Valait-il la peine de lancer le referendum?

Alors que les résultats de la votation sur l’asile sont tombés, il importe de se demander s’il valait la peine de lancer le referendum. Les voix critiques de l’ensemble du spectre politique avaient prévenu que le referendum serait certainement contreproductif. On s’attendait à une campagne propice à tous les dérapages, menée sur le dos des demandeurs d’asile et des migrants en général.

Surprise : la campagne a plus été inexistante que déshonorante. Les organisations de défense des migrants ont pu faire valoir leurs arguments dans de nombreuses rencontres et conférences, sans jamais parvenir à lancer une véritable campagne. Etrange situation où les adversaires du referendum  semblaient particulièrement absents, se bornant à répéter sans cesse le mantra de l’ « attractivité de la Suisse».

Ce dimanche, c’est surtout une certaine façon de faire de la politique et de poser la question de l’asile qui sort gagnante. Une politique « symbolique »  qui fait tourner la machine législative pour donner l’impression de prendre des mesures fortes. Qu’importe l’efficacité de ces décisions, seule compte leur importance symbolique. Ainsi, sur nombre de propositions particulièrement disputées, on a entendu les promoteurs des changements répéter en boucle la nécessité de faire baisser l’attractivité de la Suisse. Mais où sont les chiffres qui montrent que les mesures urgentes de septembre 2012 pourraient permettre d’atteindre ce but? Au-delà de débats sur la tradition humanitaire suisse, les citoyens ont-ils reçu des preuves tangibles de l’efficacité des mesures proposées ?

Sans surprise sur le fond, cette politique du symbole a reçu aujourd’hui une reconnaissance démocratique impressionnante par son ampleur. Et cela de la meilleure façon possible, ayant réussi à éviter tout débordement xénophobe. Politiquement, la cause des demandeurs d’asile et des migrants est devenue plus dure, la majorité des citoyens ayant montré qu’elle ne se souciait pas de chiffres et de preuves. A ce titre, le score massif indique même que les politiciens du symbole ont reçu une forme d’encouragement populaire. Pourvu que le Parlement fédéral légifère, le reste importe peu. Mais les citoyens doivent se méfier et exiger des décideurs politiques des preuves tangibles de l’efficacité des lois promulguées. A  défaut, on risque de basculer dans le brassage d’air législatif mené sur le dos de ceux qui n'ont aucun moyen de se défendre politiquement.  

Adieu la “carapace”, vive la souveraineté “stratégique”

La Suisse a mal à sa souveraineté. La pression internationale sur sa place financière, les limites « imposées » par le droit international et l’ombre menaçante de l’Union européenne mettent la Suisse sous tension. Les politiques de tout bord appellent à un regain de fierté afin de sauver la souveraineté. Mais que faut-il exactement sauver ? Et pourquoi la souveraineté est-elle si fondamentale pour notre pays ?

La souveraineté « carapace »

Pour la majorité des décideurs politiques, la souveraineté est un ensemble de droits inaliénables de notre pays. En vrac, le droit de choisir notre politique migratoire, le droit de sauvegarder le secret bancaire ou encore le droit d’assurer la sécurité par le biais d’une armée de milice. Ces droits visent à protéger notre liberté et notre indépendance de citoyens. Face aux pression, la réaction semble couler de source : il faut défendre avec ardeur chaque parcelle de souveraineté.

Cette conception de la souveraineté n’est pas fausse, mais elle ne permet de capter qu’une partie de la valeur de la souveraineté. Elle laisse penser que la souveraineté s’apparente à une « carapace » dont on enlèverait peu à peu les écailles de protection. Au final, la Suisse risque d’être nue, soumise à tous les dangers. Statique et défensive, cette souveraineté « carapace » fonctionne à la façon d’œillères : elle nous prive des outils permettant d’améliorer la position suisse.

Les objectifs et intérêts suisses au cœur d’une nouvelle approche

Nous devons réinvestir la souveraineté avec plus de potentialités : elle doit redevenir un outil au service de la Suisse, et non une source permanente de conflits et de blocages politiques. De manière dynamique et positive, la souveraineté pourrait être définie comme la capacité de la Suisse à poursuivre ses objectifs de manière efficace. La « sauvegarde » et la « protection » de la souveraineté cèdent leur place à une lecture tournée vers l’action. L’exercice de la souveraineté vise à atteindre nos objectifs et à maximiser nos intérêts.

Cette nouvelle façon de poser les termes du débat permet de distinguer clairement entre objectifs et compétences. D’une part, elle met en avant la capacité de la Suisse à déterminer librement quels objectifs elle souhaite poursuivre. Par voie démocratique, les citoyens doivent pouvoir choisir ces objectifs en toute indépendance.  D’autre part, elle désacralise l’exercice de la souveraineté. Au gré des situations et des alliances, certaines compétences peuvent être déléguées ou partagées afin d’être mises au service des objectifs choisis. Avec cette conception, on passe d’un modèle « carapace » à un modèle de souveraineté « stratégique ».

