplomatie officielle.

Le réseau "Swissnex" a ouvert la voie pour la politique suisse de l'innovation et de la science. A sa manière, ProHelvetia assure la promotion des artistes suisses à l'étranger (Paris, NY,…). Il s'agit de développer ces deux modèles pour mettre sur pied un modèle plus politique, capable de faire circuler du contenu tout en assurant que la Suisse et ses représentants aient un accès privilégié aux décideurs étrangers. C'est l'idée d'un réseau de "Swissnex politiques", version helvétique des réseaux d'influence que sont l'alliance française ou l'Institut Goethe.

Ce Swissnex politique pourrait prendre la forme d'un lieu de rencontre, de sensibilisation et de mise à disposition de nos expériences/expertises helvétiques (en matière de démocratie directe, cohabitation des minorités, fédéralisme, innovation, etc. – les différents éléments du "modèle suisse"). La Suisse en profiterait pour se présenter comme étant "au service" de ses partenaires, soucieuse de les aider.

L’étrange rendez-vous de 2016

Ils se succèdent à la tribune des soupirants. Tous veulent nous convier au rituel helvétique d’un dimanche de votation où le peuple décide de son avenir. Le président Didier Burkhalter a ouvert les feux en proposant une votation en 2016 sur l’avenir de nos relations avec l’Europe. Christoph Blocher l’a suivi vendredi 9 mai en annonçant les préparatifs pour un grand combat européen. Au terme des « Etats généraux européens » du samedi 10 mai, le Nouveau Mouvement Européen Suisse (NOMES) boucle la liste des rendez-vous avec l’appel à un nouveau vote populaire.

Le peuple suisse a donc reçu un triple rendez-vous européen. La phase dans laquelle nous entrons est essentielle car elle vise à définir les alternatives qui seront proposées lors de ces différents rendez-vous. Dans toute négociation, une bonne partie du résultat se joue dans cet effort de définition. Voterons-nous sur l’alternative entre A et B, ou entre A ou C ?

Le NOMES et Christoph Blocher poursuivent la stratégie de la montée aux extrêmes. Dans sa résolution, le NOMES appelle les citoyens à se préparer à une votation sur l’ « isolement ou l’adhésion ». Christoph Blocher oppose le « rapprochement institutionnel » et l’« adhésion à l’Union européenne » à la défense de « l’indépendance, la neutralité et les droits populaires ». Le ton se veut combatif, le vocabulaire guerrier. Nous avançons vers un combat où les prisonniers et les dégats collatéraux semblent secondaires. Il reste à prouver que  Christoph Blocher pourra rallier l’entier de son parti à cette cause extrême. Dans l’interview diffusée sur «Teleblocher», il mentionne explicitement la mise en commun des forces de l’UDC, de l’ASIN (Action pour une Suisse indépendante et neutre) et du nouveau « Comité UE non ». Si elle existe encore, l’aile pragmatique de l’UDC doit se préparer à un rude combat interne – surtout si le Zurichois engage sa fortune personnelle.

Ces deux stratégies ont d’intéressants points communs. Premièrement, ils laissent entendre que la question est une décision helvético-suisse. L’UE n’est pas considérée comme un partenaire au sens fort, mais comme une sorte d’objet extérieur que la Suisse peut  choisir d’ignorer ou qu’elle doit absolument rejoindre. Sur la vision qu’entretient la population suisse de l’UE, la victoire de l’UDC est presque totale. Depuis 20 ans, elle a réussi à imposer l’idée que l’UE n’est pas un partenaire avec qui nous devons négocier et trouver des arrangements. L’UE est un monstre mécanique qui veut nous imposer ses décisions et que nous devons repousser sans autre forme de considération.

Deuxièmement, aucune des propositions n’intègre vraiment le vote sur la libre circulation. Le 9 février a joué le rôle d’étincelle, mais son résultat est intégré dans un nouveau rendez-vous sur l'avenir de nos relations bilatérales. A ce titre, le jeu du tribun UDC fait clairement apparaître que son objectif numéro un consiste à torpiller les relations bilatérales. L’immigration ne joue qu’un rôle très secondaire et Christoph Blocher laissera tomber cet épouvantail dès qu’il aura joué son rôle. Du côté du NOMES, on poursuit clairement l'objectif de continuer à légitimer le questionnement sur l'adhésion. L'effort de "benchmarking" dans le débat européen bat son plein.