Sur le cas de la Cour européenne des droits de l’homme, cela signifie qu’il faut distinguer entre la décision suisse de poursuivre ses objectifs en ratifiant un traité et la délégation de certaines compétences. Primo, la Suisse a librement choisi d’adhérer à la Convention car elle estimait qu’une telle décision servait son intérêt. Lorsqu’elle fait ce choix, la Suisse prend en considération ses objectifs propres et immédiats, mais vise également à plus long terme, cherchant par exemple à assurer la paix et la stabilité en Europe. Secondo, sur la base de cette décision librement prise, la Suisse choisit de déléguer certaines compétences à la Cour de Strasbourg. Elle accepte notamment son contrôle sur la base de la Convention et s’engage à mettre en œuvre ses décisions. Selon la vision de la souveraineté « carapace », la Suisse a perdu des écailles ; pour la souveraineté « stratégique », la Suisse a exercé sa souveraineté et l’a mise au service de ses objectifs.  Pour l’une, la Suisse est perdante; pour l’autre, elle s’affirme et défend ses intérêts.

Une réflexion similaire s’applique au règlement des « questions institutionnelles » avec l’UE. La Suisse a l’occasion d’accepter librement un modèle de surveillance des accords bilatéraux. Elle estime que l’accès au marché européen représente son objectif clef. La Suisse peut alors tout à fait décider de manière légitime de déléguer certaines compétences à la Cour de Luxembourg. A nouveau, elle exerce sa souveraineté de manière stratégique.

Une souveraineté « stratégique » au service d’une Suisse libre

Que nous montrent ces exemples ? Ils nous permettent tout d’abord de mettre en exergue l’élément  clef de la souveraineté : la capacité de la Suisse à poursuivre les objectifs et intérêts qu’elle souhaite.  L’essentiel, c’est donc de souligner que la Suisse doit pouvoir faire un libre choix. Corollaire de ce libre choix, la Suisse devrait pouvoir choisir de revenir en arrière et de renoncer à un engagement. Par effet miroir, ce premier point fait apparaître deux dangers pour la souveraineté « stratégique ».  Premier danger : la Suisse ne choisit pas librement, mais sous une pression telle qu’elle s’apparente à une obligation. La pression des Etats-Unis ou de l’OCDE dans les dossiers chauds du moment pourrait s’apparenter à une situation de contrainte. Dans ce cas précis, il est correcte de dire que la souveraineté suisse comme liberté de choix est menacée. Deuxième danger : les engagements choisis par la Suisse ne peuvent être dénoncés. La Suisse perd alors sa capacité de faire machine arrière.

Ces exemples ont ensuite l’avantage de montrer clairement qu’une délégation de nos compétences afin de poursuivre nos objectifs n’équivaut pas à l’abandon de notre souveraineté. Bien à l’inverse, il s’agit de l’exercice de la souveraineté dans le but de garantir nos intérêts dans des circonstances qui évoluent sans cesse. Les « menaces » sur la souveraineté n’en sont que pour ceux qui défendent la version « carapace ». Pour tous les autres, la participation de la Suisse dans différentes instances internationales ne fait que refléter l’exercice de la souveraineté « stratégique ». Grâce à elle, la Suisse choisit et défend ses intérêts avec les moyens qu’elle estime les plus efficaces.

Europe et immigration : deux dossiers liés par un même destin

On savait que le dossier « immigration » pouvait provoquer quelques remous dans le dossier « Europe ». Les dernières votations sur la libre-circulation des personnes (extensions aux pays de l’Est et extension à la Bulgarie et Roumanie) avaient montré que le débat était mené sur le mode du « tout ou rien ». Sur fond de clause « guillotine », assurer la libre-circulation, c’était garantir les relations bilatérales avec l’UE.

La « fuite » au sujet des documents de négociations sur les questions institutionnelles a montré que la relation allait également dans l’autre sens : le dossier « Europe » pouvait faire du mal au dossier « immigration ». Il vaut la peine de s’arrêter un instant sur ce qui pourrait paraître au premier abord un coup de malchance doublé d’une communication un peu hasardeuse. C’est le Tages Anzeiger qui a le premier révélé les contours des propositions articulées par la Suisse et l’UE pour résoudre les questions institutionnelles, principalement la question du contrôle de l’interprétation et de l’application des accords bilatéraux. Le document évoque la possibilité d’appliquer la solution non seulement aux futurs accords, mais également aux accords existants. Une fois passé toutes ses conjonctions, le document fait semble-t-il références aux implications pratiques que pourrait avoir la solution retenue. C’est à ce moment là – après trois « si…si…si… » et autant d’occasions de mettre Berne et Bruxelles en bouteilles – que la question de la Directive citoyen et de son « tourisme » de l’Etat social apparaît.   

Pourquoi considérer que cet événement somme toute assez banal a-t-il fait du tort au dossier « immigration » ? La raison principale tient à la sensibilité de la question migratoire et à une certaine attitude face au monde politique. Alors que trois votations décisives pour la Suisse se profilent, cet imbroglio politico-médiatique va permettre d’associer libre-circulation et tourisme de masse sur les assurances sociales suisses. Rien de nouveau sous le soleil à strictement parler – sauf que cette fois-ci, le lien passe par un document officiel, objet de négociations entre la Suisse et l’UE. Et tant pis si le lien est hypothétique, distendu et même carrément faux, il existe. Et il existera politiquement au moment de débattre de l’avenir de la libre-circulation. Combien de rencontres dans les cafés et les salles communales de ce pays se termineront par une menace prononcée sur un ton prophétique : « De toutes façons, Berne a déjà prévu le reste. Tous les Européens vont débarquer et piller nos assurances sociales. » Je parierais volontiers que certains ténors de l’UDC ou d’Ecopop ont débouché une bonne cuvé pour fêter ce soutien inattendu. 

Quelles leçons faut-il tenir de cet « accident de parcours » ? Premièrement, la confirmation que les dossiers « Europe » et « immigration » sont inséparables, et ce dans les deux sens. Deuxièmement, la nécessité pour les Conseillers fédéraux en charge de ces dossiers de coordonner leurs actions et, surtout, leur façon de communiquer. Il n’est plus possible de considérer Mme. Sommaruga parlant (seulement) d’immigration et M. Burkhalter parlant (seulement) d’Europe. Il est grand temps de développer – ou de dévoiler – une stratégie englobant les deux objets. Troisièmement, l’obligation pour les partis politique d’adapter leur façon d’approcher ces deux dossiers. La « Schadensfreude » à l’égard de l’UE ne peut pas coexister longtemps avec une théorie de l’ « ouverture » à la libre-circulation. A défaut d’adopter une position cohérente, les dossiers pourraient lourdement chuter.

Johan Rochel

Questions institutionnelles : la base est bonne!

Les révélations du Tages Anzeiger et de la NZZ ont relancé les discussions sur les fameuses « questions institutionnelles » dans les relations Suisse-UE. Les deux journaux ont eu accès au document de travail préparé par la délégation suisse – emmenée par le Secrétaire d’Etat Yves Rossier – et la délégation européenne de David O’Sullivan. Le document esquisse trois variantes d’accord-cadre qui permettraient de régler les questions liées à l’application, l’interprétation et la surveillance des accords bilatéraux.

Selon les informations des quotidiens, seule la troisième variante semble avoir les faveurs politiques des deux délégations. Elle devrait ainsi fournir la base des discussions politiques plus larges qui vont s’ouvrir auprès des deux partenaires. Dans cette variante, le Tribunal fédéral conserve la compétence d’interpréter les accords et les obligations qui en résultent pour la Suisse. Le droit européen n’est pas repris de manière automatique, mais de manière dynamique sous contrôle du TF. Néanmoins, dans ce processus, le TF serait forcé de prendre en compte l’avis de son partenaire principal, la Cour européenne de justice (Luxembourg). Sur les questions mettant directement en jeu le droit européen et son interprétation, le TF devrait ainsi aller chercher l’avis de Luxembourg et le suivre. S’il ne le fait pas, l’UE pourrait être en droit de suspendre l’accord.

Au-delà des hauts cris des responsables politiques – la bashing systématique de l’UE continue de faire vendre – cette variante pourrait être en fait une excellente base de discussion. Elle permet en tous les cas aux deux partenaires de faire valoir leurs intérêts. Disons-le d’entrée : cette variante est incompatible avec une lecture absolutiste et erronée de la souveraineté. Si la Suisse ne veut rien donner, il ne sert de d’asseoir à une table de négociations. Didier Burkhalter l’avait rappelé clairement lors de son discours de Lucerne : le règlement de la question institutionnelle a un « prix ». Comme toutes négociations nota bene!

La variante retenue est intéressante pour la Suisse car elle consacre le rôle central du TF. Les juges de Lausanne conservent le contrôle sur l’interprétation et la surveillance des accords. Il est compréhensible que dans certains cas, les juges fédéraux soient forcés de prendre en considération l’interprétation de leur vis-à-vis européen, la Cour de Luxembourg. Cela permet de rendre justice à l’une des demandes phares de l’Union : l’interprétation uniforme du droit européen et de ses concepts clefs. Le fait que cette prise en considération soit obligatoire est logique. En effet, elle se transformerait en coquille vide si le TF était simplement « appelé » à consulter les juges de Luxembourg. Il est finalement tout aussi logique que le TF puisse décider de ne pas tenir compte de l’avis de Luxembourg, au prix toutefois de conséquences juridiques, politiques et économiques. Une telle décision équivaudrait à une rupture de contact.

Et la souveraineté suisse dans tout cela ? Il vaut la peine de placer la discussion dans le contexte élargi de l’UE et d’essayer d’expliquer pourquoi la situation suisse, sur cette question, est loin d’être exceptionnelle. La Cour de Luxembourg a acquis une expérience considérable dans la gestion pragmatique des relations avec les différentes cours nationales. Qui s’imagine que les Allemands, les Français ou les Italiens ont lâché facilement le contrôle sur le droit qui s’applique chez eux ? Qu’ils ont abandonné leur souveraineté le sourire aux lèvres? Ces discussions sont toujours douloureuses, ici comme ailleurs. A ce titre, poser la question du « qui a le dernier mot ? » est terriblement tentant, mais n’apporte au final pas grand-chose. Prendre toutes les mesures possibles pour favoriser une gestion pragmatique des divergences d’interprétation et d’application est autrement plus important. En d’autres mots : le but primaire est d’éviter d’arriver à la situation du « dernier mot ». A ce titre, on peut être confiant que Lausanne et Luxembourg coopèrent en bonne entente. Le TF a pour l’heure démontré qu’il était prêt à tendre une oreille attentive à l’UE, tandis que l’histoire de la Cour de Luxembourg se construit sur le délicat équilibre et le respect qu’elle a toujours cherché à donner à ses Etats Membres.