A l’inverse de ces stratégies extrêmes, le président Burkhalter propose un choix alternatif entre le renouvellement de notre rapport bilatéral avec l’Union et la poursuite d’un statu quo jugé désavantageux pour le pays. Dans l’interview qu’il a accordée à la « NZZ am Sonntag », le président rappelle lapidairement qu’il « vise la meilleure solution pour la Suisse, ni plus, ni moins ». Cette approche est la seule qui permette de mettre au cœur de la discussion les intérêts du pays dans le contexte d’une véritable négociation avec l’UE. La question qui doit nous guider est la suivante : comment la Suisse peut-elle coopérer avec l’Union de manière à ce que notre pays puisse défendre au mieux ses objectifs ?

Le président Burkhalter a raison de poursuivre son approche pragmatique, laissant aux autres acteurs le soin de placer leurs différents « benchmarks ». Néanmoins, cette stratégie reste une coquille vide si le Conseil fédéral ne s’empresse pas de l’intégrer dans un discours fort basé sur des valeurs. Il reste deux ans et un renouvellement complet du Parlement fédéral pour mettre sur la table et expliquer pourquoi une Suisse libre, intelligente et confiante est une Suisse qui négocie à tous les échelons de l’UE et qui cherche un contact privilégié avec tous les partenaires capables d’assurer une prospérité commune.

Pour une autodétermination au service de l’autonomie

«Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est chargé de dynamite» (1921). La formule du secrétaire d’Etat du président américain Woodrow Wilson, Robert Lansing, frappe les esprits au moment de regarder du côté de l’Ukraine. Tant dans la crise de Crimée que dans la gestion des territoires proches de la Russie, l’autodétermination fait planer son ombre ambivalente, à la fois libératrice et menaçante. Son passage excite les nationalistes, affole les voisins et fait trembler les minorités. Le syndrome du morcellement façon Balkans n’est jamais loin. La dynamite fait peur.

Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est l’un des piliers de l’ordre international moderne. Aux côtés des autres valeurs des Nations-Unies telles que la paix et la sécurité, l’autodétermination est l’une des normes fondatrices de l’architecture du droit international. Si son importance générale n’est pas remise en question, l’invocation de ce droit dans un cas particulier, en Ukraine comme ailleurs, pose deux défis immédiats: comment définir le «peuple» et que comprend cette revendication à disposer de soi-même?

Admettons que nous puissions régler la question de la définition d’un peuple, tout du moins dans un cas d’espèce. Les principales affaires d’autodétermination portées devant la Cour internationale de justice – anciennes colonies, Afrique du Sud, Timor, Palestine, Kosovo – n’ont jamais porté sur l’existence d’un peuple. Celui-ci a toujours été reconnu et accepté par les parties en conflit. Cela s'explique par le fait que les différents «peuples» qui ont fait valoir leur droit ont été des entités géographiques relativement bien identifiées. La question de l’autodétermination se pose dans le monde qui est le nôtre, avec ses frontières souvent injustes, mais existantes. Le droit international accorde une grande importance à ces frontières comme gages de stabilité. Dans ces conditions, la question du peuple ne vise pas à faire table rase du monde tel que nous le connaissons pour redessiner entièrement notre mappemonde. Dans la plupart des cas, la définition du peuple peut donc être appréhendée de manière très fonctionnelle, signifiant les habitants d’un territoire donné.

Plus que sur l’existence d’un peuple, le nœud du problème porte donc sur les prétentions avancées au nom de l’autodétermination. Sur ce point, on peut distinguer deux visions de l'autodétermination. La vision traditionnelle de l’autodétermination est née des luttes coloniales. Soumis à la tutelle,  la revendication des peuples était claire: un Etat, c'est-à-dire l’indépendance la plus complète sous forme d’entité souveraine. A ce titre, l’autodétermination fut longtemps traitée comme un droit à fonder son Etat, si nécessaire par la sécession.

Cette vision de l’autodétermination est-elle encore pertinente au-delà des luttes coloniales? La Cour internationale de justice peut être interprétée comme posant les bases d’une nouvelle approche. Pour elle, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes exige «l'expression libre et authentique de la volonté des populations». Ce droit renvoie donc en première ligne à une procédure de co-décision où les habitants sont pris au sérieux, considérés comme des interlocuteurs légitimes et qui doivent être traités comme des égaux. A ce titre, l’Afrique du Sud de l’Apartheid est un exemple parfait de situation où une majorité de la population n’est pas prise au sérieux et n’est pas respectée.