Les Europes de Didier Burkhalter

Comme le relevait Denis S. Miéville dans la presse dominicale, le premier discours d’envergure de politique européenne de Didier Burkhalter est passé largement inaperçu en Suisse romande. Prononcé en avril à l’occasion du Forum européen de Lucerne – l’une des rencontres les plus importantes pour tous les acteurs liés et/ou intéressés par les questions de politiques européenne – ce discours a posé les axes que le Conseiller fédéral souhaite poursuivre dans nos relations avec l’Europe. Alors que des décisions importantes dans le dossier européen sont imminentes, il vaut la peine de s’intéresser à ce discours pour ce qu’il traduit de la vision de Didier Burkhalter.

A mon sens, le point le plus important du discours se trouve être, paradoxalement, le relatif retrait de l’Union européenne (UE). Didier Burkhalter considère les défis du continent européen, à savoir tout ce qu’il convient d’intégrer dans le « projet européen ». Ce projet comprend bien sûr l’UE, mais il englobe également le Conseil de l’Europe et sa Convention européenne des droits de l’homme ou encore l’AELE. Au-delà des institutions et des accords internationaux, les valeurs européennes forment le socle intangible du projet. Selon les mots du Conseiller fédéral, ce projet européen repose sur deux idées fondamentales : une Europe capable d’agir et de s’engager pour les valeurs qui sont les siennes et une Europe de la diversité, consciente que son salut passe par la reconnaissance de sa pluralité.

Quelles implications pour la politique européenne suisse? L’idée revient avec force tout au long du discours : la Suisse est une partie intégrante de ce projet européen, de ces Europes des droits et des valeurs. Clairement, « la politique européenne suisse est plus qu’une politique centrée sur l’UE » [Europapolitik ist für die Schweiz mehr als nur EU-Politik].  Sur le plan de politique intérieure, cette vision d’un projet européen multidimensionnel – nota bene la seule vision qui tienne la route – permet d’éviter de focaliser toute l’attention sur l’UE et sur le récif politique d’une hypothétique adhésion. Cette vision élargie a l’avantage de rappeler que la Suisse n’est pas seule à chercher sa place dans ces Europes. La Norvège, mais également la Turquie ou même la Russie sont des pays proprement européens dans cette vision. Pour qui veut bien les chercher au bon endroit, la Suisse a donc des alliés potentiels au moment de négocier son intégration institutionnelle dans ses différentes dimensions du projet européen.

Les esprits chagrins tenteront de dénoncer une tentative de noyer le poisson de l’UE dans la mer européenne. Rien n’est plus faux et il est essentiel de redonner une version correcte des multiples acteurs en présence. Combien de citoyens confondent la Cour de justice de l’Union européenne (sise à Luxembourg) avec la Cour européenne des droits de l’homme (Strasbourg) ? Combien de fois lit-on simplement « la Cour européenne » ? Rendre au projet européen sa profondeur est devenu une mission politique de la plus haute importance. Les votations populaires à venir sanctionneront sa réussite ou son échec.

Néanmoins, et le discours de Didier Burkhalter le rappelle avec toute la clarté nécessaire, l’UE reste le partenaire privilégié de la Suisse. La Suisse se doit de tout mettre en oeuvre pour poursuivre de bonnes relations avec l’UE, assurant en priorité le meilleur accès possible au marché commun. Le Conseiller fédéral explique à ce titre qu’il faudra payer « un prix institutionnel » pour la « rénovation » de la voie bilatérale. Ce prix, c’est la résolution des délicates « questions institutionnelles » réglant les modalités d’application et de surveillance des accords entre la Suisse et l’UE. Les données de l’équation sont connues et les négociations au niveau technique devraient bientôt aboutir. La marmite politique commence à frémir. Dans ce contexte, la façon dont Didier Burkhalter pose les termes du débat offre d’intéressants éléments de réflexion.  

En matière de politique intérieure, le discours de Didier Burkhalter tente de rappeler deux fondamentaux. Premièrement, il explique que des négociations internationales de ce genre sont un échange : les partenaires « exigent » et « donnent » jusqu’à l’obtention d’une solution satisfaisante. La phrase choque par sa banalité et reflète l'état de la discussion politique. Il importe de prendre conscience que le climat de suspicion généralisée à l’égard de nos élus en matière européenne oblige un Conseiller fédéral à consacrer une partie de son discours programmatique à rappeler qu’une négociation, c’est donner et recevoir.

Deuxièmement, Didier Burkhalter tente avec intelligence de regagner du terrain sémantique en contestant une certaine vision de la souveraineté qui tend à s’imposer. Il rappelle ainsi fort à propos que la souveraineté, ce n’est pas de refuser tout compromis et d’avoir l’impression de s’être « soumis » à ses partenaires de négociations. Bien à l’inverse, la souveraineté renvoie à la capacité de la Suisse de prendre les bonnes décisions pour assurer sa prospérité et son indépendance. Deux valeurs qui ne peuvent être réalisées que dans une relation satisfaisante avec l’UE.  