En filigrane apparaît alors une nouvelle vision de l’autodétermination, centrée sur la capacité des peuples à décider pour eux-mêmes de manière autonome. Mais cette autonomie ne se décline plus par la séparation, par une souveraineté formelle mais souvent vide de véritables compétences. Cette autonomie devient protection contre la domination. Elle fonde une garantie de ne pas être livré au bon vouloir des plus puissants. Cette autodétermination se construit sur une revendication "démocratique". Les mécanismes garantissant l’autonomie doivent être à même de protéger la volonté des populations. Dans le même temps, cette autonomie est profondément relationnelle. Il s’agit de repousser la chimère d’une indépendance par l’isolement et de souligner la nécessité d’entretenir des relations pacifiées avec ses voisins et ses propres minorités, souvent avec d’anciens ennemis. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes s’apparente à un appel pour des relations réglées sous l’égide du droit, respectueuses de l'autonomonie (relationnelle) de chacun. A l’aune de cette nouvelle vision, la sécession devient une mesure ultime, seulement justifiable lorsque des exactions mettent en danger l’existence d’un peuple. Quand tous les remèdes sont épuisés, l’autodétermination prend la forme d’un droit à la sécession.

De manière générale, cette approche fournit un argument fort pour des mesures garantissant l’autonomie des minorités au sein d’une entité plus importante. On y décèle une dimension fédéraliste que les politiques sont appelés à décliner en différentes mesures. Toutes doivent permettre aux populations d’exercer une certaine autonomie sur leurs choix les plus importants. Les revendications exprimées par la Crimée, l’Ecosse ou encore la Catalogne devraient donc se comprendre comme des demandes d’autonomie. Dans ces cas, l’autodétermination ne conduit pas à la sécession, mais à un arrangement plus ou moins fédéraliste au sein d’un réseau de relations où toutes les parties doivent être prises au sérieux.

Sur le plan de notre politique étrangère, cette question est au cœur de plusieurs intérêts fondamentaux de la Suisse: la défense et le développement du droit international (notamment la Charte des Nations-Unies), la promotion de l’Etat de droit et de la prospérité qu’il fait naître et la défense de la stabilité globale. A cela s’ajoute la présidence suisse de l’OSCE et les efforts diplomatiques suisses pour apaiser la crise ukrainienne. Combinons ces intérêts et cette actualité sous forme de programme politique: pourquoi la Suisse, forte de sa longue expérience fédéraliste et de sa réputation internationale, ne se ferait-elle pas le défenseur d’une nouvelle vision de l’autodétermination des peuples ? On peut rêver mission moins gratifiante.

Le 9 février, une fenêtre d’opportunités pour l’Europe ?

Alors que la Suisse bricole à plein régime des solutions aux défis posés par l'après 9 février, les Européens se préparent à aller aux urnes pour renouveller leur Parlement. Peu d'électeurs auront une pensée pour la petite Suisse, alors que leur choix sera décisif pour l'avenir des relations bilatérales, notamment sous l'angle de la composition de la nouvelle Commission européenne. Pour les nouvelles autorités, le vote suisse pourrait ouvrir une intéressante fenêtre d’opportunités politiques sur le plan institutionnel. En raison de son timing particulier, les défis soulevés ne sont pas sans évoquer les questions que posent à l’UE des pays comme la Turquie, l’Ukraine ou même le Royaume-Uni.

Le test suisse pour une Europe à plusieurs cercles

Sur le plan institutionnel, la votation sur le retour des contingents tombe à un moment crucial pour l’avenir des relations bilatérales. En effet, depuis près de deux ans, des pourparlers préparatoires ont lieu sur l’opportunité et la forme d’un accord institutionnel cadre entre la Suisse et l’UE. Le but de cet accord serait d’offrir un cadre général au réseau très dense d’accords tissés entre les deux partenaires. Dans ce cadre, la constellation qui résulte du vote suisse est explosive à plus d’un titre. L’un des Etats-tiers les plus intégrés institutionnellement à l’UE décide en votation populaire de porter un coup à l’une des valeurs cardinales de l’Union et, par là-même, de remettre en question l’un des accords clefs de la relation bilatérale. Vue sous cet angle, la question de la poursuite des relations bilatérales entre l’UE et la Suisse est indissociable de la question des différents cercles – ou « vitesses » – d’intégration qui pourraient caractériser l’UE de demain.