Finalement, il est intéressant de noter que Didier Burkhalter lie la rénovation de la voie bilatérale à la question de la libre circulation des personnes. Cette libre circulation serait ainsi l’une « des clefs importantes pour le maintien de la voie bilatérale » [ein wichtiger Schlüssel zur Sicherung des bilateralen Wegs]. Le sujet est bien entendu brûlant en politique intérieure. Néanmoins, se pourrait-il que Didier Burkhalter évoque ce sujet pour signaler à l’UE que cette libre circulation serait une carotte de choix lorsque les négociations deviendront serrées ? Ou souhaite-il envoyer un appel au calme après l’activation de la clause de sauvegarde ? De manière intéressante, le Tages Anzeiger évoque aujourd’hui que les négociations sur les questions institutionnelles pourraient, au final, ne pas se limiter aux nouveaux traités mais également toucher aux traités existants et à leur interprétation. Amusant : l’accord qui serait alors le plus sensible en raison des différences entre la pratique européenne et la pratique suisse serait…la libre circulation des personnes. En clair: l'accord de libre circulation des personnes deviendrait un élément clef du débat sur les questions institutionnelles. Un véritable tapis dans une partie de poker où la Suisse jour gros. Décidément, les semaines à venir s’annoncent passionnantes.

Johan Rochel

 

 

A la journée des Romands et des vieux c…

J’ai eu le plaisir de participer ce mardi à la journée des Romands du gymnase zurichois de Rämibühl. Son principe est aussi simple qu’efficace : une fois l’an, les classes de maturistes consacrent une journée à la Romandie. La matinée est rythmée par la visite dans chaque classe d’un Romand travaillant et habitant dans la région zurichoise. Les élèves ont ensuite l’occasion de faire la connaissance d’un invité spécial, lui aussi représentant de Suisse romande. Cette année, Claude Nicollier est venu partager son expérience avec les maturistes. Comme l’expliquait Marco Baschera, responsable de la journée, le projet repose sur la conviction que la Suisse cessera d’exister le jour où les langues nationales cesseront d’être vécues et transmises. Un jour où tous communiqueront en anglais. Véritablement incarner la Suisse romande par des visages et des voix auprès de chaque volée de maturistes, c’est amener une petite pierre à l’édifice d’une Suisse plurielle. D’une Suisse tout court.   

Ceux qui ont en fait l’expérience connaissent ce type de public : se retrouver pendant deux heures avec une quinzaine de jeunes adultes ne pardonne souvent pas. Il faut intéresser, amuser et résister de toutes ses forces à entrer dans le rôle du vieux c… Les Romands sont-ils différents des Suisses alémaniques ? Les élèves restent silencieux, mais on pressent que si la discussion avait lieu en allemand, le débat serait vivant. Certains se lancent, d’autres hésitent. Ils connaissent Lausanne ou Genève, ont parfois de la famille en Romandie et ont déjà entendu dire que les Romands étaient proches des Français. « Que veux-tu dire ? » « Des gens qui profitent de la vie et qui sortent du travail à 16.00 tous les jours ». Ah, ces Français-là.

Une discussion s’engage, chacun y allant de son exemple et de son expérience. Au final, reste l’impression que ces clichés sont sans fondement, ou si peu. Nous sommes si proches, ou si différents, c’est selon. Mais aucun ne devrait être enfermé dans des clichés préétablis. Dans le coin, la professeure de français sourit. Pour elle, le but est depuis longtemps atteint : « Ils ont pu voir, écouter et parler avec un vrai Romand. Aujourd’hui, la Romandie a un visage. »

Vertiges : devant cette classe, l’espace d’une matinée, j’étais la Romandie. Ai-je été à la hauteur ? Ai-je été un digne représentant de la langue et de la culture francophone, à la fois drôle et profond? Ai-je abordé les bons sujets ? Et surtout, ai-je été un vieux c… ? Bilan d’après coup : j’ai plaidé pour l’année sabbatique (surtout pas après l’uni !), démontré pourquoi l’apéro était une belle tradition, expliqué que l’apprentissage du français était une condition pour réussir sa carrière en Suisse pour finir par les encourager à aller voter début juin. Pas de doute, tout l’attirail du vieux c… Tout va décidément trop vite.

Johan Rochel

Les moutons noirs restent – la question des limites de la démocratie directe aussi

Coup sur coup, des jugements du Tribunal fédéral et de la Cour européenne des droits de l’homme déclarent disproportionné le renvoi d’un étranger condamné pour trafic de drogue. L’initiative  « moutons noirs » est-elle restée lettre morte ? Et surtout, l’initiative pour le renvoi II – « de mise en œuvre » – aurait-elle abouti à un résultat différent ?

 

Le débat sur le renvoi des étrangers criminels se plaît sous les feux de la rampe. Dans un arrêt rendu public en février, le Tribunal fédéral a jugé disproportionné le renvoi d’un jeune Macédonien condamné pour trafic de drogue. Les juges de Mon-Repos ont rappelé que le principe de proportionnalité, principe cardinal de l’action de l’Etat, devait être appliqué et que l’automatisme souhaité par les pourfendeurs de moutons noirs n’avait pas cours. Recourant elle aussi au principe de proportionnalité, la Cour européenne des droits de l’homme a décidé mi-avril qu’un Nigérian condamné pour trafic de drogue devait pouvoir rester en Suisse. D’après les juges internationaux – dont la juge suisse Mme. Helen Keller – ses liens avec la Suisse, notamment ses enfants, pèsent plus lourd que l’intérêt du pays de le renvoyer.

La prochaine bataille : l’initiative de mise en œuvre

Ces deux arrêts ont provoqué de nombreuses réactions allergiques, un ancien conseiller fédéral dénonçant même un « coup d’Etat silencieux » par les juges fédéraux. Par le biais d’une deuxième initiative « pour la mise en œuvre », déposée avec plus de 150'000 signatures valides, les initiants veulent amener le peuple suisse à changer une nouvelle fois la Constitution pour faire entrer en force leur lecture de la première initiative. Au cœur de la nouvelle mouture, un catalogue précis des délits menant au renvoi et le caractère automatique de ce dernier.

Et pourtant, l’acceptation de l’initiative de « mise en œuvre » changerait-elle la donne ? Pour répondre à cette question, il faut mettre à jour la stratégie choisie par les juges fédéraux dans leurs réflexions. De manière centrale, les juges fondent leur décision sur le principe fondamental de proportionnalité. En filigrane apparaît alors la première leçon pour les initiants et les citoyens : accepter une nouvelle norme constitutionnelle ne signifie pas mettre hors circuit le reste de la Constitution. Au moment d’appliquer des normes en conflit (proportionnalité et « automatisme » du renvoi), la délicate mission d’interpréter l’ensemble de la Constitution de manière cohérente revient aux juges.

Toutefois, les juges n’excluent pas la possibilité d’un tel automatisme. Ils la soumettent toutefois à une condition de clarté. Il aurait ainsi fallu que le texte de l’initiative revendique clairement une priorité sur le principe de proportionnalité.  D’un point de vue démocratique, cette condition de clarté est à saluer. Il sera au moins écrit noir sur blanc à quoi les citoyens s’engagent en soutenant une telle initiative. Cette deuxième leçon n’est certainement pas tombée dans l’oreille d’un initiant sourd : les prochaines initiatives qui cherchent ouvertement le conflit avec les « grands principes » contiendront systématiquement une telle revendication de priorité.

Et le droit international ?

Et que dire de la confrontation que les initiants cherchent à exploiter entre la Suisse et un droit international présenté comme une limite à la marge de manœuvre des citoyens ? L’initiative de « mise en œuvre » stipule clairement que « les dispositions qui régissent l'expulsion du territoire suisse et leurs modalités d'exécution priment les normes du droit international qui ne sont pas impératives ». Objectif avoué des initiants : mettre la Convention européenne des droits de l’homme hors service. Toutefois, cette formulation manque doublement sa cible. Premièrement, à l’exemple du cas du jeune Macédonien, la décision des juges fédéraux ne se fonde pas sur le droit international, mais sur les principes fondamentaux de la Constitution suisse : nos principes, acceptés par le peuple en 1999. Deuxièmement, l’initiative n’empêchera pas une personne de relayer son cas à Strasbourg et d’obtenir, comme dans le cas du Nigérian, une condamnation de la Suisse. Restera à la Suisse de savoir si elle veut dénoncer la Convention et rejoindre la dictature biélorusse comme seul Etat européen non-partie.

Dans l’arrêt qui nous occupe, les juges du TF évoquent la priorité possible entre différentes normes de la Constitution, mais ils ne traitent pas de la possibilité d’une priorité sur le droit international applicable. Le relatif silence des juges peut être interprété comme une retenue tactique, visant à ne pas préjuger du débat politique qui se poursuit. Au final, il n’est notamment pas exclu que les juges souhaitent distinguer entre différentes normes de droit international, accordant plus de poids à la protection des droits de l’homme (par ex. la Convention européenne des droits de l’homme) qu’aux traités de droit international général (par ex. l’accord de libre circulation). Cette approche aurait l’avantage de mettre l’accent sur la protection des libertés individuelles, que celles-ci relèvent de notre Constitution ou de nos engagements internationaux touchant aux droits de l’homme. Par contre, le droit international général, à l’exemple de la libre circulation avec l’UE, pourrait être remis en jeu par les citoyens.

Dans ce débat à plusieurs voix – populaire, judiciaire, parlementaire – les citoyens sont appelés à donner leur avis par le biais de la votation sur l’initiative de « mise en œuvre ». Néanmoins, l’arrêt du Tribunal fédéral laisse apparaître que ses effets concrets seront très faibles. Le principe de proportionnalité est un principe essentiel de la Constitution et l’initiative, telle qu’elle est formulée, ne saurait remettre en question son importance fondamentale. Gageons que les initiants, prenant acte, se mettront bientôt à l’ouvrage pour le troisième épisode de la trilogie moutons noirs. Afin d’aller au bout de leur funeste projet, ils exigeront alors un automatisme du renvoi ayant priorité sur le droit international applicable et sur les autres normes de la Constitution.

Johan Rochel

 

 

 

Renvoi des criminels étrangers : comprendre Strasbourg pour mieux protéger nos libertés

Le Conseiller national zurichois Hans Fehr (UDC) ne manque jamais une occasion de dénoncer l’emprise des juges « étrangers » sur la Suisse. Je fais volontiers le pari qu’il a dû se frotter les mains en apprenant, le 16 avril dernier, que la Suisse avait été condamnée à la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg. Quelques minutes plus tard, il déclarait aux médias qu’il était temps que la Suisse dénonce la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et retrouve sa pleine souveraineté en matière d’expulsion d’étrangers criminels.