La question de ces différents cercles d’intégration se pose déjà de manière aigue au sein de l’UE quant aux différentes compétences données aux Etats de la zone euro. Comment le parlement européen va-t-il pouvoir faire cohabiter de manière sereine les décisions relatives à la zone euro et les décisions touchant à l’ensemble des Etats-membres ? Une interrogation similaire se pose pour d’éventuels futurs Etats-membres que l’UE ne souhaite intégrer qu’à reculons – comme la Turquie – ou qui eux-mêmes sont très divisés sur la question – comme l’Ukraine. S’y ajoutent les régions potentiellement sécessionnistes comme la Catalogne ou l’Ecosse et les micro-Etats. La Suisse et les pays de l’EEE – notamment l’Islande et le retrait récent de sa candidature d’adhésion – complètent ce casse-tête institutionnel débouchant sur une question centrale : comment l’UE peut-elle gérer de manière efficace et satisfaisante ses relations institutionnelles avec des partenaires aux attentes si disparates ?

Pour jauger de cette question, il importe de revenir aux fondamentaux de l’Union. Depuis Maastricht au tournant des années nonante, l’Union politique a été conçue comme une Union de citoyens. Les Etats-membres conservent d’importantes compétences dans de nombreux domaines, mais la citoyenneté commune place le projet européen sur une orbite supranationale. Cette orbite est inséparable de l’idée d’égalité : tous les « nationaux » sont des citoyens européens munis de droits identiques. En effet, avant d’être des immigrants, les Portugais, les Polonais ou les Croates se déplaçant au sein de l’UE sont tous des citoyens égaux de l’Union. L’image du passeport européen que tous les citoyens de l’Union partagent prend tout son sens : il ouvre les portes de l’espace de l’Union. En s’attaquant symboliquement à la libre circulation, c’est ce point névralgique que le vote suisse a touché. Pire, en arguant qu’elle n’a plus la légitimité pour élargir la libre circulation à la Croatie, la Suisse discrimine dans une communauté d’égaux.

Le vote suisse comme fenêtre d’opportunités politiques pour l’UE ?

Pour les autorités de l’UE, le timing croisé entre le vote du 9 février et les négociations sur un accord institutionnel pourrait offrir une fenêtre d’opportunités pour tenter une expérience grandeur nature sur les différents cercles institutionnels d’intégration. Sans prendre de risques politiques majeurs, l’UE pourrait tester un nouveau modèle d’intégration, explicitant comment elle voit le lien entre l’Union économique et l’Union politique pour un Etat-tiers comme la Suisse. Sans exagérer la formule, on peut affirmer que la Suisse du 9 février remet en cause le cœur de l’Union politique, tout en souhaitant négocier un accès privilégié à l’Union économique. Ne manque que la laitière persiflent les mauvaises langues.

On peut lire en filigrane des négociations entre la Suisse et l’UE sur l’accord institutionnel l’esquisse de la stratégie européenne vis-à-vis d’Etats-tiers particulièrement intégrés. Sur l’aspect procédural tout d’abord, l’UE semble exiger de la Suisse qu’elle reprenne de manière dynamique – et non automatique – le développement de l’acquis européen. L’UE veut éviter que les accords bilatéraux et sectoriels statiques ne perdent peu à peu en pertinence. Afin d’éviter le développement de régimes juridiques disparates, les discussions portent également sur la mise sur pied d’un système de surveillance de l’application des accords.

Sur l’aspect substantiel, la réaction intransigeante de l'Union après le 9 février semble traduire que l’accès au marché commun passe par l’acceptation des fondamentaux de l’Union politique. En d’autres mots, un accès privilégié est possible, mais le système « à la carte » trouve sa condition dans l’acceptation de bases non-négociables. Du point de vue de l’Union, cette position est cohérente. Elle lui permet d’assurer la discipline dans ses propres rangs, rappelant notamment à l’adresse du Royaume-Uni et des autres Etats tentés par un statut « particulier » que le statut de citoyen de l’Union est synonyme de droits individuels valables pour tous les Européens.

La Suisse peut-elle pro-activement tirer parti de cette fenêtre d’opportunités ? Une telle stratégie reposerait sur deux étapes. La première concerne tout d’abord nos diplomates et leur capacité à tirer le meilleur de la négociation avec l’UE. La seconde, bien plus imprévisible, touche au débat de politique intérieure. Les citoyens sont invités à dire quel prix ils sont prêts à payer pour continuer à s’assurer un accès privilégié auprès de leur grand voisin, partenaire et parfois ami.   