Dans le cas qui nous intéresse, les autorités suisses avaient décidé de renvoyer un Nigérian d’une quarantaine d’année condamné pour trafic de drogue. Cette décision avait été confirmée par le Tribunal fédéral. S'estimant lésé, l’homme s’est alors tourné vers Strasbourg en faisant valoir que la décision suisse violait son droit au respect de sa vie familiale (article 8 CEDH). Les 7 juges internationaux – y.c. la juge suisse Mme. Helen Keller – ont alors apprécié les différents éléments en présence, tentant de trouver un juste équilibre entre l’intérêt de la Suisse de renvoyer une personne jugée dangereuse (trafic de drogue), l’intérêt du Nigérian de rester en Suisse (notamment pour ses filles), et l’intérêt des enfants de grandir « avec » leur père. Au final, les juges ont décidé à 5 contre 2 que le renvoi serait disproportionné.

Que nous apprend ce jugement sur la valeur de la Convention européenne des droits de l’homme ? Premièrement, il rappelle le principe unique qui sous-tend la Convention : une personne soumise à la juridiction d’un Etat peut se retourner contre cet Etat et faire valoir ses droits. L’Etat n’est plus le seul maître à bord et les individus soumis à son autorité ont une opportunité d’exiger jugement et réparation. On ne souligne jamais assez l’amélioration des libertés que représente ce mécanisme unique. La CEDH est un outil au service des libertés individuelles de tous, citoyens comme étrangers, et elle fonctionne comme protection contre les abus de pouvoir étatiques.

Deuxièmement, ce jugement confirme que les questions décidées à Strasbourg sont difficiles et, systématiquement, très controversées. Comme dans ce cas d'expulsion, trouver un juste équilibre entre les différents intérêts est une tâche ardue, qui prête sans cesse le flanc à la critique. N’aurait-on pas dû décider autrement ? Même parmi les juges, le débat est difficile. Il suffit de lire les opinions dissidents des deux juges qui considéraient le renvoi proportionné pour s’en rendre compte. Attention toutefois: il serait très dangereux de remettre en question l’entier du système parce que, dans un cas comme celui-ci, on estime que les juges ont manqué un juste équilibre.

Troisièmement, la décision trouve un écho tout particulier dans les discussions sur la mise en œuvre de l’initiative « moutons noirs ». Les réactions à ce genre de jugements montrent la relative faiblesse du soutien politique pour la CEDH. Trop de personnes convaincues de sa valeur la considèrent – parfois naïvement – comme intouchable. Pourtant, l’idée de dénoncer la Convention n’est plus taboue et de nombreux politiciens réclament plus ou moins clairement ce pas funeste. Inlassablement, il faut rappeler que la Convention européenne des droits de l’homme est une protection de l’individu contre l’Etat, une meilleure sauvegarde des libertés contre l’arbitraire, une victoire des valeurs que la Suisse incarne contre les absolutismes. La Suisse ne devrait en aucun cas rejoindre la Biélorussie et sa triste dictature, seul pays européen qui ne soit pas partie à la Convention.

Johan Rochel

 

 

 

 

Politique migratoire : souviens-toi le printemps dernier

« Si seulement nous avions su » soupire un parlementaire en traversant la place fédérale en cette belle journée de juin 2014. Cette année, la chaleur estivale amène les premiers effluves de campagnes politiques sur l’immigration. Chacun aiguise ses armes, les propos se font durs et le climat politique se fait de plus en plus délétère. L’initiative Ecopop, l’initiative contre l’immigration massive et l’extension de la libre-circulation à la Croatie divisent plus que jamais l’opinion.

Depuis l’activation de la clause de sauvegarde en mai 2013, le climat politique a basculé. Il faut dire que les milieux nationalistes-conservateurs avaient joué une partie sans faute sur le plan tactique. L’activation de la clause de sauvegarde à l’ensemble des pays européens était venue couronner 10 ans de lutte acharnée contre les étrangers en Suisse et contre l’accord de libre circulation avec l’UE. D’une pierre deux coups : l’activation de la clause de sauvegarde confirmait premièrement que l’immigration en Suisse était un problème grave qui justifiait de sacrifier nos intérêts économiques et de se mettre à mal avec l’ensemble de nos partenaires européens. Et deuxièmement, elle laissait entendre que le retour des contingents était une solution praticable et intéressante pour la Suisse.

Attablé à la terrasse du Café fédéral pour une bière rafraichissante, notre parlementaire s’interroge : le jeu en valait-il la chandelle ? Tous reconnaissaient pourtant que la clause de sauvegarde ne changerait rien, qu’elle signifiait quelques milliers de permis de séjour en moins et qu’elle provoquerait un déplacement vers des permis de courte durée. Le tout pour une année seulement. Mais voilà, il s’agissait d’honorer une promesse faite au peuple et de calmer les esprits chagrins en vue des votations à venir. Notre parlementaire secoue doucement la tête. « Quelle erreur tactique ! Comment a-t-on pu être aussi naïf ? »

Alors que la libre circulation complète a été restaurée avec l’UE et que les campagnes de votation vont débuter, la décision du Conseil fédéral apparaît en effet bien étrange. Hier, la libre-circulation était mauvaise pour la Suisse et aujourd’hui, il s’agirait de l’étendre à la Croatie. Hier, les Européens mettaient la Suisse en danger, remplissaient ses trains, faisaient monter ses loyers et aujourd’hui, il s’agirait d’accueillir encore plus de monde. Hier, la libre-circulation était un mal nécessaire et aujourd’hui elle serait une bénédiction.

Les ombres s’allongent et une belle soirée commence. Au final, gouverner, n’était-ce pas prévoir ? Le Conseil fédéral et les partis qui s’engagent pour la prospérité d’une Suisse ouverte et entreprenante n’auraient-ils pas dû refuser de jouer la partition dictée par les promoteurs d’une Suisse de la fermeture ? N’auraient-ils pas dû aller au contact de la population pour discuter, yeux dans les yeux, des réalités de la migration et des effets nuls de la clause de sauvegarde et ainsi désamorcer les « peurs » de la population ? N’auraient-ils pas dû expliquer les tenants et aboutissants d’une Suisse au cœur de l’Europe, dépendante de ses bonnes relations avec ses partenaires politiques ?

La bataille sur les trois votations populaires à venir s’annonce difficile, pour ne pas dire impossible. Mais notre parlementaire veut y croire. Un travail de tous les instants l’attend pour espérer renverser la tendance. «  Si seulement nous avions su ». Il finit sa bière d’un coup sec et se lève, pressé de rattraper tout ce temps perdu.

Johan Rochel

 

 

Lancer une autre campagne sur l’asile

Le 9 juin prochain, les citoyennes et citoyens sont appelés à se prononcer en votation populaire sur les modifications urgentes de la loi sur l’asile. Décidées par le Parlement en septembre 2012, ces modifications touchent à quatre points principaux : l’exclusion des déserteurs du statut de « réfugié », la fin des demandes déposées dans les ambassades, la création de centres pour requérants « récalcitrants » et la délégation de compétence au Conseil fédéral afin qu’il puisse lancer des phases de test pour de nouvelles procédures. Cette votation ne concerne pas les mesures urgentes décidées en décembre et visant précisément à mettre en place une de ces phases de test.

L’aboutissement du referendum et la tenue d’une votation populaire sur ces questions controversées divisent les acteurs politiques et les milieux associatifs. Aujourd’hui, à presque deux mois de la votation, l’heure n’est plus de savoir si ce referendum était, stratégiquement, un bon choix. Cette campagne arrive à grands pas et la question qui devrait nous préoccuper est la suivante : comment assurer un débat digne et porteur de sens tout en s’attaquant aux problèmes que soulèvent les modifications urgentes de la loi sur l’asile ? A mon sens, la campagne gagnerait à être menée en posant la question des effets pratiques que représentent ces modifications.

Pour comprendre l’intérêt de cet angle d’attaque, il s’agirait tout d’abord de montrer que ces modifications s’inscrivent dans une politique du symbole. Au moment des débats au Parlement en septembre passé, il était stupéfiant d’entendre nos Parlementaires se réclamer de cette politique « symbolique », visant à donner des « signaux clairs ». Qu’importe le résultat, pourvu qu’il y ait la volonté d’agir et d’agir vite !

Cette étrange pratique politique, censée calmer les « peurs » du « peuple » en faisant montre d’un activisme tapageur, se heurte à un principe fondamental de la bonne marche de l’Etat : l’exigence d’efficacité. Il n’est jamais légitime de créer des lois, d’empiéter sur la sphère de liberté des individus et de poser des contraintes à la vie en société sans amener la preuve de l’efficacité de ces lois. En d’autres mots, les lois inutiles sont illégitimes car elles violent la liberté des individus sans permettre d’atteindre le but qu’elles poursuivent.

Si on accepte cet angle d’attaque, à quoi pourrait alors ressembler la campagne contre ces modifications de la loi sur l’asile? Elle serait assurément très différente d’une campagne axée sur les valeurs de dignité et de tradition humanitaire. Elle ressemblerait à un tribunal de l’efficacité et de la rationalité. Un tribunal où les Parlementaires qui ont soutenu la révision viendraient démontrer l’efficacité des choix effectués. A part une complexification administrative, des chicaneries sur le dos des requérants d’asile et des effets d’annonce pour tous ceux qui font leur beurre politique sur le sujet, quels effets pratiques positifs pour la Suisse ? En d’autres mots, quelle efficacité ?

La campagne qui se dessine est mal partie : les adversaires des modifications ont déjà accepté le rôle des défenseurs de la dignité. Faisant écho à nos imaginaires, la posture du David contre Goliath a quelque chose d’envoutant. Néanmoins, en acceptant ce rôle, ils se mettent en situation de devoir démontrer pourquoi la révision est inacceptable. Juger ces modifications sous l’angle de l’efficacité et de la politique symbolique permettrait  de rétablir le bon ordre : ce sont ceux qui veulent modifier le système actuel, qui veulent empiéter sur les droits individuels, qui veulent rendre les procédures plus complexes, qui doivent démontrer l’efficacité de leurs propositions. A défaut, nous aurons la preuve qu’une politique « symbolique » des « signaux clairs » est une gigantesque machine à brasser de l’air politique sur le dos de ceux qui n’ont pas voix au chapitre.

Johan Rochel