Cette contribution est une version raccourcie d’un texte à paraître dans « L’Opinion européenne », publication du think-tank français « Fondation pour l’innovation politique ».

 

Qui sera l’Iznogoud du NOMES?

Chacun d’entre nous a déjà été confronté au syndrome «Iznogoude»: un collaborateur prêt à tout pour prendre la place du calife. Jouer des coudes, frapper dans le dos, ou quand tous les coups sont permis pour accéder au poste tant convoité. Pour le Nouveau Mouvement Européen Suisse (NOMES), les Iznogoudes manquent à l’appel. Problématique, car la calife, Christa Markwalder, conseillère nationale PLR du canton de Berne, a récemment annoncé vouloir remettre son poste de présidente. Elue en 2006, la Bernoise dit vouloir préparer au mieux son année de présidence du Conseil national en 2015/2016. L’Assemblée générale du NOMES du 10 mai prochain aura pour délicate mission de trouver un(e) successeur(e) à Christa Markwalder.

L’ambiance post-9 février rend le départ de la conseillère nationale particulièrement symbolique. Le poste vacant fait clairement apparaître le manque de remplaçants. D’aucuns diraient sans rougir «l’absence». Pour remplir au mieux les objectifs du NOMES, son président devrait être une personnalité du centre-droit alémanique, capable d’assurer le dialogue aussi bien avec une gauche traditionnellement plus ouverte à l’idée européenne qu’avec les milieux économiques. Il devrait savoir faire preuve d’un enthousiasme sans faute pour défendre l’idée européenne et contester la vision des nationalistes-romantiques de l’Albisgütli. Mais qui, dans les partis du centre-droit et au sein du PLR, souhaiterait se profiler sur l’Europe? Qui a l’ambition et les moyens de proposer une véritable vision de l’avenir de la Suisse avec son partenaire européen?

Cédant à la facilité de quelques lieux communs sur la «voie bilatérale» et l’ «importance économique de l’Europe», les partis du centre-droit ont asséché leur potentiel de réflexions européennes. Toute velléité de s’intéresser à l’Europe autrement que sous la forme d’un «bashing» ou d’une vénération du Dieu de la voie bilatérale est punie par le mépris. A ce titre, Christa Markwalder, dans la lignée de son prédécesseur Yves Christen, est l’une des dernières représentantes de la réflexion européenne au centre. A passer en revue les papables, on ne voit vaguement qu’Elisabeth Schneider-Schneiter (PDC, Bâle-campagne), Tiana Moser (Verts-libéraux, Zurich), Kathy Riklin (PDC, Zurich) ou Pirmin Bischof (PDC, Soleure). Doris Fiala (PLR, Zurich) co-préside depuis mars le groupe parlementaire Suisse-Europe, groupe dont le secrétariat est assuré par le NOMES. Peut-on prêter une ambition européenne à la Zurichoise, également vice-présidente de l’assemblée parlementaire du  Conseil de l’Europe ? Inutile de se faire trop d’illusions, les intérêts européens ne sont qu’à peine mentionnés sur les sites personnels de ces élus…Si Iznogoude veut le califat, il cache bien son jeu.

La difficulté de recruter un candidat va de pair avec la difficile mission du NOMES. Sur la page d’accueil du site, Christa Markwalder est citée avec la phrase suivante : «Nous travaillons pour que la Suisse devienne un membre actif de l’Union européenne et pour que les Suissesses et les Suisses obtiennent le droit de vote européen.» Quel politicien suisse (du centre ou de droite) croit pouvoir être élu avec une telle déclaration?

Afin de débattre des suites du 9 février, le NOMES appelle ses membres et les intéressés à participer le 10 mai aux «Etats généraux européens». Le mouvement peut-il encore espérer convaincre et faire avancer les choses en fixant comme objectif l’adhésion de la Suisse à l’UE? Doit-on considérer que cette question pourrait rapidement (re)devenir pertinente si la Suisse devait être mise à l’écart du marché européen? Ou doit-on au contraire penser que cette question est farfelue au point de couper le contact avec les décideurs et la population? Autant de questions difficiles pour un(e) président(e) encore aux abonnés absents. A moins que le califat ne bascule à gauche, là où quelques Iznogoudes pourraient se lancer dans la course.